Le libéralisme en 21 questions – suite 13
Suite 13 de la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.
L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.
Il est disponible en vente ici. Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.
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14 – Faut-il tout privatiser ?
La notion de propriété publique pose divers problèmes d’un point de vue libéral.
Il y a des biens qui appartiennent à tous car ils ne sont pas rares (l’air [1]), ou qui n’appartiennent à personne précisément. On peut s’approprier certains de ces biens sans en priver autrui (comme les œuvres de l’esprit). Dans d’autres cas (territoires inoccupés, biens « sans maître », en déshérence), la question de l’appropriation initiale se pose, et il n’y a pas une réponse unique. [2]
La notion de propriété commune, pour les biens rares, a un sens quand sont clairement définis le propriétaire collectif ainsi que la façon dont le bien est régi. C’est le cas de la copropriété, de la communauté de biens, de l’indivision, etc. Par définition, elle est inséparable de règles consenties quant à l’usage du bien, faute de quoi des abus sont inévitables. [3] Les avantages et les responsabilités sont bien définis à l’avance.
La propriété publique est différente. Elle trouve son origine dans le droit du plus fort, par exemple celui du roi ou du seigneur qui concédait autrefois un fief tout en gardant le contrôle du bien. Ce type de propriété a ensuite échu à la puissance publique.
Avec la propriété publique, qui prétend être propriété commune, [4] il n’y a pas de propriétaire précis ni de responsabilité. On trouve un propriétaire de fait : les hommes publics ou les fonctionnaires, et un propriétaire théorique (la population) qui n’a pas son mot à dire et subit en fait les décisions des précédents. Car le citoyen n’est pas propriétaire, sinon fictivement : il ne peut revendre sa part du bien, ni échapper aux conséquences d’une mauvaise gestion, [5] ni participer aux choix.
Désétatiser
Certes, il serait difficile d’obtenir une gestion directe de ces biens par l’ensemble de la population (ce qui serait la seule gestion démocratique possible), mais il y a un moyen simple d’avoir un propriétaire réel et une responsabilité : c’est de désétatiser le bien, de le privatiser. Que cela ne soit pas fait montre que le plus fort tient à garder la haute main sur son « fief », parce qu’il peut ainsi l’exploiter à sa guise, sans contrôle, voire l’étendre. [6]
La propriété publique est donc une fiction qui repose en dernier lieu sur la force et non sur le travail [7] comme le voudraient les libéraux. [8] C’est « une forme archaïque de propriété, un recul de la véritable démocratie économique ». [9] Elle existe de fait et a une histoire, ce qui ne la légitime pas pour autant. Toutes sortes de raisons sont avancées a posteriori pour la justifier, notamment l’intérêt général, concept rousseauiste vague qui ouvre la voie au constructivisme. [10] Pour un libéral il n’y a pas d’autre « intérêt général » que le respect du droit de chacun, libre de chercher à atteindre ses fins dans le respect du droit d’autrui.
Désétatiser ne signifie pas qu’on remplace un monopole public par un monopole privé. Cela signifie qu’on libère le marché, c’est-à-dire l’initiative privée, éventuellement par étapes, en commençant par une déréglementation.
Objections votre honneur ?
Une objection est que certains services « essentiels » devraient être assurés par l’État. Pourtant on trouve normal que de nombreux services parmi les plus vitaux, l’habillement, la distribution, l’alimentation, [11] ne soient pas pris en charge par l’État.
Une autre objection est le risque d’exclusion des plus pauvres. Si l’on privatisait l’enseignement, les études ne seraient-elles pas réservées aux plus riches ? Cet argument ignore la dynamique du privé en jugeant inévitables toutes les rigidités que la gestion étatique introduit. On peut imaginer de nombreux dispositifs (dont certains existent déjà [12]) qui permettent d’étudier dans un système éducatif privé, et qui seraient mis en place par efficacité. [13] Des mesures de déréglementation [14] pourraient être un début en attendant une libéralisation totale.
On peut se demander aussi si certains services sont tellement particuliers que seul le secteur public, usant au besoin de la contrainte, puisse les fournir : ce qu’on appelle des « biens publics ». [15] D’où l’obligation de recourir à l’impôt pour payer de tels services « non marchands ». L’argument mérite attention, mais de tels biens ont longtemps été privés et on peut souvent trouver des mécanismes de financement et de contrôle. En revanche, l’extension de la notion de « biens publics » à tous les services de l’État est abusive.
Privatiser, ce « rêve fou »
Privatiser, ce « rêve fou », [16] est donc souhaitable, selon des modalités qu’il revient au politique de fixer.
Y a-t-il des limites à la désétatisation ? Une limite possible est celle qui mettrait en cause l’État lui-même dans sa fonction de monopole de la force. Si l’enseignement, la santé, les transports, ou même les rues [17] peuvent être privés, peut-il en être de même pour la justice, la police, l’armée ? Il est certain qu’il s’agit là des derniers services concernés, et qu’il passera probablement du temps avant que l’anarchisme libéral (qui préconise cette privatisation et en décrit le résultat : lois privées, polices privées, etc. [18]) en vienne à bout.
À suivre…
Thierry Falissard
[1] Sauf dans les conditions où il est rare (penser à un sous-marin) et a par conséquent un prix.
[2] Voir question 6. Il n’est pas question de trancher ce débat ici.
[3] Sans règles, on ne peut éviter la surexploitation par quelques uns : c’est la « tragédie des biens communs » (Garrett Hardin, revue Science n°162, 1968). Aristote remarquait que « ce qui appartient à tout un chacun est le plus négligé » (La Politique).
[4] Ce qu’elle n’est pas, de même que l’État n’est pas la Nation.
[5] Comme un déficit compensé par l’impôt.
[6] Par l’expropriation, la réquisition, la nationalisation.
[7] Ou la transmission par l’héritage.
[8] Les revendications par les états de territoires inhabités ou de zones maritimes sont à cet égard typiques.
[9] Voir Henri Lepage, « Pourquoi la propriété » (1985).
[10] Volonté politique de construire un certain type de société, plutôt que d’assurer le droit des personnes à chercher par elles-mêmes leur bien-être individuel.
[11] En France, le « commerce des grains », longtemps encadré par des privilèges et des prix fixes, ne fut libéré qu’en 1797, ce qui mit fin aux disettes.
[12] Bourses privées, prêts bancaires, coûts scolaires adaptés pour attirer les plus méritants, etc.
[13] Certes il n’y a pas de garantie que cela se passe ainsi immédiatement, d’où la nécessité d’une libéralisation progressive.
[14] Chèques éducation, autonomie des établissements, en France : fin de la carte scolaire.
[15] L’exemple classique est celui du feu d’artifice lors de la fête nationale : on ne peut pas empêcher d’en profiter ceux qui n’ont pas payé pour le voir. C’est ce qu’on appelle la « non-excluabilité », ou le problème du « passager clandestin ». Autres exemples : les phares en mer, la Défense nationale, la radiodiffusion, etc.
[16] « Privatiser, c’est le rêve fou du politicien : pouvoir distribuer de l’argent sans devoir le voler à qui que ce soit », voir Madsen Pirie, « La micropolitique » (1988).
[17] Sur la privatisation des rues, voir Bertrand Lemennicier, « La morale face à l’économie » (2006).
[18] Voir David Friedman, « Vers une société sans État » (1971), pour la description d’une société avec agences de sécurité privées et tribunaux privés appliquant une législation privée.