Le libéralisme en 21 questions – suite 15
Suite 15 de la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.
L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.
Il est disponible en vente ici. Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.
L’article précédent est accessible ici.
16 – Y a-t-il une propriété intellectuelle ?
Nous avons vu que la propriété découle de la rareté des biens et du droit de chacun à disposer des fruits de son travail. Ce droit est exclusif dans le sens où il permet d’exclure autrui de l’accès à ce qu’on possède. [1]
Par ailleurs, un bien ne tire sa valeur que de l’échange, c’est-à-dire de l’importance qu’autrui peut lui accorder. La valeur est sociale et négociable, [2] alors que le droit de propriété est « pré-social » et attaché à la personne (en ce sens, il est « naturel » et non à la discrétion d’un pouvoir quelconque).
La notion de propriété intellectuelle désigne un certain « droit » sur des créations immatérielles, celles de l’esprit humain. Il convient d’examiner dans quelle mesure cette notion répond aux critères libéraux. Là encore, à l’heure où les technologies de l’information soulèvent de multiples questions de société autour des créations de l’esprit, le libéralisme est révolutionnaire.
Nul ne conteste
Nul ne conteste qu’on ait la propriété d’une création de son esprit : je détiens un droit sur un texte, un air de musique, une idée d’invention que j’ai créés avec les moyens matériels et intellectuels dont je dispose. Je peux donc librement lire ce texte, jouer cette musique ou inventer un dispositif appliquant cette idée.
Cependant mon droit de propriété s’arrête là. Celui qui répète mon texte, ma musique ou a eu la même idée que moi [3] ne porte en rien atteinte à mon droit de propriété : il ne me prive pas du résultat de ma création, [4] qui reste intact. Imiter est un droit, car l’usage multiple ne détruit pas l’usage personnel. [5] Le copieur faillit peut-être à une certaine éthique, [6] mais ce n’est pas à l’éthique minimale libérale.
Peut-être me prive-t-il des gains que j’espérais tirer de mon idée, [7] mais pas plus que si un concurrent produisait un meilleur texte, une meilleure musique ou une meilleure invention. Un gain espéré pas plus qu’une part de marché ne sont un dû.
Une idée n’existe nulle part [8] tant qu’elle n’est pas concrétisée en une réalisation matérielle qui seule peut faire l’objet d’une appropriation. La seule façon de protéger une idée (si on la juge à ce point unique) serait de la taire. Une fois connue, elle n’a plus de propriétaire et ne peut plus être protégée – sauf à attenter à la liberté d’autrui par la fiction légale de la propriété intellectuelle. Une idée ne s’use pas si l’on s’en sert.
Brevet, monopole
La notion de « brevet », privilège d’origine étatique, [9] n’existant qu’en vertu d’une loi qui l’impose, est liberticide. Sa justification est conséquentialiste. [10] Une idée serait un « bien public » que l’État devrait protéger par la loi, sans quoi tout le monde pourrait en profiter « indûment » et copier l’inventeur, qui ne retrouverait pas le fruit de son investissement. La création serait découragée, l’industrie péricliterait. On peut noter que c’est le même type d’argument qu’on opposait à l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle.
Au lieu de propriété intellectuelle, il faudrait parler de monopole intellectuel imposé par le droit positif sous l’influence de groupes de pression d’autant plus puissants qu’ils bénéficient de ce type de rente. Le droit positif se prévaut d’une réalité, la rareté naturelle des biens matériels, pour imposer une rareté artificielle d’où découlerait similairement un nouveau type de « propriété ». Il suffit de considérer que de très nombreuses idées ne sont pas protégées [11] pour voir l’arbitraire de cette notion et conclure que « les brevets sont une invasion bien plus qu’une défense des droits de propriété. » [12]
Copyright, abus
Le droit d’auteur (ou le copyright anglo-saxon qui en est proche) relève du même type d’abus. En témoigne le fait qu’il n’y avait pas de droit d’auteur avant l’invention de l’imprimerie. Bien que les livres existassent, les auteurs n’ont alors jamais ressenti le besoin de protéger leurs « droits ». [13] D’ailleurs la « protection » légale de l’œuvre ou du brevet, avant qu’ils passent dans le « domaine public », vaut pour une durée limitée, durée qui a beaucoup varié dans l’histoire et selon les pays. [14]
Cependant l’auteur a des moyens de défendre sa création dans le respect du droit d’autrui. Le contrat peut aider à encadrer la diffusion d’une œuvre : l’auteur contracte avec l’éditeur, qui contracte avec des diffuseurs, ce qui limite le risque de fuite hors du circuit (puisque chacun veille à son intérêt bien compris, qui est de vendre). On pourrait imaginer de plus que l’acheteur final signe aussi un contrat qui l’empêche de diffuser ou de revendre l’œuvre. [15]
Mais d’un point de vue libéral un contrat ne peut obliger quelqu’un à tenir un engagement (ici, s’interdire à faire des copies non autorisées) : il peut tout au plus imposer un dédommagement s’il est prouvé que la promesse n’a pas été tenue, [16] ce qui en montre les limites.
Sans faire appel à l’état
Il y a en fait de multiples façons de bénéficier du fruit d’un travail intellectuel dans le cadre seul de la propriété naturelle, sans faire appel à l’État. La principale est l’avantage concurrentiel qui consiste à être le premier sur le marché avec une nouvelle œuvre ou une nouvelle invention. Il y a aussi les techniques de clôture qui visent à protéger l’œuvre matériellement ou logiquement, le secret de fabrication pour certains produits, [17] la diffusion restreinte selon un code de conduite ou des règles corporatives, la location avec caution, la vente par abonnement, les produits liés, une politique de prix élevés pour certaines œuvres, etc.
Il s’agit d’exclure autrui, autrement que par une protection légale (illégitime et souvent illusoire), du bien qu’on souhaite monnayer, en protégeant l’accès à l’information plutôt que l’information elle-même.
La disparition du droit d’auteur ne tarirait pas les sources de revenus actuellement annexes (conférences, prestations) apportées par la notoriété de l’auteur.
La « contrefaçon », qui consiste à imiter un produit d’une marque donnée et à le vendre éventuellement sous le nom de la marque, [18] peut être déjouée par le fabricant qui rend publique la liste des magasins seuls habilités à vendre les produits réputés « authentiques ». [19]
Une autre stratégie peut être de ne pas protéger le produit : le logiciel libre n’empêche pas les prestations connexes en formation, maintenance, etc.
Actuellement la protection légale, comme toute intervention étatique qui fausse le marché, conduit à des prix excessifs, ce qui limite la diffusion des idées et de l’information – non que cette diffusion devrait être gratuite, ce qui est impossible, [20] mais elle ne devrait pas procurer des revenus immérités par le seul jeu de la loi. Le but de la loi devrait être la protection des droits des personnes, pas l’instauration arbitraire de privilèges. Certes, le capitalisme s’en accommode, mais ce faisant il est tout sauf libéral.
À suivre…
Thierry Falissard
[1] Exclusif mais pas absolu, puisqu’on peut donner ou échanger le bien possédé, et donc abandonner volontairement ce droit.
[2] C’est le résultat d’un acte de pensée d’autrui, et non quelque chose d’intrinsèque.
[3] Qu’il se soit inspiré de la mienne on non.
[4] Sauf vol matériel du support de l’idée, ou intrusion illégitime ayant permis de la connaître.
[5] À l’inverse d’un bien matériel. En ce sens une idée n’est pas une ressource rare.
[6] Par exemple s’il avait promis le secret. Mais une promesse n’est qu’un engagement moral, pas un échange, et ne pas tenir une promesse n’est pas une agression.
[7] Par exemple si je comptais lire mon texte en public, monter un concert avec ma musique, etc.
[8] Sauf dans le monde immatériel des Idées, où l’argent n’existe pas (autrement que comme idée).
[9] Qui ne s’est imposé qu’à la fin du XIXe siècle (voir Lemennicier, « La propriété des inventions : propriété naturelle ou monopole ? », 1995). Thomas Jefferson (lui-même inventeur) affirmait que « les inventions, par nature, ne peuvent être sujettes à propriété ».
[10] Et soutenue par les libéraux utilitaristes, comme John Stuart Mill, selon le critère de l’utilité sociale.
[11] Lemennicier (op. cit.) cite « la mode, les stratégies commerciales, les découvertes scientifiques ou les formules mathématiques » et bien d’autres.
[12] Murray Rothbard, « Man, Economy, and State », (1962).
[13] Invoquer une diffusion moindre à l’époque ne change rien, car il y a aussi de nos jours certaines œuvres très peu diffusées.
[14] Si ce droit était « naturel », on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas se transmettre indéfiniment par l’héritage, comme un bien matériel (seul le libéral Lysander Spooner adhère à ce curieux point de vue).
[15] C’est ce qui existe pour les contrats de licences de logiciels.
[16] Preuve quasiment impossible avec les technologies de l’information actuelles, et le « recel de bien immatériel » n’a pas de sens pour les raisons déjà évoquées.
[17] Coca-Cola ou Michelin sont connus pour cette stratégie.
[18] Ce qui peut être considéré comme une tromperie morale sur la marchandise.
[19] L’acheteur peut ainsi détecter les « contrefaçons » et les acheter (ou pas) en connaissance de cause. La « contrefaçon » ne cause aucun dommage au fabricant.
[20] La gratuité (hormis celle du don) est une illusion, tout le talent de l’illusionniste consistant à cacher qui paye au final.