Garde-fous ?

Nous avons vu dans les épisodes précédents que la démocratie ne serait donc rien d’autre que des individus qui s’arrogent des droits sur les autres et sur leurs propriétés privées. Les chemins qu’elle suit seraient le vol et l’agression, alors que sa destination naturelle serait la tyrannie, le désordre et l’injustice.

Certains me répondront que je noircis le tableau et que si l’on constate, en les observant, que les démocraties existantes sont parfois corrompues, elles ne le sont pas de A à Z comme je l’écris ; elles ne portent pas en elles-mêmes la racine de la pourriture et de la prédation. Car il est toujours possible de mettre des garde-fous, comme une constitution ou la séparation des pouvoirs, pour prévenir des dérives du pouvoir et protéger les citoyens de la tyrannie. Est-ce possible ?

pions

Illusion de l’absence de pouvoir en démocratie.

EMPÊCHER LES DÉRIVES DE LA LOI AVEC UNE AUTRE LOI ?

La constitution est une loi fondamentale. Son objet est de définir la nature des institutions et de fournir un cadre d’action à la démocratie. Elle peut en limiter les pouvoirs, en la cantonnant dans certains sujets par exemple ou en imposant des conditions pour statuer sur des sujets extraordinaires. La constitution est la loi à la source de toutes les autres lois et à ce titre, les décisions prises à l’assemblée doivent être compatibles avec la constitution. Contrairement aux lois ordinaires qui peuvent contredire ou mettre à jour une loi antérieure très-aisément, la constitution, elle, doit être conservée et son amendement est conditionné à une procédure complexe, en général.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut retenir de la constitution est qu’elle est une loi. Une loi un peu spéciale, mais c’est bien là sa nature première (et elle rien de plus que cela).

Premier constat à présent : la constitution ne résout pas le problème de la délégation de la démocratie. D’ailleurs, avec une constitution, la démocratie continue de fonctionner. Or, on a vu que la démocratie se fonde sur le principe faux de la délégation du pouvoir à l’assemblée ou à un collège de chefs dont le seul résultat concrètement identifiable est la prédation et la tyrannie. Le fait qu’avec une constitution, les prédations que la démocratie s’autorise à perpétuer soient moins nombreuses, moins nocives ou fassent moins de victimes ne change rien à l’affaire car elles ont tout de même lieu. Or, une petite quantité de désordre n’est pas l’ordre !

La constitution ne stoppe donc pas la tyrannie… À moins qu’elle ne stipule que l’assemblée ou l’avis des chefs n’a qu’un rôle consultatif ; mais aucun démocrate ne voudrait d’une telle démocratie. Une telle assemblée ne serait d’ailleurs plus une démocratie. En effet, une assemblée qui se réunit et qui ne prend pas de décision mais se contente de rendre des avis non-contraignants se définit comme un club de réflexion, pas comme un gouvernement.

totem

Quelques uns des nombreux totems démocratiques.

UN TOTEM MODÉRÉMENT PROTECTEUR

Cela dit, la constitution peut tout de même avoir une vertu, qui serait de retarder la tyrannie en culpabilisant ceux qui la violent. Dans la mesure où la constitution est présentée comme une loi surpassant les décisions de l’assemblée (ou des chefs élus), alors, celui qui la viole commet donc un crime, puisqu’il viole la loi et se met en complète contradiction avec le rituel démocratique. Une telle situation peut en effet tout à fait aboutir à culpabiliser et donc à freiner les agissements des apprentis tyrans.

Et c’est ainsi qu’on pourrait donc dire qu’on est mieux avec une constitution que sans… Même si on n’a d’autre garantie que la piété et la dévotion des démocrates vis à vis de leur totem.

Car c’est bien la seule garantie ! La constitution prétend encadrer les actions de l’assemblée ou du collège de chefs. Cependant, qu’est-ce qui empêchera une majorité bien décidée de violer cette constitution ou de l’amender ?

Dans une démocratie, les citoyens sont souverains et établissent leurs propres règles. Aussi, si la constitution pose problème à la majorité, alors cette majorité est fortement incitée à la modifier ou à l’ignorer. Bref, à la violer… Ou à l’amender en suivant les conditions prévues dans la constitution elle-même, ce qui lui permettra, à cette majorité, de pouvoir légiférer sur des sujets tabous en toute bonne conscience.

Qui stoppera la majorité dans un tel cas ? Il n’y a que deux options. Soit la minorité se tait, la constitution est violée et n’aura donc servi à rien ; soit la minorité conteste les agissements de l’assemblée et déclenche une révolution (et c’est la guerre civile).

Dans les deux cas, la constitution a failli doublement. Elle n’a pas suffi à contraindre le gouvernement dans ses limites ; elle n’a pas empêché la guerre civile et on peut même dire qu’elle est la cause de la dispute… Cela dit, ce dernier argument s’applique en vérité à n’importe quelle loi sortant de l’assemblée démocratique.

Et c’est en ce sens que la constitution est bien un totem supplémentaire. Comme tous les totems, elle ne possède en elle-même aucun pouvoir. Ce n’est qu’un bout de papier inerte, que les démocrates choisissent de respecter ou de transgresser, suivant leur humeur du moment.

SÉPARER LES POUVOIRS POUR ARRÊTER LE POUVOIR

Un autre garde-fou populaire est la séparation des pouvoirs, qui serait un bon moyen de stopper la tyrannie en distribuant les principaux pouvoirs de l’État à différentes instances qui devraient avoir des fonctions différentes et être indépendantes les unes des autres, de sorte que « le pouvoir arrête le pouvoir », comme l’écrivait Montesquieu, qui la pratiquait déjà comme ses confrères des parlements, à une époque où la doctrine officielle était la plutôt concentration de tous les pouvoirs dans les mains du roi.

Il y a donc trois pouvoirs à séparer.

Le pouvoir législatif édicte les règles. C’est lui qui décide s’il faut repeindre les vélos. Le pouvoir exécutif applique les règles. C’est lui qui prend les vélos de force pour les amener à l’atelier si les citoyens ne le font pas d’eux-mêmes. Enfin, le pouvoir judiciaire gère les réclamations ainsi que les litiges entre citoyens. C’est lui qui dit si les vélos ont été pris et repeints en bonne et due forme ; et c’est lui qui fait l’arbitre dans les disputes entre citoyens (mais ce dernier point ne nous intéresse pas vraiment ici).

Ceci étant posé, si, dans la doctrine démocratique la voix majoritaire est légitime pour commander, alors, la séparation des pouvoirs n’entre-t-elle pas en contradiction avec elle ?

En effet, si, en démocratie, la voix majoritaire est légitime pour ordonner les actions de toute la société, alors, pourquoi chercher à l’entraver, comme si soudainement, ce principe qui est à la fois la justification et l’unique destination de la doctrine démocratique devait être subordonné à un principe supérieur, celui d’arrêter le pouvoir de la majorité, en l’occurrence ?

garde-fous

Les pouvoirs seraient séparés ? Les garde du corps seraient des garde-fou ?

LA SÉPARATION DES POUVOIRS CONTRE LA DÉMOCRATIE

Car la justification de la séparation des pouvoirs est que la tyrannie nous guette, en laissant la majorité gouverner à sa guise. C’est un aveu. Argumenter pour la séparation des pouvoirs en démocratie implique de reconnaître que la démocratie n’est en définitive pas si légitime que ça pour décider du sort des autres à leur place ; et par conséquent, que la loi de la majorité n’est pas une fin absolue qu’il faudrait systématiquement atteindre, qu’elle n’est pas synonyme de vertu et qu’elle est donc potentiellement dangereuse.

On pourrait s’arrêter là, mais il peut être intéressant d’observer ce que la séparation des pouvoirs produit en pratique, dans le cadre d’une démocratie.

Pour commencer, en démocratie, le citoyen seul ne possède pas tellement d’influence ni de pouvoir. La force du nombre faisant la loi, les citoyens ont plutôt naturellement intérêt à se regrouper en partis, autour d’autres citoyens plus éloquents que la moyenne, puisque c’est là le seul moyen de peser à l’assemblée.

Maintenant, une démocratie qui pratique la séparation des pouvoirs se retrouvera face à deux possibilités.

La première est qu’elle héberge en son sein un parti largement majoritaire. C’est donc la loi de la majorité qui prévaut. Mais alors, dans un cas comme celui là, il serait extrêmement probable que les membres et sympathisants de ce parti se retrouvent également largement majoritaires au sein des trois instances, législative, exécutive et judiciaire.

Dans ce cas, les institutions pourront peut être fonctionner de façon séparée et indépendantes les unes des autres, mais les citoyens qui y siègent, eux, prennent leurs ordres du même patron, et, s’ils sont autonomes, sont de tout façon globalement d’accord entre eux sur les sujets cruciaux.

Alors que se passerait-il, dans un tel cas, si, par exemple, le pouvoir législatif venait à décréter qu’il faille à présent repeindre tous les vélos ? Le plus probable est que l’exécutif, enchanté à cette idée, applique le décret dans l’heure et avec zèle et que le pouvoir judiciaire, également tout acquis à cette nouvelle mesure, se découvre une large tendance à débouter ou à donner tort aux citoyens victimes de la mesure qui viendraient à se plaindre à eux.

Le résultat est alors exactement équivalent à une situation dans laquelle les pouvoirs ne sont pas séparés. La prédation de la majorité sur la minorité continue, comme si de rien était.

La deuxième possibilité est que la démocratie soit morcelée en une multitude de petits partis. C’est donc la loi de la plus importante minorité qui prévaut. Dans ce cas, la composition des citoyens dirigeant les trois pouvoirs n’est pas homogène et il est donc plus difficile pour eux de se mettre d’accord et d’agir de concert.

Dans cette situation, effectivement, alors, la séparation des pouvoirs pourraient peut-être donner quelques résultats. Les lois décidées par le législatif et appliquées par l’exécutif sont naturellement celles qui sont compatibles avec les préférences des trois pouvoirs.

Mais alors, on se retrouve exactement dans la même situation qu’avec une constitution suivie par de pieux démocrates, avec une démocratie qui continue de fonctionner et de pratiquer la prédation. Une prédation certes réduite et probablement moins terrible avec la séparation des pouvoirs que sans, mais une prédation qui continue d’exister. Comme dans le cas d’une constitution respectée, une moindre quantité de désordre n’est pas l’ordre ; et pour l’instant, les fautes initiales de la démocratie ne sont pas résolues.

… ET NOUS REVENONS AU POINT DE DÉPART

Ni la constitution ni la séparation des pouvoirs ne corrigent les fautes de la démocratie, qui reste, avec ou sans ces gardes-fous, une entreprise de prédation camouflée en vertu par la mythologie originelle selon laquelle les citoyens réunis à l’assemblée pourraient prendre des décisions qu’ils ne pourraient pas prendre hors de l’assemblée (sans commettre un crime). La constitution prétend ordonner les actions de la démocratie et en cadrer les excès. Elle ne fait que sanctionner l’existence du régime en lui rajoutant une couche de verni de respectabilité supplémentaire. Ce faisant, la constitution confirme donc les fautes initiales de la démocratie : prétendue délégation, prédation et tyrannie, tout en étant présentée comme un rempart contre toutes ces abominations.

La constitution contribue donc à perpétuer la mythologie démocratique. D’une part en incitant les citoyens majoritaires à penser qu’ils sont tout à fait légitimes à décider du destin des autres à leur place, tout en s’imaginant pratiquer une grande vertu ; et d’autre part en intoxiquant leurs victimes, les citoyens minoritaires en leur faisant croire que ce que la démocratie leur fait subir est justifié.

Quant à la séparation des pouvoirs, c’est l’argument parfait contre la démocratie, puisque l’essence même de ce contre-pouvoir est de l’entraver en posant un principe supérieur au pouvoir de la majorité des citoyens. Cela dit, la séparation des pouvoirs reste parfaitement hypothétique ; puisqu’un consensus entre les citoyens suffit à en annuler les effets.

La constitution et la séparation des pouvoirs ne règlent donc rien. Tout au plus, elles freinent un peu la tyrannie en culpabilisant les aspirants tyrans ou en filtrant les lois hors du consensus au sein de la démocratie. Mais dans la mesure où ni l’une ni l’autre n’arrêteront une majorité bien décidée, alors il faut bien se rendre à l’évidence et conclure qu’elles ne peuvent pas être invoquées, ni pour justifier la démocratie, ni en tant que régime, ni pour espérer le cadrer efficacement.

 

Jean-David Nau

 

Disponible également en version audio

PRÉCÉDEMMENT DANS DISSÉQUER LA DÉMOCRATIE…
Rappel des épisodes précédents :

Épisode 1 : en texte et en version audio

Épisode 2 : en texte et en version audio

Épisode 3 : en texte et en version audio