« Il existe des lois injustes : Devons-nous consentir à leur obéir ? Devons-nous tenter de les amender tout en leur obéissant jusqu’à ce que nous parvenions à nos fins – ou le devoir nous impose-t-il de les transgresser d’emblée ? » – Henry Thoreau, 1849

Société libre

Le fonctionnement d’une société libre implique l’adhésion de tous à un ensemble d’usages et de lois visant à garantir les droits essentiels de chaque individu qui la compose. Chacun doit pouvoir disposer sans contrainte de ses biens et décider librement de ses actions pour autant qu’il ne viole pas les droits essentiels d’autrui.

Les limites du consentement

Les notions de conquête, d’autorité et de subordination à l’origine historique de l’État n’ont jusqu’ici pas permis aux hommes de vivre dans une société dont les lois respectent scrupuleusement leurs droits naturels. Certes, l’évolution des sociétés va dans le sens d’un recul des régimes tyranniques ou totalitaires. Il subsiste néanmoins, même dans les démocraties libérales, de nombreuses contraintes législatives ou institutionnelles qui s’opposent au droit naturel et restreignent la liberté individuelle.

L’abolition du service militaire obligatoire dans nombre de pays avancés ne rend pas l’objection de conscience obsolète pour autant. La fiscalité repose sur des bases coercitives moins visibles que la conscription : on en oublie le fondement confiscatoire de l’impôt. D’autres contraintes telles que l’assurance sociale obligatoire ou le permis de séjour violent également des libertés essentielles même si elles font partie des mœurs.

Les lois les plus liberticides ne peuvent survivre sans le consentement tacite (dans les États totalitaires), ou explicite (dans les démocraties directes), d’un nombre critique de ceux qui les subissent. L’histoire démontre que dans toute société, seule une petite minorité s’opposera d’emblée et ouvertement à l’ordre établi lorsque ce dernier viole des libertés fondamentales. Le combat prendra différentes formes, qui dépendront autant de conjonctures historiques ou institutionnelles que de la vision, du courage et de la détermination de celui qui conteste le régime ou les lois.

Crespo

Désobéissance civile – Nuage des mots.

Insoumis ?

Lorsque la tyrannie est brutale, l’insoumis peut appeler au soulèvement et, par son héroïsme ou son martyre, mener au renversement du tyran, sans assurer pour autant le triomphe de la liberté. En démocratie directe, l’arme référendaire permet en théorie au citoyen d’amender ou abroger une mauvaise loi. Des majorités peuvent aussi se constituer pour imposer démocratiquement des lois qui restreignent abusivement les libertés.

L’attachement à la liberté ou la tolérance de la servitude varie d’un individu à l’autre. En outre, même parmi les authentiques libéraux, seule une minorité dispose du temps, du degré d’information ou de la faculté d’analyse nécessaires pour évaluer correctement l’impact réel ou les conséquences à terme de législations excrétées sans discontinuer par les processus politiques et parlementaires. À défaut de parvenir à mobiliser les foules ou rassembler un seuil critique d’opposants nécessaire à l’abrogation de lois contraires au droit naturel ou qui violent tout simplement sa conscience, il ne reste plus à l’inconditionnel de la liberté qu’à se soumettre… ou désobéir !

Du refus… à la désobéissance

La résistance individuelle aux régimes autoritaires ou aux lois iniques peut prendre différentes formes. Nous excluons ici la révolte armée. Exception faite du tyrannicide, elle ne se situe en effet pas dans le cadre de l’action individuelle, même si souvent amorcée par un noyau d’insoumis. La révolte populaire entraîne aussi la violation de droits de propriété et l’atteinte à l’intégrité physique de l’adversaire ou des victimes collatérales.

L’histoire contemporaine nous offre trois exemples clés de résistance individuelle et non-violente à l’autorité de l’État ou de ses lois. La non-violence proposée par Gandhi [1] s’intégrait dans une stratégie guerrière permettant au combattant le plus faible d’affronter sans armes une puissance coloniale invincible sur le plan militaire. La protestation pacifique de Gandhi n’avait pas pour but premier d’assurer la liberté de ses compatriotes. Elle visait plus prosaïquement à obtenir l’indépendance du pays. La fin ne s’avérera d’ailleurs pas à la hauteur des moyens. L’État indien oubliera rapidement les préceptes de non-violence du Mahatma et se montrera à l’usage moins respectueux du droit naturel que l’ancien colonisateur britannique.

La dissidence soviétique, illustrée par Vaclav Havel, [2] Alexandre Soljenitsyne ou Andreï Zakharov constitue une deuxième variante de résistance à l’ordre établi. En refusant la censure et en exposant par l’écrit, ou le samizdat, le mensonge officiel sur lequel une idéologie totalitaire fondait son pouvoir, les dissidents parviendront à terrasser l’empire soviétique. Ceci sans les représailles qui avaient sanctionné plus tôt l’échec des révoltes populaires en Hongrie ou en Pologne.

Ne pas cautionner des lois injustes

Pour Henri Thoreau, [3] « le gouvernement est un simple intermédiaire choisi par les gens pour exécuter leur volonté » : le citoyen ne doit à aucun instant abdiquer sa conscience au législateur. La désobéissance civile représente pour lui le dernier recours de l’individu face aux lois qui violent sa conscience. Ce refus d’obéir n’a pas d’objectif politique ou révolutionnaire. Il ne vise ni à renverser un gouvernement ni à mettre en cause les fondements d’un système légal. Il est dicté exclusivement par l’impératif moral qui interdit à l’individu intègre de cautionner des lois injustes par sa soumission.

Le respect pour ce qui est bien est plus important que le respect de la loi. Lorsque les deux sont en contradiction, le citoyen a le devoir moral d’ignorer la loi et si nécessaire de lui désobéir. Henry Thoreau choisira la prison plutôt que d’accepter de financer par ses impôts les aventures guerrières (guerre du Mexique) ou l’action d’un État qui cautionne l’esclavage.

L’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin à la soumission. Peut-on en effet affirmer aujourd’hui que nous sommes entièrement propriétaires de nous-mêmes, ou que la servitude a disparu, sous prétexte que les chaînes qu’il nous reste à briser sont devenues moins visibles ?

Couverture de Libres !

 

Alphonse Crespo, in Libres !, 2012

[1] Mahatma Gandhi, “Selected texts on non-violence”, Dover Edition, Mineola, NY, 2001; ISBN 0-486-41606-2.

[2] Vaclav Havel, “The Power of the Powerless”, in “Citizens against the State in Eastern Europe”, 1985, John Keane Editor, M.E. Sharpe éditeur NY; ISBN 0-87332-761-6.

[3] Henry David Thoreau, “Resistance to Civil Government”, in “Walden and Other Writings”, Ed J.W. Krutch, 1962, Bantam Books; ISBN 0-553-21246-X.