Mon très cher ami,
Ta lettre me remplit de joie, et c’est à la fois de te lire mon vieil ami mais aussi et peut être surtout parce qu’elle éveille en moi cette irrépressible envie d’user de ce que j’ai sans doute de plus précieux : mon esprit. Je vais donc en user et saches que c’est un plaisir parfaitement hédoniste car je me fais avant tout plaisir. Et si, par ailleurs, tu y trouves ton compte, eh bien je pense que nous aurons accompli quelque chose d’utile et d’intéressant. Car enfin, peux-tu me dire s’il est concevable de poser des actes si ce n’est d’abord pour se servir soi-même ? À titre personnel je ne le pense pas, je crois au contraire que le plus charitable des individus, le plus serviable et le moins misanthrope des individus, pose tout acte et toute pensée d’abord et avant tout pour son propre intérêt, même s’il s’agit d’un acte inconscient. J’y reviendrai dans une prochaine correspondance car il m’apparaît nécessaire de s’entendre sur ce point et, par la même occasion, démonter le concept d’humanisme tel qu’il est servi de nos jours, c’est-à-dire une extension puérile du dévouement chrétien par nécessité de racheter un péché originel – j’y reviendrai donc.
Dépasser le stade fixe des idées
Quant à l’écriture, j’aimerais en guise d’introduction te rappeler notre cher Hobbes qui, dans son inestimable Léviathan affirmait que « l’invention de l’imprimerie, quoiqu’ingénieuse, n’est pas grand-chose en comparaison de celle de l’écriture ». Trop souvent méprisé par les scientifiques, malheureusement galvaudé par les intellectuels, l’écrit est ce qui donne à la pensée le pouvoir de s’élaborer afin de dépasser le stade fixe de l’idée. Écrire oblige à prendre pleinement conscience de ses idées, à les analyser pour pouvoir trouver les mots adéquats, à mieux penser ce qu’on n’avait finalement que ressenti pour soi. Et il me semble que la pensée aurait dans tous les cas plus à perdre qu’à gagner si elle faisait l’économie de l’écrit – et c’est bien pour cela que nous avons entamé cette correspondance. Je suis en effet convaincu que la pensée rationnelle peut difficilement se passer de l’écriture qui participe activement à son élaboration, qui en est même peut-être la condition, pour la pensée mathématique comme pour la pensée littéraire. Et si la parole est un moyen, l’écrit est un outil comme l’avaient compris nos lointains ancêtres qui gravèrent les premiers textes. Ainsi, l’écriture n’est pas la simple traduction graphique de la parole, mais un langage différent qui répond de ce fait à d’autres exigences. Écririons-nous si nous ne pouvions, d’une manière tout à fait équivalente, nous servir de la parole dont l’apprentissage est plus rapide et, semble-t-il, plus naturel ? Non bien sûr et tu n’es pas sans savoir que les sociétés qui n’ont pas recouru à l’écriture ne nous ont finalement rien légué – ou si peu. La parole se suffit à elle-même mais la parole n’est rien sans l’écrit.
Pensée volatile
Or chez tous ces gens dont nous avons partagé la vie mondaine pendant quelques heures, c’est bien la parole qui prime et je ne pense pas t’étonner en affirmant que c’est parfaitement voulu, car leur pensée est à la fois volatile et peu précise et par conséquent très facilement démontable, attaquable, critiquable et en dernière analyse très fragile. Ils parlent parce qu’ils n’oseraient pas assumer ce qu’ils disent ! Ils noient leur responsabilité dans ce « on » qui m’a tellement effaré, mais ils poussent encore plus loin en n’étant que des gens de « parler » et non « d’écrit ». La parole est d’or, dit-on, mais chez eux elle est fiel ! Attention, je ne dis pas que la parole est méprisable, bien au contraire, car à partir du moment où nous sélectionnons ce que nous voulons dire et où nous éliminons d’autres choses que nous jugeons moins importantes, nous exerçons une certaine influence sur ceux qui lisent ou écoutent ce que nous écrivons ou disons. La parole a donc toujours une force dans le monde, il ne faut pas s’y méprendre ; par contre j’en arrive à conclure que l’absence d’écrit chez les « influenceurs » est un acte conscient qui participe, lui aussi, à la dilution de leur responsabilité individuelle. Je sais bien que certains ont publié mais nous savons aussi qu’il s’agit pour la plupart d’ouvrages rédigés par des « nègres » (qu’il est bon d’utiliser ce terme dans ce contexte !) ou corrigés, édités et affinés par des gens dont le métier est de donner forme à l’informe que représente la pensée de nos fats. Car il s’agit bien de cela, n’est-ce pas : la fuite, la négation de la responsabilité individuelle, qui est d’ailleurs la raison intrinsèque pour laquelle ils sont « influenceurs » et non « décideurs ». Comme on dit vulgairement : « ça ne mange pas de pain ! ». Pourtant il faut s’attarder un peu sur cette relation entre la parole choisie de préférence à l’écrit et la dilution de la responsabilité individuelle dans ce « on » que je honnis.
Responsabilité, quid ?
Or tu le sais bien, le concept de responsabilité renvoie directement à l’acte et non à l’idée – ce pourquoi on ne peut, en théorie du moins, faire un procès d’intention. Voilà qui a longtemps cristallisé et résumé le sens usuel du concept de responsabilité et il n’y a en l’occurrence rien de bien difficile à appréhender. Mais qu’en est-il des idées ? Je te pose la question en toute honnêteté et te prie de n’y voir aucun piège : je m’interroge et aimerais connaître ton point de vue car, enfin, il me semble que nous serons d’accord pour affirmer que la responsabilité ne peut être que contractuelle. Si je me réfère au Droit naturel, la responsabilité naît avec le libre engagement à des obligations fixées par écrit – tiens, le revoilà cet écrit … Tu vois bien que sa nature est celle d’un outil – et il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle que dans le cadre du contrat librement consenti. Or quel est le monde que l’on nous impose ? c’est bien celui du « contrat social » qui est autant un contrat que je suis moi-même bouddhiste ardennais. Et qu’est-ce que le « contrat social » si ce n’est la négation la plus définitive de la responsabilité individuelle au profit d’une collectivisation, d’une mutualisation de l’obligation sans jamais pouvoir exprimer son accord ou (et ce serait plus juste nous concernant) son désaccord ?
Causalité vs Arbitraire
Notre droit lui-même se fonde sur la dualité public-privé, bien que la sphère privée soit toute relative par extension du fumeux « bien public », et se réalise dans la distinction classique entre responsabilité civile et responsabilité pénale. La première renvoie au dommage causé à autrui (ce que l’on peut parfaitement admettre) et la seconde à la violation délibérée de la loi (c’est-à-dire que l’individu léserait « la société »). Ce système m’horripile, bien entendu, mais il m’effraie aussi : si dans les deux cas il s’agit de répondre de ses actes (intentionnels ou non) et de leurs conséquences pour autrui, ce n’est qu’en matière civile que la causalité suffit à fonder la responsabilité, alors que dans le registre pénal on juge de celle-ci à partir des situations, des circonstances et des intentions de l’individu vis-à-vis de « la société ». En d’autres termes, la responsabilité de l’individu sera fonction du Zeitgeist et de rien d’autre, quelles que soient les intentions du législateur.
1984 de la pensée
Partant, il faut être bien fou ou courageux (voire les deux) pour assumer une responsabilité individuelle et je comprends, bien que je le dénonce, ce recours au « on » et cette distanciation de l’écrit au profit d’une langue de plus en plus pauvre et de moins en moins apte à exprimer la pensée complexe, raffinée, philosophique. Voilà, cher ami, où je voulais en venir : l’abâtardissement de la langue est voulu, il n’est pas fortuit, il n’est pas non plus le produit de l’intellect déclinant de nos contemporains (bien que j’aie lu récemment que le QI avait fâcheusement tendance à baisser en France) et il traduit au contraire la fuite à la fois devant la responsabilité qui est condition sine qua non de la liberté. Voilà aussi pourquoi j’exècre ces gens qui se gaussent d’humanisme et de liberté mais qui ne ratent jamais une occasion de nous prouver qu’ils n’ont pas le début d’une intention de l’assumer. Orwell ne s’y était pas trompé, qui disait (je paraphrase) qu’une langue abâtardie plongerait l’individu dans l’impossibilité d’exprimer une idée abstraite et que par conséquent l’individu se fondra mécaniquement dans la masse, puisqu’il n’est plus possible d’exprimer que ce qu’il est commun d’exprimer. C’est terrible, c’est la négation de millions d’années d’évolution au profit de je-ne-sais quelle lubie collectiviste que l’on présente comme progressiste, alors qu’elle n’est en réalité même plus une régression : c’est une destruction !
Achat et vente de consciences
Il faut que tu saches que j’ai beaucoup aimé ton analogie avec le « marché de nos villages » car, en effet, on peut observer dans tout groupe social réuni en congrès, de loisir ou de travail, une propension au marchandage, au commerce, à la négociation. C’est dans la nature humaine et j’aurais même tendance à affirmer que voilà le vrai humanisme : celui qui fait passer le libre commerce des idées et des biens avant l’obligation de respecter une charte ou un dogme socio-politique. Mais je voudrais élaborer sur le sujet et considérer deux choses : tout d’abord la liberté d’échanger elle-même, qui ne souffre à mon avis d’aucune exception, si ce n’est la nature de l’objet négocié qui ne doit contrevenir à aucun des axiomes libéraux (on ne peut accepter un contrat qui porterait sur un assassinat !) et en second lieu l’aspect éthique. Je t’avoue que ce dernier point m’est apparu essentiel après avoir entendu les convives échanger des influences plutôt que le produit de leurs esprits, de leurs compétences. Permets-moi d’insister un instant : ces gens négociaient certes, ils échangeaient peut-être mais c’était du trafic d’influence, leur marché est celui de la porosité, non : de la collusion totale entre ce qu’Aristote avait pris soin de bien séparer, à savoir les sphères économiques, politiques et éthiques ! Alors je sais bien que le brave Aristote avait posé des conclusions très discutables, comme la réprobation du travail salarié et du commerce lui-même, mais ces dernières doivent se comprendre dans le contexte de la Grèce de 400 avant l’ère commune, et il n’en demeure pas moins qu’il faut encore considérer que ces trois branches de l’activité humaine doivent être jaugées séparément, bien qu’elles s’influencent mutuellement. Ce que faisaient les convives lors de leur marché s’apparentait très précisément à l’achat et la vente de consciences afin d’influencer le pouvoir.
Réfuter la concurrence
Mais je dois ici faire amende honorable : au fond, je commence à croire qu’il est logique pour nos congénères, surtout s’ils appartiennent justement à la classe des « influenceurs » de monnayer leurs clientèles et non le produit de leur esprit, leur talent. Ils ont la concurrence en horreur, ils ne veulent pas affronter leurs pairs sur un marché libre et sans entraves, ils veulent au contraire des entraves, des privilèges, des chasses gardées, des contraintes. J’ai presque envie de dire : ils sont keynésiens dans leur approche globale des relations humaines, ils poussent le principe de la séparation public/ privé à son paroxysme en s’octroyant le monopole du public tout en enchaînant le privé. Ils réfutent l’équilibre issu du marché libre même quand celui-ci prouve qu’il est le plus à même d’apporter paix et justice, car ils réfutent la concurrence comme fondement de la société des hommes. Pour ce faire, il se réserveront l’accès au pouvoir sans jamais pour autant en accepter la responsabilité, ils déplaceront tout échange dans la sphère publique, créée par eux et pour eux à cet effet, en limitant la possibilité même de la concurrence, fût-elle intellectuelle, car ils affirmeront qu’elle nuit à la prospérité de « tous ». Au fond, ce qui est m’insupportable est qu’ils vont, par extrapolation, jusqu’à affirmer que « trop de liberté tue la liberté » et pour cela ils la morcelleront, la vidant mécaniquement de sa substance, inventant pour la cause des libertés protégées par des lois, de nouveaux droits, tous plus abscons et inutiles les uns que les autres qui ne serviront in fine qu’à asseoir leur propre monopole. Peut-être critiqueras-tu mon appel à Keynes pour étayer mes propos et peut-être me trouveras-tu trop hardi, mais enfin n’est-il pas patent que nous observions précisément la même chose que ce que Keynes affirmait au sujet de l’économie sociale et politique ?
Échanger de la pensée de qualité
Je crois malheureusement que je vais devoir m’arrêter là car ma lettre d’aujourd’hui deviendrait trop longue si je développais plus avant. Et je me rends compte que je n’ai même pas abordé le sujet de la langue et, par extension, du langage qui me tient pourtant à cœur et dont tu me priais de t’entretenir. Je te promets d’y consacrer ma prochaine missive, sois sans craintes, mais d’abord je serais très heureux de lire ce qu’éveille en toi mes réflexions. Un dernier point toutefois : vois-tu, il y a dans notre échange épistolaire un marché, celui des idées, et si nous sommes bien d’accord sur les fondamentaux, nous pouvons diverger mais aussi nous enrichir – je que je veux dire est que s’il n’est guère nécessaire d’être d’accord, il est impératif d’échanger des produits de bonne qualité, issus de nos esprits. Ce faisant, nous pourrons aussi observer une concurrence, puisque nous sommes lus par d’autres et qu’il se peut que nos lecteurs aient eux-aussi un point de vue à exprimer. Je les invite à le faire par le biais de commentaires laissés aux endroits idoines.
Richesse, libre…
Mais en tout état de cause, sois convaincu mon très cher Euclide que je suis certain d’une chose : nos échanges créent de la richesse. Oh certes, elle n’est pas évaluée par un prix, puisque nous ne faisons pas payer, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit quand même de création de richesse. Ce dont je conclus que même si nous n’étions que deux individus à bénéficier de ces échanges, nous aurions de facto prouvé la supériorité du marché libre sur toute autre forme d’échange.
Dans l’impatience de te lire à nouveau,
Mon amitié la plus sincère.
Nord.