Nous publions ici la fin d’un article en trois parties qui dresse une critique au scalpel de la « beauté » du socialisme, c’est-à-dire bien sûr tant sa non-moralité que la laideur de ses effets sur les hommes. Le texte repose sur des références libérales larges, mais son propos est clairement libéral, au sens de l’exigence que nous avons de ce terme.
L’introduction est ici, la seconde partie est là.
Bonne lecture – Vu d’Ailleurs
Usage, enfer, erreur anthropologique du socialisme
Il n’y a pas lieu ici de dresser un catalogue des pratiques abominables en vigueur dans chaque régime totalitaire mais bien de souligner que quelle que soit leur couleur, noire ou rouge, leurs victimes connurent un sort dramatique rendu possible par un usage similaire de l’idée socialiste.
Si il désigne plusieurs idéologies non hiérarchisées (« il n’y a pas de bons ou de mauvais bourreaux »[1]), le communisme continue de faire battre des cœurs [2] contrairement au nazisme. Or Staline et Hitler ont utilisé les mêmes méthodes, de la censure aux camps et arboraient une idéologie quasi-identique. Hitler trouvait déplorable que les politiciens de la Weimar n’aient jamais lu Marx. [3] Et même si le but ultime du marxisme est la « disparition du travail » et que Staline exaltait le travail, la proximité de sa pensée avec celle de Marx n’est plus à redire, tout comme l’essence socialiste du nazisme et du communisme évoquée notamment par l’historien Götz Aly. [4] Cette réalité pourtant choque encore. Doit-on rappeler que le parti d’Hitler était national-socialiste et que celui-ci – arrivé légalement au pouvoir – déclarait sans vergogne que « le capital (devait) doit rester au service de l’État et ne pas devenir le maître de la nation ? » [5] Son plan supposait d’étatiser l’économie, non de la libérer. [6] Mais placer des entreprises sous la coupe de l’État, qu’est-ce sinon du socialisme ? Du reste, Hitler admirait les idées de l’économiste Gottfried Feder [7] qui lui les insuffla au parti qu’il contribua à créer, le Parti ouvrier allemand décrit à sa naissance dans un document comme « organisation socialiste. » [8]
Précisons que si Hitler s’affiche ouvertement antisémite avant 1933, les communistes ont dissimulé leurs ambitions en annonçant l’inverse de ce qu’ils allaient réaliser. Ils ont ainsi trompé des millions de personnes en plus de les exterminer, cela en vertu du beau sentiment communiste. L’honnêteté intellectuelle commande à rappeler cette banalité sans doute risquée : il n’est de beauté atteinte à coups de mensonges et d’armes ; quand les usages et l’usage ne sont respectés, l’usage du laid, sous couvert de bonnes intentions, de beauté, se teinte de socialisme.
Mais ce qui unit ces régimes reste plus fort que ce qui les sépare, dans leur émergence comme dans leur chute.
N’en déplaise à Hannah Arendt, [9] les distinguer, c’est les auréoler d’une note variant suivant les écarts de leurs superstructures idéologiques. J.-F. Revel glosera volontiers : « N’était-ce pas Marx qui lui-même disait qu’on ne juge pas une société d’après l’idéologie qui lui sert de prétexte, pas plus qu’on ne juge une personne d’après l’opinion qu’elle a d’elle-même ? » [10]
Marxisme, communisme… dans le même bateau
Marxisme, communisme, léninisme et stalinisme présentent en effet une identité se révélant surtout chez les partisans des deux dernières idéologies par leur pratique de la terreur. C’est bien du reste parce que des socialistes identifièrent chez des léninistes « une volonté de faire la Saint-Barthélemy des propriétaires » [11] qu’un congrès à Tours prit naissance en 1920 afin de les séparer.
Enfin, qui mieux que nazis, soviétiques et fascistes succombèrent à la tentation de planifier la société à travers la centralisation, le militarisme, la monopolisation de l’enseignement et le protectionnisme ? [12]
Cette centralisation doublée de collectivisme ne fut réalisée qu’au sein d’États forts dirigés par des constructivistes. Et plus le prince est constructiviste, plus ses prérogatives s’étendent, plus la liberté de l’homme est légalement piétinée. Tous ont rêvé de lendemains meilleurs ; tous ont promis à leur peuple la prospérité ; tous évidemment ont échoué semant ici et là des drames humains comme matériels telle l’architecture socialiste.
De la construction de Pontinia dans les marais Pontins italiens à l’édification de gratte-ciels staliniens à Moscou, de la démolition de l’ancien palais des Hohenzollern [13] remplacé par un bloc de béton par le gouvernement de l’ex RDA en 1950 jusqu’au projet urbanistique délirant d’Hitler – le projet Germania [14] – tout concourt à faire peser sur l’esthétique socialiste un mauvais goût clinique, sinon une soif de pureté, [15] de grandeur, couronnée au travers de bâtiments épurés et sans âmes. C’est à l’Institut de culture artistique de Moscou en 1921 que des artistes expriment cette attirance pour les matériaux. Bien avant, inspiré par la Révolution d’Octobre 1917, Vladimir Tatline [16] montera le projet du Monument à la Troisième Internationale. [17] La structure, portée par du verre et du fer incarne pureté des intentions et progrès. Tout est dit. Aujourd’hui, l’ordre construit en matière d’architecture s’illustre à merveille par la Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille, par la Cité des 4000 à la Courneuve ainsi que d’autres ensembles de bâtiments à Sarcelles. Sarcelles vient d’en haut ; Venise d’en bas. L’économiste S. Schweitzer confirme que le code de l’urbanisme à la construction de Sarcelles comportait déjà 1200 pages ; or quand Venise est née, nul code n’existait.
Constructivisme pratique
Si aujourd’hui nous demandions à un passant lequel du communisme ou de la drogue a causé le plus de morts au XXe siècle, la réponse n’étonnerait guère puisque le communisme a très bonne presse. Les études de l’historien Stéphane Courtois [18] pourtant dénombrent au moins cent millions de morts [19] à placer au bilan du communisme à cette période. Énième preuve que « la haine du mal n’est pas toujours la science du bien, et (que) c’est là que se trouvent les défauts du communisme » [20] précisément, les travers des communistes i.e. des personnes croyant qu’une mise en commun généralisée sauvera l’humanité.
Si un concert de louanges gratifie les bonnes intentions du socialisme, en économie, les mêmes causes appellent les mêmes effets. S’adosser sur un plan impératif, chérir un intérêt général transcendant tout intérêt particulier, anéantir la propriété privée à coup de nationalisations ou d’étatisations, [21] évincer le reflet des préférences de chacun (le prix), et broyer l’incitation ultime appelant l’homme à se surpasser (le profit), c’est détruire la possibilité d’initiatives individuelles donc d’une richesse commune. Les socialistes promirent la félicité de tous. Mais les linéaires des magasins restaient quasi-vides ; les exemples de famine sont légions. [22] La faim appelant elle aussi la violence, le cannibalisme était réflexe de survie au Cambodge de Pol Pot comme dans la Chine du Grand Bond en avant. [23]
Croyant marcher vers la perfection, ils ont pourtant échoué, s’éloignant d’autant plus de l’harmonie dont ils croyaient se rapprocher. Plus les nazis massacraient pour satisfaire leur quête d’une race pure, plus ils s’engluaient dans la laideur ; leur quête était pourtant celle d’une chimérique pureté, d’un beau immaculé. C’est bien là qu’est la prétention, donc le mal. Régénérer l’homme devient le but, transformer son essence sa modalité, éloigner « les indésirables » sa conséquence : intellectuels, artistes, religieux, hauts fonctionnaires entre autres furent traqués sinon chassés de l’enfer socialiste qui ne tira sa révérence qu’à l’homme nouveau, [24] de l’aryen à Stakhanov. Le socialiste ne voit pas l’homme tel qu’il est mais tel qu’il le rêve donc « tel qu’il devrait être. » Sous couvert de promesses, voilà la faute anthropologique du socialisme.
Maîtriser sa vie
Mais cet homme n’existe pas : la nature humaine est unique, duale, invariante ; les individualités sont multiples et changeantes. Imparfait, vicié méchant tel Caïn, l’homme toutefois en permanence se perfectionne grâce à des institutions conformes à sa nature, grâce à ses essais, erreurs et corrections. Il s’adaptera aux aléas, selon son bon vouloir, toute sa vie. Sa modestie l’ouvrira aux leçons de l’expérience. C’est le message libéral : l’homme n’est pas que vice. Chutant sans cesse, il se relèvera meilleur, seul ou grâce aux siens. Ainsi que l’historienne Adeline Daumard l’écrivait : « Contrairement au paysan qui, impuissant devant les intempéries, ne concevait qu’une vie soumise à la volonté de Dieu (ou de toute autre fatalité), contrairement au noble traditionnel qui, orgueilleux de sa lignée, considérait cependant le souverain comme la source de toutes les décisions, de toutes les faveurs, de toutes les grâces, » [25] contrairement au prolétaire qui n’avait de force que si sa personnalité était dissoute dans une foule, « le libéral négligeait le rôle éventuel des tout-puissants, refusait le pouvoir absolu du prince, niait le bien fondé des revendications des masses, et ne comptait que sur lui-même, aidé éventuellement par son entourage pour réaliser ses ambitions personnelles. » Force est de constater que, sauf catholique, chaque libéral voit en lui-même son propre maître. Si maîtriser sa vie, en devenir l’entrepreneur donc le bâtisseur nous élève et nous grandit, j’ai tout de même la faiblesse de croire que l’orgueil de le faire sans l’aide de Dieu conduit à l’abandon de la concorde, de l’ordre et de la beauté.
Morgane Bernis
[1] J.-F. Revel, La Grande Parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste, 2000. « Être assassiné par Pol Pot est-il moins grave que d’être assassiné par Hitler ? » demande l’auteur. La réponse se trouve dans la question.
[2] Songeons au grand rassemblement socialiste survenu à la Courneuve le 14 septembre 2013, dit « fête de l’Humanité » au cours duquel un stand fut dédié à Hugo Chávez décrit comme un héros de gauche et un leader de l’Amérique latine.
[3] J.-F. Revel, op. cit.
[4] Götz. Aly, Comment Hitler a acheté les allemands, Flammarion, 2008, p. 32. « Les nombres emprunts du nazisme au fonds idéologique de la gauche socialiste apparaissent déjà dans la biographie de ses grandes figures. À la fin de la république de Weimar, un nombre non négligeable de futur activistes nazis avait accumulé des expériences socialo-communistes, ainsi que l’évoque Eichmann à plusieurs reprises dans ses Mémoires : ‘Ma sensibilité politique était à gauche : en tout cas, les tendances socialistes étaient aussi présentes que les tendances nationalistes’. »
François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont-Calmann-Lévy, 1995 p. 216, « Le bolchévisme stalinisé et le national-socialisme constituent les deux examples des régimes totalitaires du XXe siècle. Non seulement ils sont comparables, mais ils forment à eux seuls une catégorie politique. »
[5] Hermann Rauschning. Hitler m’a dit, Paris, 1939. Propos recueilli par cet essayiste, homme politique membre du parti national-socialiste des travailleurs allemands.
[6] J.-F. Revel, op. cit.
[7] L’un des ouvrages de Gottfried Feder, L’État Allemand sur des bases nationalistes et socialistes, sera plus tard pour Adolf Hitler « le catéchisme du mouvement ». Joseph Göbbels, Journal 1923-1933, Tallandier, 2006, p. 91.
[8] Barbara Miller Lane et Leila J. Rupp, « Guidelines of the German Workers’ Party », Nazi Ideology before (1933), A Documentation, Manchester University Press, 1978, p. 9-11.
[9] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951. L’auteur distingue un totalitarisme politique (fasciste), un totalitarisme biologique (nazi) et un totalitarisme universaliste (communiste).
[10] J.-F. Revel, La Grande Parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste, 2000.
[11] La formule a été utilisée dans une correspondance entre Proudhon et Marx en date de 1846.
[12] Luigi Sturzo (1871-1959), prêtre catholique et homme politique italien, rappelle l’identité de ces régimes en précisant que « en seize années, de 1917 à 1933, l’Europe a connu, parmi tant d’autres pénibles expériences, une Russie bolchéviste, une Italie fasciste et une Allemagne nazie : trois grands États totalitaires de caractère différent, mais tous les trois type national et fondés sur la centralisation administrative et politique, sur le militarisme, sur la monopolisation de l’enseignement et sur l’économie fermée. » Les faits restent aisément vérifiables.
[13] Appelé « Château de Berlin », résidence principale des Hohenzollern pendant près de deux siècles jusqu’à la fin de l’Empire Allemand en 1918 puis sérieusement ravagés par des bombardements alliés en 1945, il sera rasé puis remplacé par le Palais de la République. Ce n’est que récemment, entre autres le 12 juin 2013 dans un article paru dans Le Figaro, que le gouvernement berlinois a annoncé la reconstruction de l’édifice historique.
[14] Le nom officiel du projet s’intitule « Plan d’ensemble de construction pour la capitale du Reich ». Sa maquette date de 1939 et les plans sont dessinés par l’architecte du Reich Albert Speer. L’expression « Germania, capitale du monde » semble être un projet d’Hitler mais les deux termes auraient été utilisés séparément. Henry Picker, avocat, recense certains de ses propos, notamment celui de transformer Berlin au sein d’un nouvel ensemble urbain appelé « Germania » (Andreas Hillgruber, Henry Picker. Hitlers Tischgespräche im Führerhauptquartier (Hitler, cet inconnu), 1941-1942, Munich, 1968, p. 182) et celui de faire Berlin une « capitale du monde » qui n’aurait d’égales que Rome ou Babylone (Werner Jochmann, Adolf Hitler. Monologe im Führerhauptquartier, 1941-1944, Munich, 1980, p. 318).
[15] Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire du XXe siècle (t. I). La fin du monde européen, 1900-1945, Hatier, 1996. Celle-là se concrétise notamment au travers du rejet de l’art « dégénéré ». Par exemple, le Bauhaus, contraint par les nazis de fermer ses portes en 1933.
[16] Peintre et sculpteur ukrainien constructiviste, né en 1885 et décédé en 1953, il s’affilie au courant artistique des constructivistes dont la « signification n’est pas étrangère » au concept de constructivisme évoqué supra, comme le rappelle F. Hayek (in Nouveaux essais de philosophie de science politique, d’économie et d’histoire des idées (1978), Alain Laurent s.d. Bibliothèque classique de la liberté, 2008). Cet artiste participera de décembre 1915 à janvier 1916 à l’exposition suprématiste « 0.10 » comme Kasimir Malevitch.
[17] Le projet initial, exposé en 1920, reste toutefois à l’état de maquette. Ce n’est que plus tard que Dan Flavin rendra hommage à Vladimir Tatline avec Untitled (Monument for Vladimir Tatline), 1975, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou.
[18] Stéphane Courtois, Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997.
[19] Ces études également élèvent les victimes du communisme à un nombre de morts quatre fois supérieur à celui du national-socialisme, à hauteur de vingt-cinq millions. Des historiens bien avant ce travail évaluaient ces chiffres à la hausse. Les études de S. Courtois et de son comité d’étude restent toutefois guère contestés puisque leur documentation se compose en grande partie de documents provenant des archives de Moscou.
[20] J.-B. Godin, Solutions sociales, réédition aux éditions du Familistère, 2010.
[21] Cité par l’économiste S. Schweitzer. « Certes le mot nationalisation indique et laisse à penser que c’est la nation qui est propriétaire de ces entreprises. Au-delà de cette sémantique, il s’agit bien sûr d’une étatisation, c’est bien l’État qui gère et il n’est pas sûr que par exemple aujourd’hui encore, les Français aient l’impression d’être propriétaires de la SNCF. »
[22] S. Courtois, op. cit.
Yang Jisheng, Stèles. La Grande famine en Chine, 1958-1961, éd. Cosmos Books (Tian Di Tu Shu), Hong Kong, 2008. Cet historien estime que la grande famine de Mao Tse-Toung a causé 36 millions de décès en trois ans, 12 millions par an, I million par mois. Proche du gouvernement chinois, son best-seller sera censuré en République populaire de Chine.
Frank Dikotter, La Grande Famine de Mao (Mao’s Great Famine: The History of China’s Most Devastating Catastrophe), 1958-1962, 2010.
[23] S. Courtois, op. cit. (p. 660) explique que « le recours occasionnel au cannibalisme » était une réaction à la famine dans ces pays. Rappelons que ces pratiques avaient aussi court dans l’Ukraine des années 1930.
[24] Cf. art. Loïc Floury, « L’esthétique du libéralisme », Ve Journée Jeunes Chercheurs « Usages de la Beauté », s.d. Mme Meesemaecker.
[25] Adeline Daumard, La Bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, SEVPEN, Paris, 1963.