Deuxième partie de la série Disséquer la démocratie. Le précédent est ici.
PRÉCÉDEMMENT DANS DISSÉQUER LA DÉMOCRATIE…
Dans l’épisode précédent, nous avons vu que la démocratie reposait sur la délégation du pouvoir des citoyens à une poignée de chefs ou à l’avis majoritaire sortant de l’assemblée. Nous avons surtout vu qu’en réalité, aucune espèce de délégation ne s’opérait dans cette histoire et que la seule destination identifiable de la démocratie était la tyrannie de la majorité, la prédation d’une partie des citoyens sur le reste de la population. Pour plus de détail, je vous renvoie donc au premier épisode (ou à sa version audio).
Cependant, une fois le problème de la délégation et ses implications mises au jour, certains pourraient légitimement commencer à se demander par quel prodige on trouve encore autant de démocraties autour du monde et pourquoi on chérit tant ce régime… alors qu’il faudrait peut-être plutôt penser à l’abolir.
D’autres, flairant quelque piège, affûteront plutôt leurs objections.
PLUS DE SOCIÉTÉ ?
Une d’entre-elles pourrait être la suivante : certes, la démocratie n’est peut être pas parfaite, mais il nous faut bien un système de gouvernement, faute de quoi, qu’adviendra-t-il de la société ? Comment l’accomplissement de l’intérêt général sera-t-il sinon assuré ?
Notons d’abord que cette objection n’est pas plus définie que cela. C’est normal. Ceux qui la formulent n’entendent pas toujours placer le même sens derrière les concepts qu’ils manipulent, ce qui est tout à fait légitime. Ce n’est pas cela qui nous arrêtera. Au contraire, nous explorerons successivement les différentes façons de comprendre cette objection et nous verrons si, d’aventure, elle se trouve être recevable.
Il y a deux concepts dans cette objection. La société d’une part et l’intérêt général de l’autre. Commençons par la société, qu’on peut définir de trois façons différentes, toutes contradictoires :
- La société peut être comprise et considérée comme une entité distincte des individus qui la composent. Cette société a des exigences et des besoins propres, distincts de ceux des individus qui la composent. C’est le Collectif, la Nation, etc.
- La société peut également désigner les interactions entre les individus (mises en branle par la démocratie, puisque sans démocratie, point de société)
- Enfin, la société peut désigner l’ensemble des interactions librement consenties entre les individus.
L’intérêt général, quant à lui, pourra être défini ainsi :
- Un but supérieur aux besoins des individus. Ainsi compris, l’intérêt général s’envisage naturellement comme le carburant de la Société-entité. Cet intérêt général peut donc être contradictoire avec certains intérêts particuliers.
- L’expression des besoins de tous les individus (c’est à dire la somme des intérêts particuliers)
- L’expression des besoins d’une partie des individus (la majorité ou non). Cet intérêt général-là est donc forcément contradictoire avec l’intérêt particulier de certains individus.
LE GRAND-TOUT
Commençons par examiner le cas de la société comprise en tant qu’entité distincte des individus qui la composent.
Il existerait donc, en plus de ces individus, une entité supérieure à eux et qui les engloberait. Ce serait la Société, la Nation, la Collectivité, etc. Cette entité aurait des besoins propres, une volonté, des intérêts (l’intérêt de la Nation, par exemple…). C’est à cette Société-là que l’objection pourrait faire référence : Il faut la démocratie, sans cela, il n’y aura plus de société. La démocratie sert les besoins de la société.
C’est un holisme. Un Grand-Tout.
Cependant, un truc pareil existe-t-il vraiment dans la réalité, de la même façon que le bord de la falaise existe ? En effet, le bord de la falaise est très facilement détectable. On peut le voir, le toucher, sentir le vent un peu plus fort à mesure qu’on s’en approche, etc… et surtout, on est obligé d’en tenir compte, car, si on fait mine de l’ignorer, on tombe dans le vide et on s’écrase sur les galets en contrebas.
La société-entité, c’est différent. Elle est parfaitement indétectable.
D’abord, la Société ne se voit pas. Si on grimpe en haut de la falaise (qui existe, elle) et qu’on regarde l’assemblée des citoyens de la cité démocratique en contrebas, que voit-on ? La Société ? Certainement pas. Nous voyons des individus assis sur des gradins.
La société est silencieuse. Elle ne s’exprime pas. Si on interroge la Société, elle ne nous répondra pas. Si on interroge l’assemblée des citoyens, on obtiendra un discours prononcé par un individu.
La Société n’a pas de besoin matériel. Elle ne se nourrit pas et ne consomme pas de ressource. En effet, si on considère qu’un groupe humain forme une société et qu’on fait l’inventaire de ce qui a été consommé en une année, on arrivera exactement à la somme de ce que chaque individu aura consommé durant ce laps de temps. Tout ce qui aura été consommé l’aura été par des individus. Aucune ressource n’aura été consommée en plus, par une entité autre qu’un individu.
La Société est stérile et ne produit rien de tangible. Bien que l’on puisse avoir tendance à soutenir l’inverse en affirmant que la société produit des liens, par exemple. Mais personne ne contracte ou n’entretient de relation avec La Société. Nous ne tissons jamais nos liens qu’avec d’autres individus.
Si nous considérons un groupe d’amis, nous devons reconnaître que ce sont bien des individus qui se fréquentent et non un individu qui convoque Le Groupe ou Le Groupe qui s’invite lui-même (ou qui convoque les individus qui le composent).
Et voilà qui est fort singulier. Partout où l’on cherche la société, nous tombons sur des individus. Ce sont ces mêmes individus qui font parler le personnage Société en l’animant comme une marionnette, en lui ventriloquant une existence propre et des besoins propres que d’autres individus devraient assouvir.
La Société définie ainsi n’existe pas, mais les individus qui l’animent sur le devant de la scène, eux, ils existent. Or, une entité imaginaire, que la foule tient pour un personnage réel, avec une existence propre et des besoins propres et des moyens d’expression propres, cela commence à ressembler beaucoup à un totem.
Or, un totem, ce n’est qu’un morceau de bois inerte. Si l’on soutient que la démocratie est nécessaire pour servir les besoins d’une entité non-existante, alors, il faut nous rendre à l’évidence et à la seule conclusion raisonnable qui s’impose : nous nous trouvons face à un culte. Le culte du Grand-Tout. Et la démocratie ne devient alors plus qu’un rite au service de ce culte.
Ce qui doit nous conduire à rejeter cette objection sans plus la discuter, car elle est irrationnelle.
INTERACTIONS ENTRE INDIVIDUS
À présent, si l’on considère que la société désigne les interactions entre les individus et qu’on a besoin de la démocratie pour faire exister une telle société, nous pouvons reformuler la définition de « société » de la façon suivante : « la société, ce sont les interactions entre les individus mises en place par l’assemblée ».
Ainsi, on obtient un raisonnement circulaire, qui est une faute de raisonnement, dans la mesure où, la définition de société devient strictement équivalente à celle des effets de la démocratie :
- Sans démocratie, il n’y aura plus de société.
- Qu’est-ce que la démocratie ? C’est la mise en place des décisions de l’assemblée
- Qu’est-ce que la société ? C’est la mise en place des décisions de l’assemblée
- Conclusion : il faut sauver la démocratie… Parce qu’il faut sauver la démocratie.
Ce retour au point de départ sonnera le glas de cette objection. Nous ne l’étudierons pas plus longtemps.
INTERACTIONS LIBRES ?
Si, pour finir, l’on considère la société comme l’ensemble des interactions librement consenties entre les individus (et pour le coup, cette définition semble nettement plus opérante que les deux autres), alors dans ce cas, la démocratie n’est plus nécessaire.
En effet, dans ce cas, non seulement la démocratie est inutile, car les interactions libres se décident d’individu à individu sans l’aide d’une institution supplémentaire, mais en plus, la démocratie devient même incompatible avec la société, puisque ce régime se permet, via l’élection ou l’assemblée de décider à la place des individus des relations qu’ils devront nouer entre eux et donc de forcer l’établissement d’autres interactions que les individus libres auraient spontanément choisies.
Ainsi, l’objection vient de s’auto-détruire et nous n’avons même pas eu le temps de parler de l’intérêt général. Qu’à cela ne tienne, nous pouvons tout à fait discuter d’un fragment d’objection qui le mettra en scène, cet intérêt général : « la démocratie est nécessaire pour accomplir l’intérêt général ».
MUH INTÉRÊT GÉNÉRAL !
Inutile de discuter le cas où l’intérêt général est compris comme un but supérieur aux besoins des individus comme l’intérêt général de la Société, dans la mesure où nous avons vu que cette définition fait intervenir une entité non-existante, la société comprise comme une entité distincte.
Passons donc directement à la suite. Si l’intérêt général désigne l’expression des désirs et besoins communs chez tous les citoyens, alors, a-t-on encore besoin de la démocratie, pour imposer ces intérêts spontanément désirés ? Certainement pas. Si repeindre le vélo de Jacques fait partie de l’intérêt général compris ainsi, alors, Jacques doit le penser également et il devient inutile de le contraindre. Il repeindra son vélo, conformément à son intérêt, conformément à sa volonté et conformément à cette définition de l’intérêt général.
Et à l’inverse, si tous les citoyens pensent que Jacques doit repeindre son vélo, mais que Jacques, lui, pense différemment, alors, clairement, repeindre le vélo de Jacques ne fait plus partie de l’intérêt général, puisque la proposition n’est plus partagée par l’ensemble des citoyens.
Ainsi considéré, l’intérêt général est incompatible avec la démocratie, dès lors que les décisions de la démocratie ne sont plus rendues à l’unanimité. Difficile donc d’utiliser cette définition pour soutenir que la démocratie est nécessaire pour assurer l’intérêt général.
Passons à la dernière définition : l’intérêt général est l’expression des désirs et besoins d’une partie des citoyens seulement, ce qui nous met face à deux cas
Dans le premier cas, nous considérons que l’intérêt général ne correspond pas nécessairement aux intérêts particuliers de la majorité des citoyens. Si nous acceptons cette définition, alors, il faut renoncer immédiatement à la démocratie, car jamais une assemblée ou des députés élus ne pourront le faire émerger, cet intérêt général qui se trouve être contraire aux intérêts particuliers de la majorité. Avec une définition pareille, jamais les citoyens ne désigneront un chef chargé de saboter leurs intérêts particuliers, pas plus qu’ils ne décideront de le faire eux même directement à l’assemblée.
Même dans le cas où l’intérêt général est seulement neutre par rapport à l’intérêt particulier de la majorité des citoyens, c’est-à-dire qu’ils ne leur apporte rien, ni de positif, ni de négatif, alors le résultat sera le même. Quel homme sensé irait se farcir des sessions de travail à l’assemblée pour réaliser quelque chose qui ne lui servira à rien ? Ni pour lui, ni pour tous ses copains du même avis ?
La conclusion du premier cas est définitive. Si l’intérêt général ne correspond pas aux intérêts particuliers de la majorité, alors, il ne sera jamais mis en place par la démocratie, car personne n’est incité à le faire. Personne n’y a intérêt, en vérité.
Le second cas est celui où l’intérêt général correspond toujours exactement à l’intérêt particulier de la majorité des citoyens. Dans ce cas, nous nous retrouvons encore une fois face à un raisonnement circulaire, où l’intérêt général devient strictement équivalent au fonctionnement de la démocratie, où la voix majoritaire l’emporte et décide pour les autres. Partant de là, il devient impossible d’invoquer l’intérêt général pour justifier l’action de la démocratie, selon le même modèle qu’un peu plus haut :
- Qu’est-ce que la démocratie ? Ce qui exprime les désirs majoritaires.
- Pourquoi mettre en place une démocratie ? Pour servir l’intérêt général
- Qu’est-ce que l’intérêt général ? L’expression des désirs majoritaire
- Et on opère une fois de plus un retour au point de départ sans rien justifier.
En conclusion, à moins que l’on ne produise d’autres définitions pour la société ainsi que pour l’intérêt général, cette objection prétendant que sans démocratie, la société disparaît et l’intérêt général avec doit être abandonnée.
Cette objection n’apporte donc rien, ne corrige pas ni n’annule le problème de la délégation ; elle ne permet surtout pas de justifier la démocratie, peu importe de la façon dont on la comprend. Sept cas ont été explorés et tous aboutissent aux impasses de la pensée magique, à des erreurs de logique ou à la conclusion que, si le but est de perpétuer l’intérêt général ou la société, alors, la démocratie est au mieux inutile, au pire un obstacle.
À suivre : dans la troisième partie, on abordera une objection un peu plus intimidante (mais finalement pas tant que ça) puisque nous parlerons du contrat social.
Jean-David Nau
Paru initialement en version audio sur YouTube.