Nous publions ici la première suite d’un article en trois parties qui dresse une critique au scalpel de la « beauté » du socialisme, c’est-à-dire bien sûr tant sa non-moralité que la laideur de ses effets sur les hommes. Le texte repose sur des références libérales larges, mais son propos est clairement libéral, au sens de l’exigence que nous avons de ce terme.
L’introduction est ici, la dernière partie est là.
Bonne lecture – Vu d’Ailleurs
Orgueil, paradis et erreur intellectuelle du socialisme constructiviste
Pour le constructiviste, « l’ordre social doit résulter d’un dessein préétabli par un ou plusieurs individus qui auront imaginé les contours d’un demain meilleur qu’aujourd’hui. » [1]
L’ordre social constructiviste vient d’en haut ; l’ordre social spontané, d’en bas. [2] Imaginer une société nouvelle, « des lendemains qui chantent, » c’est faire du constructivisme ou du socialisme. La société est le fruit d’un cerveau humain qui l’aura planifiée à la manière d’une machine : c’est la République idéale de Platon, Utopia de Thomas More, la société collectiviste de Staline. Le libéral, en revanche, en toute humilité a perçu que les individus agissaient sans connaître par avance le résultat de leurs actes ; [3] et pour lui, cette incertitude est féconde comme leur liberté bornée au respect du droit naturel. [4] Liberté est mère de talent et avec elle, l’ingéniosité humaine se délie. Les mots sont apparus dans le vocabulaire sans que personne ne le décide : ainsi est née la langue. Les hommes ont eu besoin de règles pour survivre en groupe : ainsi sont nées les coutumes, différentes du code de lois. Les codes viennent d’en haut ; les coutumes, d’en bas. L’économiste précité précise que l’ordre social spontané, complexe, résultera des actions et interactions involontaires, imprévisibles et spontanées entre tous. Friedrich Hayek parle d’un « ordre mûri par le temps, » [5] stable, puisque c’est au fil du temps que les activités des hommes modèleront la société.
Contrairement aux libéraux, les socialistes, selon Jean-François Revel sont persuadés « que toutes les doctrines qui les critiquent copient la leur en se bornant à l’inverser et promettent, comme la leur, la perfection absolue, mais simplement par des voies différentes. » « Comme le socialisme, lui, a été conçu dans l’illusion de résoudre tous les problèmes, ses partisans prêtent à leurs contradicteurs la même prétention. » « Or, tout le monde n’est pas mégalomane, heureusement. Le libéralisme n’a jamais eu l’ambition de bâtir une société parfaite. Il se contente de comparer les diverses sociétés qui existent ou ont existé et de retenir les leçons à tirer de l’étude de celles qui fonctionnent ou ont fonctionné le moins mal. » [6]
Cultiver son jardin
L’attitude libérale ainsi consiste plus en le fait de laisser autrui cultiver lui-même son jardin même si celui-là vient à être envahi de ronces que de lui imposer une recette, ou plutôt, un plan, un dessin du jardin « parfait ». Le libéral, aussi et enfin, reste humble : il ne sait pas le résultat de cet ordre, connaît d’avance son imperfection [7] mais ne prétendra pas être dans la capacité de le créer.
Selon l’économiste Pascal Salin, « le constructivisme repose sur un véritable orgueil intellectuel » [8] : celui qui souhaite construire une société parfaite, en effet, prétend connaître plus qu’il ne connaît véritablement les aspirations, les préférences et le comportement de demain des individus. C’est pourquoi « le socialisme, comme tous les constructivismes, est un péché d’orgueil. » [9] Par vanité, ignorance, soif d’absolu ou délire des grandeurs, le constructiviste rêvera d’un homme idéal ancré dans une société idéale n’existant que dans son imaginaire. Si une idée peut se réaliser, si tout projet naît de l’imagination d’un homme, celle-là restera sans limites si les images priment la réalité sans garde-fou (la raison) rendant de facto les souhaits portés par ce projet, au mieux difficilement applicables mais sans risque grave, au pire susceptibles d’amorcer un processus mortifère. [10]
De l’orgueil à l’erreur intellectuelle, il n’y a qu’un pas : l’erreur intellectuelle selon F. Hayek repose sur la tendance des planistes à « fonder leurs raisonnements sur […] la fiction que tous les faits à prendre en considération sont présents à l’esprit d’un même individu et qu’il est possible d’édifier, à partir de cette connaissance des données réelles de détail, un ordre social désirable. » Si quelques utopistes croyant avec ferveur à la nécessité de leur dessein désirent bâtir un monde meilleur, plus juste, le modeler à leur guise « façon Sim City » et s’y essaient, ils se hasarderont simultanément à plier la réalité à leurs souhaits, à savoir la nature humaine à leur idéal de l’homme. Ce faisant, ils reproduiront non seulement le péché des origines (consistant en l’orgueil de se prendre pour celui qui détient la connaissance totale, à savoir, Dieu) mais aussi se heurteront à une erreur technique, c’est-dire l’impossibilité évidente d’une personne physique, d’un cerveau humain à saisir seul la complexité du monde [11] et de prévoir les contours de celui de demain en vue d’ordonner la vie des autres selon un plan imaginé, construit, en les contraignant à s’y accorder.
Refuser de reconnaître ses limites, c’est pour l’Église faire preuve d’orgueil, donc pécher. [12] Or se croyant plus doué que les autres mais niant les limites de sa propre raison, un homme, un jour, s’essaiera à la construction d’un paradis idéal.
Combler les attentes
La raison, seule, peut-elle « sonder les reins et les cœurs » pour deviner les désirs, préférences et aspirations de millions de consciences, de consommateurs ? Les propos supra ne plaident pas en ce sens. Mais le constructiviste demeurera convaincu que prévoir le modèle de robe à porter en 2030 est chose aisée comme certain qu’une Renault R5, par exemple, suffira à combler toutes les attentes en matière automobile. C’est la « magie » du plan déployée par le planificateur, le constructiviste qui dorera son blason du moment qu’il se présentera comme l’apôtre de l’intérêt général œuvrant pour le bien de tous. A contrario, en économie de marché, les entrepreneurs d’autant plus performants qu’ils travailleront en s’ouvrant à la concurrence, se demanderont plutôt si les femmes désireuses de s’apprêter ne préfèreront pas d’autres modèles de robe et du tissu de meilleure qualité ; si les amateurs d’automobiles ne seront pas plus sensibles à une carrosserie plus lisse et racée dans la lignée de la Ferrari 365 Daytona.
L’intention socialiste de donner à autrui et de s’occuper de lui, quand elle est volontaire, reste belle et innocente : c’est la pièce donnée dans la rue à un infirme ; c’est l’adulte qui va aider un jeune esseulé à grandir. L’attitude socialiste consistant à rêver de lendemains meilleurs au sein d’une société collective semble orgueilleuse et à bon droit un peu détonante. C’est Fourier et son phalanstère, Godin [13] et son familistère. Mais tant que ce rêve n’est pas imposé à autrui, il n’entravera pas sa liberté et sa dignité. Concernant le socialisme révolutionnaire ou le planisme, il en va toutefois autrement.
À suivre…
Morgane Bernis
[1] Cité par l’économiste Serge Schweitzer.
[2] La distinction constructivisme-ordre spontané s’apparente à la dichotomie existant entre créations artificielles et créations naturelles identifiées dans la Grèce ancienne : Rendre les termes synonymes serait toutefois un écueil à éviter. Cf. à ce sujet Friedrich Hayek, Nouveaux essais de philosophie de science politique, d’économie et d’histoire des idées (1978). Bibliothèque classique de la Liberté, 2008, p.27.
[3] Ibid, p. 28. « Comme l’ont enfin compris les philosophes écossais du XVIIIe siècle (mais les derniers scolastiques l’avaient partiellement compris), une grande partie des formations sociales, bien qu’elles résultent de l’action humaine, n’ont pas été conçues par l’homme. La conséquence en est que de telles formations pourraient être décrites aussi bien comme «naturelles» que comme «artificielles», selon l’interprétation des termes traditionnels. »
[4] Frédéric Bastiat, La Loi, 1850, Les droits naturels, ainsi que le rappelle Frédéric Bastiat, sont antérieurs à toute législation humaine. « Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, la vie physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d’elle-même. Celui qui nous l’a donnée nous a laissé le soin de l’entretenir, de la développer, de la perfectionner Pour cela, il nous a pourvus d’un ensemble de Facultés merveilleuses ; il nous a plongés dans un milieu d’éléments divers. C’est par l’application de nos facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l’Assimilation, de l’Appropriation, par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné. Existence, Facultés, Assimilation ; en d’autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété, voilà l’homme. C’est de ces trois choses qu’on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique, qu’elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine. Ce n’est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois. »
Léon XIII, Encyclique Rerum Novarum, 1891, p. 3. « Et qu’on n’en appelle pas à la providence de L’État, car l’État est postérieur à l’homme. Avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. »
Richard Stanley Peters, The Concept of motivation, Londres, 1958, p. 5. L’homme cherche à atteindre ses propres fins mais se borne également à observer des règles. À ce sujet, outre les droits naturels inhérents à l’homme, F. Hayek (Ibid.) distinguera trois catégories de règles : « Il s’agit 1° de règles qui sont observées dans les fais mais qui n’ont jamais été formulées en mots ; si nous parlons de «sens de la justice» ou de «sens de la langue», nous nous référons à des règles que nous pouvons appliquer, mais que nous ne connaissons pas explicitement ; 2° de règles qui, bien qu’elles aient été formulées en mots, ne font qu’exprimer approximativement ce qui a depuis longtemps été généralement observé dans les actes : 3° de règles qui ont été délibérément introduites et qui existent par conséquent nécessairement sous forme de mots arrangés en phrases. Les constructivistes voudraient rejeter le premier et le deuxième groupe de règles, et n’accepter comme valide que le troisième groupe que j’ai mentionné. »
[5] F. Hayek, Droit, législation et liberté (Law, Legislation and Liberty), PUF, coll. «Quadrige», 1973.
[6] Jean-François Revel, La Grande Parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste, 2000.
[7] Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Calmann Lévy, 1955, p. 292. Cet ordre est imparfait puisque seuls des hommes imparfaits agissent et ainsi le façonnent « Le libéral tient pour permanente l’imperfection des hommes. Il se résigne à un régime où le bien sera le résultat d’actions innombrables a jamais l’objet d’un choix conscient. »
[8] Pascal Salin, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000 : « pour vouloir modeler la société à sa guise, il faut évidemment supposer à la fois que l’on connaît les objectifs de ses membres (comme si l’infinie diversité de ces objectifs individuels pouvait faire l’objet d’un processus réducteur de synthèse globale) mais aussi que l’on connait les meilleurs moyens d’y arriver, c’est-à-dire que l’on a une connaissance parfaite des processus d’interactions complexes qui composent une société. »
[9] F. Hayek, La Présomption fatale (The Fatal Conceit: The Errors of Socialism), 1988.
[10] Il est important de préciser que nous nous situons dans une analyse de cas, l’objet d’étude étant indiqué dans l’introduction. Exagérer la portée de ces propos mènerait à des impasses.
[11] Bien que la logique du comportement humain soit parfois très simple à comprendre. À ce sujet, se référer à la praxéologie (science de la perception, de la décision et de l’action) dont le maître, en la matière reste L. V. Mises. Ludwig von Mises, L’Action humaine : Traité d’économie (Human Action: A Treatise on Economics, 1949), Libre échange. Paris, PUF, 1985.
[12] L’enseignement biblique à ce sujet ne dit point autre chose : l’orgueil est le péché par excellence, originel, par lequel tout mal survient. Ainsi, pécher par orgueil, comme Satan dans la Genèse, c’est ab aeterno rompre avec Dieu.
[13] Christian Lions-Paracchini, Jean-Baptiste André Godin et le familistère de Guise : Éthique et pratique, PUAM, collection du Centre d’éthique économique dirigée par Jean-Yves Naudet, 2012. La personnalité de celui-ci reste pour le moins étonnante au vu de son éthique, de ses aspirations et de son expérience de vie. « Jean-Baptiste Godin est probablement la seule personnalité de tout le XIXe siècle qui peut se vanter d’être un homme de pensée et un homme d’action, un capitaliste et un socialiste, un innovateur extrêmement audacieux et un phalanstérien particulièrement égalitaire. »