Examiner la doctrine plutôt que les docteurs
Dévoiler le fait que, contrairement à l’idée généralement admise, la démocratie puisse en définitive ne pas être le système vertueux que l’on vénère, mais une simple entreprise de prédation, soulève des objections. L’une d’entre-elles serait de tenter de justifier la légitimité de la démocratie par l’existence d’un contrat social, sur laquelle elle repose et qui lie l’ensemble de ses citoyens entre eux, dans une même société.
Avant de commencer, je préfère avertir qu’il ne sera pas question du seul Rousseau ici mais de la théorie du contrat social en général. En effet, Rousseau en est un théoricien parmi tant d’autres (avec Hobbes ou Locke, par exemple) et sa doctrine rejoint celle de ses prédécesseurs comme celle de ses successeurs sur l’essentiel. Si nous nous attaquions à Rousseau, il nous faudrait aussi, par souci d’équité, explorer et discuter également tous les autres théoriciens de la même veine. Un tel exercice serait naturellement beaucoup trop long et fastidieux et surtout parfaitement inutile.
En effet, vérifier qu’une théorie est vraie ne requiert pas d’en vérifier chaque ramifications ou prédictions. Valider ou réfuter les principes nécessaires à son établissement suffit amplement.
Ainsi, celui qui voudrait réfuter l’astrologie dans son ensemble, par exemple, pourrait choisir de l’attaquer rationnellement par ses prémisses. Celles-ci, une fois réfutées, emporteront toute la doctrine avec elles. En effet, une fois qu’une contradiction interne ou une donnée factuellement fausse a été détectée, il est bien superflu d’aller compulser les milliers de pages de la tradition zodiacale à la recherche d’erreurs supplémentaires pour renforcer la réfutation, déjà acquise.
Il en est exactement de même pour la théorie dite du contrat social. Nous pouvons discuter des fondations de cette doctrine et nous verrons bien si elles sont cohérentes et conséquentes, si elles ne portent pas en elles-mêmes de contradictions internes, bref, nous verrons si cette doctrine est vraie, en en disséquant les prémisses.
Quelles sont-elles, ces prémisses ? Les voici :
Les individus qui composent une société sont supposés liés entre-eux par un contrat, que l’on peut résumer comme ceci :
- Chaque individu renonce à une partie de ses libertés.
- En échange, il profite de l’harmonie d’une société pacifiée et bien ordonnée.
- Le gouvernement (une démocratie, par exemple) est l’exécuteur du contrat. C’est lui qui est chargé de réaliser la société en question.
Cette théorie correspond-elle à la réalité ? Permet-elle de justifier l’existence de la démocratie ? Permet-elle d’en corriger les failles ?
La nature du contrat social
Commençons par examiner la nature du contrat social et voyons s’il s’agit bien d’un contrat.
Un contrat est un accord précis, librement passé entre individus. Par exemple, Jacques mandate Pierre pour faire repeindre son vélo contre paiement. À l’issue des négociations, ils signent tous les deux un document qui gravera dans le marbre ce que chaque partie doit accomplir (ou alors ils se serrent la main et s’engagent oralement l’un vis à vis de l’autre). Dans le cas présent, Pierre doit repeindre le vélo de Jacques et Jacques doit payer une certaine somme à Pierre en échange.
Le contrat social, lui, fonctionne de façon un petit peu différente. Pour commencer, personne ne l’a signé, ensuite, personne n’en connaît les termes exacts mais pourtant, les défenseurs du contrat social attendent des citoyens qu’ils se conforment aux décisions du gouvernement, en vertu de ce contrat social !
Rapporté à l’échelle des relations entre individus, que donnerait la mise en pratique d’une théorie pareille ? Mobilisons encore une fois Jacques et Pierre.
Pierre s’en irait un beau jour voir Jacques, toquerait à sa porte et lui déclarerait :
« Mon ami Jacques, s’il-te-plaît, donne-moi ton vélo. Bon, pas tout de suite, tu as la quinzaine pour le faire. Merci d’avance ! » Jacques, face à un tel comportement et après avoir vérifié que ce n’est pas le premier avril, répondrait probablement quelque chose comme ceci :
« Certes non, Pierre, tu n’es pas sérieux. C’est mon vélo et je le garde. Si tu en as besoin, je peux peut-être te le prêter pour l’après-midi, mais certainement pas te le donner. » Ce à quoi Pierre rétorquerait, après avoir farfouillé dans sa poche et en avoir tiré une liasse de papier qu’il brandit sous le nez de Jacques :
« Ah, là, je t’arrête tout de suite : vois ce contrat signé en bonne et due forme qui indique très clairement que je peux réquisitionner les vélos sur demande. On l’appelle le Contrat Cycliste. Bon. Bref, comme tu le vois, il y a un contrat entre nous, donc maintenant, tu me remettras ton vélo avant la fin de la quinzaine, faute de quoi, tu devras payer une amende en plus, d’après la clause que tu vois, juste-là » (il lui montre un texte écrit en tout petit). Jacques se pencherait alors vers la brochure et répondrait enfin :
« Un instant, Pierre. Il n’y a que ta signature sur ton papier. La mienne n’y figure pas ! Je me souviendrais d’avoir signé un engagement pareil et il n’y a aucun arrangement de la sorte entre nous. Ton document n’est pas un contrat entre nous mais un simple bout de papier sans valeur ! Maintenant, mon cher Pierre, je te prie de quitter ma propriété et d’aller cuver ! » Et Jacques lui claquerait la porte au nez. Car c’est bien la seule réponse raisonnable à faire à une requête pareille.
Si on suivait la logique de ce contrat cycliste jusqu’au bout, Pierre reviendrait au bout de quinze jours, mais armé, cette fois, pour prendre le vélo de Jacques de force. Et il n’en ferait pas d’insomnie, car lui, il croit vraiment que son bout de papier l’autorise à voler le vélo de Jacques… Et que le fait de prendre le vélo de Jacques sans son accord n’est pas un vol, d’ailleurs.
Il en est de même pour ce contrat social. Le contrat social n’est pas un contrat. Une fois débarrassé de toute la mystique qui entoure ce concept, le contrat social se révèle pour ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire une fausse justification de la prédation. Pratiquer le contrat social, c’est décider du destin des autres à leur place et justifier ce crime par un mensonge énonçant que les victimes sont consentantes en vertu d’un prétendu contrat dont les agresseurs sont seuls à décider autant des termes qu’il contient que de ses signataires.
Avec suffisamment d’effort de propagande, ce mensonge finit même par être accepté et vénéré par les victimes elles-mêmes, qui seront prêtes à défendre l’existence du contrat social. Ainsi, la prédation n’en devient que plus facile. Rapporté à la démocratie, représentative ou directe, ce prétendu contrat permet aux majorités de brutaliser les minorités en toute bonne conscience d’une part et de persuader les victimes que ce qu’elles subissent est juste, puisqu’il y a ce contrat qui les protègent de la barbarie de l’état sauvage, d’autre part.
L’objection du nombre
Certains seront tentés d’objecter que la démonstration est incorrecte, car ce qui est vrai à l’échelle des individus cesserait de l’être à l’échelle de la société.
Mais cette objection a déjà été réfutée dans les deux autres épisodes. Être en groupe ne change rien à l’affaire et nous allons encore le confirmer.
Si Pierre vient accompagné de Paul, Marc, Matthieu, Luc et tous les autres avec un contrat cycliste à la main, la réalité ne change pas pour autant. Le papier intitulé contrat cycliste ne devient pas un contrat car Jacques ne l’a pas signé. Le fait que Pierre et ses copains soutiennent que le contrat cycliste est valable parce qu’ils sont plus nombreux n’est pas une condition suffisante pour changer cette réalité.
Tout au plus, le papier intitulé contrat cycliste pourrait être considéré comme un document rendant compte d’une décision unilatérale de Pierre et de ses amis à l’encontre de Jacques. En d’autres termes, le papier n’éclaire en rien les agissements de Pierre et de ses copains qui ne font jamais que s’autoriser à décider du sort de Jacques à sa place.
Comme ici , il s’agit de lui prendre son vélo. La conclusion qui s’impose est que Pierre et ses amis pratiquent le vol en bande organisée.
L’argument énonçant que la majorité change la réalité est d’ailleurs encore un raisonnement circulaire. En effet, il prétend justifier la validité de la démocratie en s’appuyant sur l’élément de la démocratie qui pose précisément problème. Ainsi :
- La démocratie, c’est le pouvoir de la majorité de décider à la place des minorités.
- Décider à la place des autres, c’est une agression.
- Mais en fait non, parce que c’est la majorité qui décide à la place des autres, alors ça va.
C’est encore un retour au point de départ et donc une faute de raisonnement.
Un totem intimidant
En conclusion, cette théorie du contrat social ne corrige aucune des fautes identifiées de la démocratie. Le contrat social est fondé sur l’idée selon laquelle le pouvoir serait délégué par le peuple, dès lors qu’il passe une espèce de contrat tacite avec ses maîtres. Or, nous avons vu que cela est impossible, puisque ce contrat social n’est pas un contrat mais tout au plus une déclaration unilatérale formulée par le représentant du gouvernement concernant le destin de sa victime.
Le contrat social justifie a posteriori ces fautes identifiées de la démocratie, en faisant croire que le gouvernement est bien délégué par les citoyens, d’une part, en faisant croire aux bourreaux qu’ils accomplissent une vertu, d’autre part et enfin, en faisant croire à leurs victimes qu’elles ne subissent pas un crime.
Le contrat social n’éclaire rien, ne résout rien. En revanche, il permet de faire diversion, et de camoufler un peu mieux les crimes de la démocratie (ou de n’importe quel gouvernement, d’ailleurs), en les recouvrant par des théories compliquées doublées d’une mythologie intimidante.
Cependant, une fois débarrassées de leur lustre, de leur prestige et de toute la pompe qui les entourent, lorsque l’on met ces théories à l’épreuve, on constate assez vite qu’elles sont fausses et que toute mise en application ne générera que le chaos.
L’objection du fait des ancêtres
Souligner que personne n’a signé ce contrat génère parfois cette objection « Toi, tu ne l’as pas signé, mais tes ancêtres l’ont fait et c’est ainsi que tu te retrouves lié à ce contrat (et ainsi donc tu dois te plier aux décisions de la démocratie). »
Dit autrement, les pères peuvent charger leurs fils d’une responsabilité sans obtenir leur accord au préalable. Le transfert de responsabilité est unilatéral… la règle générale de cette théorie serait donc qu’il est possible de transférer unilatéralement les conséquences d’un choix à un tiers.
Heureusement, c’est faux. On ne fait jamais cela dans la vraie vie.
Il nous faut d’abord définir la responsabilité, qui est le fait d’être propriétaire des conséquences de ses choix.
Par exemple, Pierre monte à l’arbre, il tombe et se casse la jambe. Le choix qui a débouché sur une action, c’est monter à l’arbre. La conséquence de cette action, c’est la jambe cassée et le responsable initial de cette jambe cassée, c’est Pierre évidemment (ce n’est pas l’arbre, ce n’est pas le voisin). C’est bien Pierre qui devra la soigner, cette jambe car personne ne le fera à sa place… À moins qu’il ne mandate un médecin pour ça, ou qu’il tombe sur une âme charitable qui accepte d’endosser la responsabilité des soins de la jambe de Pierre (dans la mesure du possible, évidemment)…. Autrement dit, à moins que cette personne accepte une partie de la propriété des conséquences des choix de Pierre.
Ceci posé, Pierre peut-il décider unilatéralement de se débarrasser de ses responsabilités ?
La simple logique permet de disqualifier cette idée. Faisons l’expérience :
Pierre s’est cassé la jambe en chutant de l’arbre. Conformément à la l’hypothèse, Pierre transmet unilatéralement la conséquence de son choix à un médecin. À présent, la responsabilité de la jambe cassée incombe au médecin. Il devra soigner Pierre et éventuellement l’indemniser. Mais quelque chose a été oublié dans cette histoire : ce qui est vrai pour Pierre l’est également pour le médecin. Or, si Pierre peut transférer unilatéralement sa responsabilité vers le médecin, alors, le médecin peut lui aussi accomplir la même chose.
… Et c’est ainsi que le médecin transmet unilatéralement la responsabilité de la jambe cassée à Pierre. À présent, c’est à nouveau à Pierre de soigner la jambe (ou de consentir à payer le médecin). Mais comme on peut transférer unilatéralement une responsabilité, Pierre ne s’en prive pas et charge à nouveau le médecin, qui s’empressera de charger Pierre à nouveau, et ainsi de suite, jusqu’à l’extinction d’un des deux personnages.
Reconnaissons tout de même que le plus probable, est que si personne ne veut endosser la responsabilité de cette jambe cassée, Pierre finisse par attraper la gangrène et en meure dans d’atroces souffrances.
Parce qu’aucune responsabilité n’a été transférée dans cette histoire. Ce qui s’est vraiment passé, c’est que Pierre a sciemment ignoré le fait qu’il est bien l’unique propriétaire des conséquences de ses choix… Et il en est mort.
Donc non, Pierre ne peut pas transférer unilatéralement les conséquences de ses actes au médecin ou à une âme charitable. Le médecin peut choisir de refuser de soigner Pierre tout comme le quidam peut refuser la charité à Pierre.
Pour se défausser d’une responsabilité, Pierre doit d’abord remplir une condition impérative, qui est d’obtenir l’accord du médecin ou du quidam. Parce que s’il ne l’obtient pas, pour qu’un tiers assume les conséquences des choix de Pierre, la seule alternative est la suivante : Pierre devra forcer le médecin ou le quidam en utilisant la menace ou la violence… En devenant ainsi un voyou.
Mais même en agissant ainsi, il ne parvient toujours pas à se défausser de sa responsabilité. Comme Pierre choisit d’agir en voyou, alors les conséquences de son action lui appartiennent. Ses victimes, elles, n’ont rien décidé du tout et ne sont donc pas ici en situation de libre choix.
Les responsabilités peuvent évidemment être transmises, mais elles peuvent également être refusées. De fait, il n’y a aucune assurance qu’un tiers accepte l’héritage que Pierre aimerait transmettre, comme nous l’avons vu à l’instant.
Ce qui est vrai pour une jambe cassée l’est évidemment aussi pour une dette de jeu, pour un contrat social ou pour la démocratie toute entière. Le fait que les ancêtres aient décidés d’un genre de vie ne contraint en rien les descendants à vivre de la même façon. Les ancêtres ne disposent pas d’un tel pouvoir, pas plus que la démocratie ne le possède.
Le seul moyen de singer le transfert de responsabilité est d’utiliser la menace ou la violence, auquel cas, ce n’est pas un transfert de responsabilité qui s’opère, mais seulement la prédation d’un individu sur un autre.
Et c’est ainsi que fait des ancêtres doit également être abandonné pour justifier le contrat social (et la démocratie qui va avec), parce qu’il est sans objet, puisque fondé sur un raisonnement faux conduisant à des conclusions absurdes.
Dans l’épisode suivant, nous aborderons la question des éventuels garde-fous que les citoyens peuvent mettre en place pour limiter les abus de la démocratie.
Jean-David Nau
Disponible également en version audio
PRÉCÉDEMMENT DANS DISSÉQUER LA DÉMOCRATIE…
Rappel des épisodes précédents :