Le libéralisme en 21 questions – suite 14

Suite 14 de la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.

L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.

Il est disponible en vente ici.  Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.

L’article précédent est accessible ici et le prochain est là.

15 – Et l’argent, où le trouvez-vous ?

Parmi les services étatiques, il en est un qui semble être et avoir toujours été du ressort de l’État et ressembler à un « bien public » : la monnaie.

Il n’est pas utile ici d’en retracer l’histoire : la monnaie a un avantage sur le troc, car elle permet des échanges impossibles autrement. Elle est indissociable de la division du travail dans toute société évoluée. [1]

La nature de la monnaie est la question clé, car nul n’aime être payé en « monnaie de singe ». On a très longtemps utilisé comme monnaie diverses marchandises, puis enfin les métaux précieux : une fois la transaction terminée, chacun est « quitte » car la monnaie a une valeur intrinsèque. Puis on en est venu à des substituts papier plus commodes à manipuler, échangeables contre une quantité fixe de métal précieux. [2]

Monnaie et banques

La monnaie est déposée auprès d’entreprises particulières, les banques, qui la stockent et la prêtent à intérêt. L’intérêt est la rémunération de celui qui a accordé le crédit. [3]

Un virage important fut la fin de la convertibilité au XXe siècle. [4] La monnaie devient fiduciaire, elle n’a plus de valeur intrinsèque (pas d’équivalent en métal), elle n’est qu’une promesse à valoir sur les biens du marché du pays qui l’a émise et où elle a cours forcé. Notons qu’on s’écarte du principe libéral, puisque la monnaie est imposée. [5] La monnaie stockée dans les banques n’est plus qu’une information immatérielle, la monnaie scripturale.

inflation

Une monnaie sans inflation, un jour ?

La quantité de monnaie existant à un instant donné est en fait peu importante tant qu’elle reste suffisamment disponible et divisible pour permettre toutes les transactions. [6] Idéalement, la monnaie est un étalon de mesure, comme le mètre, sa quantité n’est que le reflet des échanges qui ont lieu. [7] Hélas, il y a toujours la tentation, pour qui le peut, de fausser l’étalon à son propre bénéfice, de manipuler la monnaie, d’en diminuer la valeur ou d’en fabriquer plus que nécessaire, pour un usage immédiat. C’est un avantage inestimable pour celui qui a le pouvoir de la créer, mais le résultat inévitable de l’inflation monétaire est la hausse des prix, qui touche tous ceux qui utilisent la monnaie, et sur-tout en bout de chaîne les épargnants et les plus pauvres.

Alors que les banques, comme toutes les entreprises, apparaissent naturellement par le jeu du marché libre, le pouvoir, comprenant l’intérêt de la création monétaire, s’en est d’abord réservé le monopole, [8] puis en est venu à l’accorder à une seule banque, en échange d’avantages pour lui-même. [9] Cette « banque centrale » (banque des banques), avec privilège d’émission de la monnaie, prête à court terme, par des jeux d’écriture, de la monnaie fiduciaire aux banques, qui ne peuvent elles-mêmes créer de monnaie. [10]

Banque centrale ?

Or l’existence de la banque centrale n’est pas justifiée, pas plus que celle d’une monnaie unique dans un pays. Elle n’est qu’un monopole d’invention récente, qui n’a rien de « naturel », même quand le lien avec le pouvoir est coupé et qu’elle n’est plus forcément une machine à écouler la dette de l’État ou à faire de l’inflation, ce « péché monétaire de l’Occident ». [11] Elle présente toutes les tares du monopole, notamment la perte d’informations : elle ne peut connaître les emprunteurs aussi bien que les banques les connaissent, cependant c’est elle qui décide indirectement des taux d’intérêt, via son taux directeur, taux unique dont la fixation n’a rien d’objectif. [12] Son rôle de prêteur en dernier ressort (puisqu’elle seule peut créer de la monnaie) est ouvert à tous les abus, car sous la pression politique, ou sous la pression des banques elles-mêmes, [13] la banque centrale renfloue par le crédit les établissements irresponsables et augmente le « risque moral », la prise de risque inconsidérée, aboutissant à l’effet inverse de celui qui était recherché. [14] Comme toujours, les ignorants mettront en cause le libéralisme, alors que c’est bien l’étatisme qui instaure l’irresponsabilité et l’instabilité.

monnaie

L’euro, une monnaie saine ?

La banque centrale, devenue indépendante du pouvoir (au moins formellement), devient facilement la cible de toutes les critiques politiques. En tant que monopole de droit (public ou privé, cela importe peu) elle a une mission impossible, de même nature que celle d’un planificateur central : assurer le développement économique en fixant l’évolution à court terme des moyens de paiement, ce qu’elle ne peut pas faire. [15]

Bien économique

En réalité, la monnaie est un bien économique comme un autre. On pourrait tout à fait laisser les banques créer elles-mêmes leur propre monnaie. Elles en définiraient la valeur faciale comme elles le souhaiteraient (par rapport à un métal précieux, un indice des prix ou une autre monnaie) et ceci par contrat avec leurs clients. La garantie de la valeur éviterait l’inflation. [16] Elles auraient tout intérêt à se coordonner entre elles sans pour autant imposer une monnaie unique ni passer par une banque centrale.

Friedrich Hayek préconisait de « remplacer le monopole actuel des hommes de l’État sur la production de monnaie par la libre concurrence entre des banques d’émission privées. Nous n’avons jamais eu de monnaie dont les responsables auraient eu pour seul et exclusif souci de donner au public la monnaie qu’il préfère à d’autres, leurs moyens d’existence mêmes dépendant de la satisfaction des attentes ainsi créées. » [17]

Il n’y a là rien d’utopique car la banque libre a longtemps existé dans le passé, [18] et aujourd’hui des monnaies privées plus ou moins élaborées circulent déjà sur Internet (monnaies électroniques) ou à plus petite échelle dans les SEL. [19] Le monopole de la monnaie n’a donc aucune justification.

À suivre…

Thierry Falissard

[1] Voir question 11.

[2] Le dollar valut ainsi de 1934 à 1971 1/35e d’once d’or, soit un peu moins d’un gramme d’or.

[3] L’absurdité de la revendication de la gratuité du crédit a fait l’objet d’une longue explication par lettres publiées entre Bastiat et Proudhon (1849-1850).

[4] Avec la fin en 1971 du système de Bretton Woods.

[5] On n’a plus le droit de convenir du choix d’une monnaie avec son partenaire, encore moins de créer soi-même une monnaie et de la diffuser.

[6] « La quantité de monnaie disponible dans l’économie est toujours suffisante pour permettre à chacun tout ce que la monnaie fait et peut faire. » (Mises, « L’Action Humaine », 1949). Il n’y a pas besoin, comme on le croit souvent, de créer constamment de la monnaie pour rendre possibles les échanges économiques (ou le crédit).

[7] Robinson sur son île ou des personnes vivant en autarcie n’en ont pas besoin.

[8] Les rois et les seigneurs « battaient monnaie ».

[9] Tels que la possibilité d’emprunts à taux privilégiés. C’est l’origine de la Banque de France ou de celle d’Angleterre.

[10] Autre que la monnaie scripturale pour les prêts accordés à leurs clients, monnaie créée lors du prêt (création limitée par le ratio de réserves), détruite lors du remboursement.

[11] Titre d’un livre de Jacques Rueff (1971). Pour Henry Hazlitt c’est un « opium du peuple » (« L’Economie politique en une leçon », 1949).

[12] C’est la prétendue « politique monétaire », qui ressemble à un numéro d’illusionniste : « si je vous ai semblé excessivement clair, c’est que vous devez avoir mal compris ce que j’ai dit. » (Alan Greenspan en 1987)

[13] Brandissant la menace de la faillite pour arriver à leurs fins.

[14] « Lorsque le prêteur en dernier ressort existe (pour éviter le risque systémique, prétend-on), c’est une incitation à prendre trop de risques. (…) On va mutualiser le coût du risque tandis que les profits vont rester individuels. La conséquence de cela est précisément que cela crée un risque systémique, car on incite les banques à prendre trop de risques. » (Pascal Salin)

[15] Il en résulte selon les cas soit un marasme économique soit la création de « bulles » quand trop de monnaie est créée (comme lors de la crise de 1929). « Appliquez le système soviétique à l’industrie bancaire, et vous obtenez la FED. » (Ron Paul)

[16] Une banque privée peut certes faire faillite, et pas une banque centrale, mais les erreurs de cette dernière aboutissent à une faillite cachée, par la dévaluation de la monnaie (les pertes sont collectivisées).

[17] La dénationalisation de la monnaie » (1976).

[18] Par exemple en Ecosse (1727-1844) et à certaines époques en Suède, Belgique, France (Kurt Schuler, « The world history of free banking », 1990).

[19] Systèmes d’échanges locaux : réseaux locaux d’échange et d’entraide entre personnes.