« La politique et l’école maternelle ne sont pas la même chose : en politique obéissance et soutien ne font qu’un. » – Hannah Arendt

Esprit libre ?

Napoléon Bonaparte disait, paraît-il, que le peuple est le même partout. Quand on dore ses fers, il ne hait pas la servitude. J’affirme pour ma part que la servitude, au sens que lui confère Hayek, [1] n’est pas seulement affaire de dorures et de verroteries mais qu’elle n’est possible que si l’individu se trouve dans un état de conscience qui se situe quelque part entre la lâcheté et l’abandon de la raison. J’affirme qu’il est d’abord question de mécanique : celle de l’esprit, de la conscience, ainsi que de quelques lois qui les gouvernent et qui relèvent en partie de la psychanalyse. Lecteur, toi qui ressens une pulsion de liberté, sache que tu n’es pas sans esprit – personne ne l’est – mais que seule cette prise de conscience et la compréhension de ces mécanismes te permettra de t’affranchir.

servitude

Sortir de la servitude – Nuages des mots de l’article.

Un état de l’esprit

J’affirme que c’est un état de l’esprit, un état psychique relevant de l’inconscient, qui engendre le consentement, l’obéissance et la servitude. La crainte de la sanction et l’illusion du libre-arbitre conduisent l’individu à refouler son désir même de liberté.

Il soutient l’État en obéissant. Il est convaincu que ses choix sont rationnels alors qu’ils sont en réalité construits exclusivement sur une base affective. L’individu se maintient, ou plutôt il est maintenu, à un stade infantile par la peur, qui appelle la peur de la perte d’un objet imaginairement indispensable : l’État. Il en interprète automatiquement la disparition comme une menace à sa propre existence et ne voit pas, ne comprend pas que c’est en réalité lui-même, par son obéissance, qui nourrit cette peur : il refoule. Nous sommes entre lâcheté et abandon parce que l’obéissance résulte d’un refoulement et que l’individu s’interdit les écarts à la norme sociale. [2] Avec l’illusion de n’obéir qu’à lui-même, l’individu soutient (et maintient) de facto l’État par l’ignorance du fonctionnement de son propre appareil psychique.

L’État, lui, le maîtrise parfaitement et tout son système normatif est basé sur cette ignorance et sur la peur qu’engendre sa disparition, comme l’enfant qui redoute la mort du parent. Le premier outil pour sortir de la servitude est donc la maîtrise de l’appareil psychique.

Refouler et censurer

Nous savons depuis la publication des travaux de Sigmund Freud et, plus tard, de ceux de Jacques Lacan, qu’il ne s’agit nullement d’enchantement mais plus prosaïquement du surmoi, inconscient et immuable, qui refoule et censure de façon infantile. [3] C’est justement l’outil dont use aussi l’État parce qu’il est un liant social basé sur l’intériorisation de l’interdit : l’obéissance aux lois les plus liberticides est automatiquement consentie parce qu’elle situe l’individu dans un groupe social lui-même défini par l’obéissance à l’État.

Le surmoi, en définitive, permet à l’enfant de s’identifier à un référent qui est chez Freud son parent de même sexe et qui, dans notre propos, est l’État. Nous avons affaire à un seul et même mécanisme. Ainsi, l’enfant chez Freud est l’individu adulte en société qui, maintenu à un stade infantile, ne peut interpréter son rapport à la société que grâce aux interdits et aux ordres de l’État agissant exactement comme le surmoi freudien. Un tel individu est incapable d’interpréter cette relation autrement que comme un rapport de domination librement consenti, ce qu’il n’est évidemment jamais le cas. L’individu obéit d’abord dans la mesure où il reconnaît en l’État le seul référent freudien possible à la vie en société puis, mécaniquement, il conserve son esprit dans un état propice à la servitude.

Pourtant sans cet automatisme, sans cette obéissance freudienne, l’État serait totalement démuni. Car sans obéissance, point de soutien ; sans soutien, point de légitimité ; sans légitimité, point d’État ; sans État, point de servitude. Sortir de la servitude, c’est la négation de la légitimité de son référent. Sortir de la servitude, c’est sortir de l’enfance.

La rupture radicale

Fort de ce qui précède, nous pouvons aborder un second outil : le changement radical de la relation de l’individu au groupe social dans lequel il vit et qui le contrôle. En d’autres termes, sortir de la servitude implique une redéfinition de sa relation aux autres : c’est la rupture de l’ordre normatif. Et on voit bien l’enchaînement des éléments du processus : de la persistance – perpétuation de la servitude – à la mise en mouvement – démarche de sortie – pour arriver à la rupture normative, autrement dit le rejet de la pression et du contrôle social.

Car la rupture n’est pas simplement un désaccord. Ce qui a radicalement changé c’est la disposition à reconnaître l’État comme référent et à obéir aux conditions et aux normes par lesquelles il gouverne. En d’autres termes, puisque le référent a perdu toute légitimité, il en va de même de ses normes et de ceux, hommes de l’État ou simples quidams, qui nous forcent à les respecter. L’obéissance n’a plus de raison d’être, le soutien à l’État s’évanouit en même temps que disparaît la peur du rapport de force avec le reste de la société.

Cette rupture est le corrélat de la prise de conscience évoquée ci-dessus. Elle consiste à affirmer : « je ne vous dois pas obéissance et je dénonce votre société car je n’ai plus peur de ne pas en faire partie. »

Le risque à la place de la peur

Bien sûr, seule la peur disparaît. Le rapport de force lui-même perdurera tant que le groupe social considéré ne sera pas mû par la même philosophie libertarienne. Ce rapport expose au mieux à l’opprobre, dont Robespierre disait qu’il est « l’accablant témoignage de l’exécration publique » [4] et au pire à la sanction des hommes de l’État.

C’est le risque inhérent à la sortie de la servitude, bien que du point de vue philosophique nous ne soyons pas à proprement parler dans la transgression, car celle-ci présuppose qu’on reconnaisse la légitimité de la norme. Mais les hommes de l’État ne feront pas la différence.

Sois prudent, lecteur : dès lors que ta sortie de la servitude est sans équivoque, que tu n’es plus l’enfant d’un père qui se dit bienveillant bien que manipulateur. Tu deviens hors-la-loi.

Libres !!

Couverture de Libres !!

 

Philippe Joppart, in Libres !!, 2014

[1] Friedrich A. von Hayek, La route de la servitude, 1943, trad. G.Blumberg, PUF, Collection Quadrige, Paris, 1993.

[2] Au sujet de la notion de contrôle social, voir : Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation, préface à : Norbert Elias, La société de cour, Flammarion, Paris 1985.

[3] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Payot, Paris 2010. Voir en particulier la définition de la seconde topique.

[4] Maximilien de Robespierre, Discours sur la peine de mort, le 30 mai 1791 à l’Assemblée constituante.