« Nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôles, de surveillants et de comptables. » – Lénine

L’illusion du Big Data

Il appartient à chacun de nous de signer ou non ses discours et ses actes et à chacun de nous également d’accepter ou de refuser d’éventuels partenaires anonymes. Aussi longtemps qu’aucun délit n’est commis, l’anonymat reste un choix individuel et, le cas échéant, il revient aux enquêteurs de remonter les pistes. Entre un personnel étatique partisan d’un flicage permanent et généralisé, d’une part, et d’autre part des commerçants séduits par les promesses du « big data », notre vie privée est-elle menacée par l’Internet ou peut-elle y trouver un nouvel arsenal pour se protéger ?

Lorsque nous nous connectons sur Google, Facebook, Amazon et consorts, chacune de nos actions ou de nos contributions est enregistrée selon des protocoles propres à chaque opérateur et des montagnes de données sont ainsi amassées pour être analysées, croisées, utilisées, échangées ou revendues. Ce titanesque travail d’extraction informatisé portant sur des données personnelles, aux confluences du « big data » et du CRM (Customer Relationship Management – soit la gestion des relations avec les clients), va très au-delà du simple ciblage. Il doit soi-disant permettre de nous connaître mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes afin de devancer nos attentes et proposer à chacun de nous une offre personnalisée au bon moment et via le bon média. Ce n’est bien sûr qu’une moderne chimère qui n’enrichira que ceux qui trouveront des entreprises assez crédules pour y souscrire. La performance et le succès public de Google, Facebook ou Amazon tiennent depuis l’origine à la qualité des algorithmes de recherche, au design automatique de pages personnelles ou à la logistique ; ces arts divinatoires assistés par ordinateur du « big data » n’y sont pour rien.

anonymat

L’anonymat à l’heure d’Internet – Nuage des mots de l’article.

L’être humain est imprévisible. Pour lui-même et a fortiori pour les autres. Il exploite déjà ce qu’il croit pouvoir anticiper de son avenir car il a la capacité d’agir sur son destin. Le CRM vous renverra les mensonges dont vous agrémentez votre profil en ligne et il ne vous surprendra que par les confusions qu’il établira avec vos nombreux homonymes. Il ne pourra jamais produire que de petits filets à grosses mailles quand le marketing a toujours consisté, au contraire, à tendre une succession de larges filets à mailles fines. Les gens de votre entourage, qui vous côtoient et qui vous aiment, savent à quel point il est difficile de trouver des idées de cadeaux à vous faire (à des prix acceptables, je vous vois venir…) et ce n’est ni parce qu’ils manquent de données ni parce qu’ils souffrent d’une capacité de traitement insuffisante.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés ne peut contrôler ce déluge numérique car ces océans de pétaoctets se promènent jusque dans le nuage sans connaître ni frontières ni lois. Mais ils ne prétendent donner à leurs détenteurs que l’aubaine d’anticiper nos désirs en les calculant plus vite que le temps réel ou le privilège de nous faire des offres tellement individualisées qu’elles sembleront directement sorties de nos rêves (tel un iPad – car au final, c’est bien l’offre qui gouverne…). Ces échafaudages d’informaticiens débridés s’effondreront in fine sur eux-mêmes, laissant intactes toutes les entreprises qui s’épargnent cette dépense superflue, reposant sur la vision fausse d’un être humain désacralisé, réduit à ses dimensions chimiques et mécaniques, prétendument déchiffrable par un ordinateur qui serait suffisamment alimenté en données. Aux clients et organisations de consommateurs le choix de faire du respect de l’anonymat un critère de sélection toujours plus déterminant.

Le flicage associé au pouvoir de contraindre

Ce flicage gouverné par des intérêts commerciaux privés est sans aucun doute malsain mais il doit être distingué de cet autre flicage diligenté par les gouvernements et associé au pouvoir de contraindre, d’emprisonner, d’inquiéter ou de taxer. « Cher abonné, vous êtes enregistré comme participant à un trouble massif à l’ordre public » : c’est ce message lourd de menaces que les Ukrainiens manifestant dans le centre de Kiev en janvier 2014 ont reçu sur leurs téléphones mobiles. La Russie de Poutine n’est pas seule en cause puisque la NSA de Bush junior et d’Obama, sous prétexte de débusquer les terroristes, a construit une véritable ligne Maginot informatique qui scanne toutes les conversations du monde, en se focalisant très diplomatiquement sur Angela Merkel et François Hollande (c’est dire l’intérêt du reste…).

Ce système de surveillance universel n’aura pas empêché les attentats de Boston et les scélérats du monde entier savent depuis longtemps coder leurs noirs desseins ou changer les identifiants de leurs téléphones mobiles. À part peut-être l’Islande, havre numérique, tous les gouvernements veulent scruter et contrôler la toile. Leur curiosité ne s’appuie pas sur la seule menace terroriste : la lutte contre la pornographie enfantine ou le démantèlement des réseaux de la drogue (et désormais la contrebande de cigarettes détaxées) justifient à eux seuls toutes les ingérences. Jamais avare de contrôles et de redressements fiscaux sur Michel Sardou, Johnny Hallyday ou Gérard Depardieu, l’État se préoccupe aussi soudainement de leurs intérêts en veillant au respect des œuvres sur l’Internet et au bon versement des droits d’auteurs. Blanchiment d’argent sale, fraude fiscale, lutte contre racisme, antisémitisme, xénophobie, misogynie, homophobie : les raisons ne manquent pas de vérifier la conformité de chaque chiffre ou de chaque mot circulant sur cette nouvelle « Citizen Band », mondiale et accessible. Seuls les gens malhonnêtes s’en effrayeront. S’il reste encore des honnêtes gens…

Seule la neutralité du réseau importe

La révolution informatique ne s’est pas faite dans les locaux de la police. Si l’État n’a pas de mal à trouver des partenaires privés acceptant de jouer à Big Brother avec lui, il maîtrise moins les hackers et les cyber-militants qui, tel Julian Assange avec son WikiLeaks, font jouer la surveillance dans l’autre sens. La démocratie ne peut se nourrir que de la transparence et l’Internet offre à tous les enquêteurs un auditoire international hermétique à la censure.
La liberté d’expression et la neutralité du réseau sont les seules revendications valables des internautes épris de liberté. [1] La France pourrait copier la politique islandaise en la matière mais, hélas, nos dirigeants cherchent encore leur inspiration du côté de la Chine…

 

Olivier Méresse, in Libres !!, 2014

[1] En conclusion de son ouvrage La Régression intellectuelle de la France (Texquis, 2011), Philippe Nemo donne à cette liberté d’expression une formulation légale concrète, précise et concise pour la France, qui mérite d’être diffusée : « Article unique : les lois du 1er juillet 1972, 13 juillet 1990, 21 mai 2001, 30 décembre 2004 ainsi que l’article R. 625-7 du Code pénal et l’article 475 du Code de procédure pénale sont abrogés. »