« Le système de production capitaliste est une démocratie économique dans laquelle chaque sou donne un droit de vote. Les consommateurs constituent le peuple souverain. » – Ludwig von Mises
Jusnaturalistes vs Utilitaristes
On peut séparer les tenants du libéralisme en général et du capitalisme libéral en particulier en deux grandes écoles : d’un côté, les utilitaristes qui considèrent que le libéralisme économique constitue en pratique la meilleure (ou la moins mauvaise) des solutions pour améliorer les conditions de vie des individus. De l’autre, ceux qui considèrent le libéralisme, en matière économique comme en matière politique et sociale, comme la seule solution juste et éthique : ce sont les tenants du jusnaturalisme, les défenseurs du droit naturel. Les premiers trouveront que la mise en œuvre du capitalisme libéral a de nombreuses vertus pratiques en permettant notamment une plus grande satisfaction des besoins de chacun. Les seconds revendiqueront, au nom de l’éthique et de la vertu, une société libérale et capitaliste.
Les utilitaristes trouveront à la mécanique du marché libre la vertu de mettre les comportements égoïstes des individus au service de l’amélioration maximale des conditions de vie d’autrui. Les jusnaturalistes soutiendront au contraire que l’organisation économique et sociale libérale s’impose parce qu’elle est juste, que la vertu ne procède pas du capitalisme, mais le capitalisme de la vertu.
Capitalisme
Le terme de capitalisme désigne avant tout un mécanisme économique fondamental, à l’origine de l’augmentation de la quantité de richesse produite : c’est par le renoncement à la jouissance immédiate de la richesse qu’il a produite que l’homme va accumuler des biens à des fins productives (le capital). Grâce à ce capital productif, et à l’effort qu’il a fourni pour le constituer, la productivité de son travail augmente : il produit plus et mieux.
Le paysan qui consent à ne pas consommer une partie de sa récolte pour acheter une charrue dans l’espoir de doubler sa production pour un même effort l’année suivante ne fait rien d’autre : il accumule une épargne à des fins productives (son capital) et améliore in fine sa situation dans le futur par une privation temporaire dans le présent. L’accumulation de capital est ainsi le moteur de l’amélioration des conditions de vie des hommes depuis la nuit des temps.
Mais lorsqu’on parle de capitalisme en règle générale, on évoque non seulement cette mécanique universelle, mais également son application dans le contexte particulier d’un marché libre. Le capitalisme libéral, ou capitalisme de libre marché, est l’application de la mécanique capitaliste décrite plus haut dans un contexte légal qui reconnaît à l’homme la propriété privée de sa personne et du produit de son travail, qui le laisse libre d’arbitrer comme il l’entend entre la jouissance immédiate de sa propriété (consommation) ou son utilisation à des fins productives (formation de capital par l’épargne), et libre d’échanger sans entrave sa propriété et sa capacité de travail avec qui bon lui semble.
La mécanique capitaliste dans sa plus simple expression est par elle-même vertueuse, car elle est la source fondamentale de l’amélioration des conditions de vie de l’homme. Elle construit la prospérité future par l’effort immédiat, et permet un développement dans la durée car chaque progrès est construit sur les fondations des améliorations précédentes. Mais accumuler du capital pour produire plus n’est pas en soi suffisant : encore faut-il que ce surcroît de production permette de satisfaire au mieux les besoins des hommes dans toute leur diversité : le choix de la liberté économique, du marché libre, permet, voire oblige, à mettre sa capacité productive au service du besoin d’autrui. En effet, le marché est le lieu où coopèrent les agents économiques par l’échange libre : tous ces agents économiques sont donc en compétition permanente entre eux pour fournir des produits ou services qui satisfont le mieux aux besoins d’autrui. Par conséquent, le capitalisme de libre marché encourage les agents économiques à augmenter leur capacité de production dans le but de mieux satisfaire les besoins d’autrui. L’accroissement du profit personnel d’un individu n’est donc pas le lieu, comme on le pense souvent à tort, de l’accroissement des richesses : il n’est que la motivation individuelle du processus. C’est la maximisation du service rendu à autrui qui est créatrice de richesse, et créatrice de richesse pour tous les individus dans la société.
Institution vertueuse dans son essence
Les jusnaturalistes ne réfutent évidemment pas ces bienfaits du capitalisme libéral, mais rejettent l’idée que l’utilité et l’efficacité du libéralisme suffisent en elles-mêmes à justifier ce système, et encore moins à en justifier le fondement moral. Ils soutiennent au contraire que le capitalisme de libre marché est moins une institution vertueuse dans ses résultats qu’une institution vertueuse dans son essence. Ils considèrent que la propriété privée, le marché libre, ne sont pas des constructions artificielles ayant pour but une meilleure efficacité dans la production des richesses et l’amélioration des conditions matérielles de vie des hommes : ils considèrent que ce sont les conséquences rationnelles, logiques, d’un ensemble de principes élémentaires, constitutifs de la nature humaine, au sommet desquels on trouve le principe de non-agression. De ce postulat fondamental qui pose qu’aucun individu n’est en droit de porter atteinte à autrui, ni exercer aucune forme de coercition sur autrui, découle la souveraineté de l’individu sur lui-même. De cette souveraineté inaliénable sur soi résulte la pleine propriété du produit de son travail et de son ingéniosité, et la liberté d’échanger sans entrave ni contrainte cette propriété avec tout autre individu. Ainsi le capitalisme libéral, de la propriété privée au marché libre, est tout entier issu d’une chaîne logique fondée sur l’éthique et la vertu. Il est vertueux par nature et non par ses résultats.
La faiblesse de l’approche utilitariste est de laisser penser qu’une mécanique peut par elle-même produire des comportements vertueux. Or une approche techniciste du libéralisme au nom du résultat est pour partie responsable des dérives qui ont engendré la crise actuelle. Si l’on mesure la vertu du capitalisme à ses seuls résultats chiffrés, en termes de croissance du PIB ou autre statistique partielle et partiale, alors rien n’interdit de le dénaturer pour en améliorer les résultats, au moins en apparence et dans un premier temps. Mais il n’est pas de capitalisme sans vertu ni honnêteté : si la dernière décennie devait nous laisser au moins une leçon, ce serait sans aucun doute celle-là.
Silvère Tajan, in Libres !, 2012