« L’entrée du port ? Ne vous trompez pas, celle du cirque Pinder est juste à côté ! » – Magazine Capital, 2009
Déclin irréversible
Le Grand Port Maritime de Marseille, alias GPMM, selon sa nouvelle appellation depuis 2008, connaît un déclin dont on n’imagine pas qu’il puisse être réversible tant les causes du mal sont profondes.
Premier port français, premier port de la Méditerranée, du moins pour l’instant, ex-troisième, puis quatrième puis cinquième port d’Europe, il est un élément essentiel de l’économie de Marseille et de sa région. Aux quelques 11.000 emplois portuaires directs viennent s’ajouter 30.000 emplois dans le négoce et les services directement liés à l’activité portuaire, et sans doute autant en emplois indirects. Autant dire que son influence et son importance pour la région sont incontournables.
Pourtant, malgré une situation géographique exceptionnellement favorable, le trafic baisse de façon alarmante, alors même que l’explosion des échanges mondiaux de marchandises devrait lui profiter. Depuis 1990, le GPMM a perdu le tiers de sa part de marché en Méditerranée en matière de trafic global, et la moitié en matière de trafic de containers. De 2006 à 2010, le volume de marchandises traitées a chuté de 100 millions de tonnes à 85 millions, au profit principalement de ports italiens, comme Gênes, ou espagnols, comme Barcelone ou Valence.
En 2010, l’activité fruits et légumes a carrément fermé, suite au départ du groupe israélien Agrexco pour Gênes, lassé de débarquer à quai des navires entiers de marchandises ayant eu le temps de pourrir sur pied avant d’être déchargées.
Quel gâchis.
Pourquoi un tel gâchis ? Conflits sociaux à répétition paralysant l’activité, y compris pour des motifs futiles, coûts salariaux exorbitants issus à la fois d’une organisation du travail aberrante et d’années de laisser-aller et de capitulation face à des syndicats arc-boutés sur la défense des privilèges les plus indéfendables, syndicats politisés à l’extrême.
Ayant réussi à ruiner consciencieusement et méthodiquement, année après année, voire décennie après décennie, l’économie du port et par ricochet celle d’une région entière, ces mêmes irresponsables déclenchent action sur action pour préserver des emplois qui se trouvent menacés du fait même de leur incurie. Car en temps de crise, le leitmotiv des années 1970/1980 : « la marchandise payera », qui justifiait à peu de frais pour les décideurs publics de céder aux revendications les plus extrêmes des syndicats, ne fonctionne plus. Car après tout, pourquoi se priver d’acheter à bon compte paix sociale et voix aux élections, si ce sont les autres qui payent ? La marchandise a le choix, elle ne paye plus les yeux fermés, surtout pour un service déplorable, elle vote donc avec ses pieds et va voir ailleurs. Tant pis pour les dizaines de milliers de salariés marseillais que cela met en difficulté, sans qu’ils n’y soient pour rien.
Ubu pur et dur
Examinons quelques-uns des points les plus ubuesques. L’emploi portuaire est aux mains du seul syndicat, la CGT, qui valide l’ensemble des dossiers d’embauche, dans la transparence et le pluralisme d’opinions qui en découlent, bien entendu. Survivance de l’ancien régime des dockers, avant le basculement vers un statut privé en 1992, en un temps où ce syndicat était seul habilité à délivrer la carte professionnelle de docker, ce système permet d’assurer l’homogénéité bien-pensante des troupes et la soumission aux directives du syndicat (et bien entendu de caser les camarades du parti). Lorsque par extraordinaire un original s’en va s’affilier ailleurs, généralement après un conflit pour une bonne place dans une des planques de délégation du personnel, les camarades savent trouver les arguments pour le faire rentrer dans le rang.
Le syndicat veille à ce que rien ne bouge : dockers et conducteurs d’engins n’ont pas les mêmes horaires de travail, et pas question de les modifier. À chaque prise de service, l’équipe de déchargement attend une demi-heure l’arrivée du conducteur, payée à ne rien faire. Ledit conducteur, d’ailleurs, ne vient qu’une fois sur deux. En effet, pour chaque service sont inscrits un titulaire et un réserviste. Autrefois, le réserviste attendait au pied du portique, en cas de besoin. Aujourd’hui, grâce au téléphone portable, il vaque tranquillement à ses occupations, payé à temps plein, en attendant un hypothétique appel.
Aussi, le nombre de conteneurs traités par mètre linéaire de quai représentait à Marseille-Fos la moitié de ce qui était traité à Valence et le quart de ce qui était traité à Anvers pour deux fois plus cher qu’à Anvers. Dans un encart publicitaire resté célèbre, l’UPE (Union Pour les Entreprises) vantait ainsi ironiquement le « meilleur job au monde » : 4.000 € par mois pour 18 heures de travail effectif hebdomadaire et 8 semaines minimum de congés payés.
Ce statut en or, déconnecté de toute réalité, est défendu bec et ongles, à grand coup de grèves, y compris dans ses plus infimes détails. Le port a ainsi connu deux semaines de grève (rémunérées comme il se doit) pour contraindre EDF à embaucher sur son terminal l’équivalent d’un poste et demi sous statut portuaire et non sous statut EDF comme elle l’envisageait. Et pendant ce temps, la marchandise n’arrive pas, jusqu’à ce que, excédée, elle aille voir ailleurs.
Responsables irresponsables
Il serait temps que ces irresponsables se voient présentés la facture de leurs exactions. Ils ont trahi l’économie de la ville, ses habitants, la ruinant au nom de leurs intérêts corporatistes, sans aucune considération pour les intérêts et besoins de dizaines de milliers de personnes bien moins loties qu’eux. Ce n’est plus soutenable. Mais naturellement, le politique s’en moque. Aucun n’aura le courage de confier le port au privé, qui le ferait fonctionner dans des conditions économiques normales, et assurerait une prospérité équitable à tous, car il en irait des intérêts bien compris de chacun.
Au lieu de cela, le port s’enfonce dans le déclin, Marseille toute entière en pâtit. Le monde peut s’écrouler, nos petits fonctionnaires marxistes s’en moquent, il ne faut pas toucher à leurs RTT ni à leur pause café : ce sont des causes tellement plus importantes que le développement économique d’une région. Mais le jour où, en s’écroulant, le monde les emportera sur son passage, nous ne serons pas nombreux à les plaindre.
Bernard Dimessaglio, in Libres !, 2012