Le libéralisme en 21 questions – suite 4

Nous poursuivons la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.

L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.

Il est disponible en vente ici.  Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.

L’article précédent est accessible ici. La question suivante se trouve ici.


5 – Pourquoi tant de haine envers l’État ?

Le pouvoir désigne la possibilité, pour qui le détient, d’imposer sa volonté à autrui, par la persuasion ou par la force. Qu’on le veuille ou non, il existe bien quelque chose qui s’appelle le pouvoir. Dans les sociétés humaines, chacun a du pouvoir à son propre niveau, mais il existe le plus souvent un pouvoir politique qui est celui des détenteurs de la force sur un territoire donné, ceux qui appliquent la loi la plus ancienne, la première de toutes, la loi du plus fort, pour le meilleur et pour le pire.

Le libéral s’intéresse moins à la nature de ce pouvoir (monarchie, démocratie, oligarchie…) qu’à la façon dont il s’exerce. Un pouvoir légitime est un pouvoir qui agit avec justice, c’est-à-dire dans le respect du droit moral [1] de chacun – peu importe finalement qui l’exerce (roi, président, assemblée…). Un pouvoir illégitime instaure des inégalités en accordant davantage de « droits » à certains, ou moins à d’autres, en usant de la violence pour parvenir à ses fins (que ces fins soient cupides ou désintéressées, car on peut être violent par idéalisme).

Le libéralisme, qui exprime d’abord une aspiration individuelle à l’autonomie et à l’émancipation, s’est trouvé confronté au problème du pouvoir, ce Janus à double face, tantôt protecteur, tantôt oppresseur, à la fois une nécessité et un danger, qui s’incarne de nos jours dans une organisation appelée État.

Etat

L’État, cette illusion…

Que l’État soit

L’histoire montre en effet comment apparaît un État. [2] Un territoire est conquis par des envahisseurs qui en prennent possession. La population est massacrée ou réduite en esclavage. Les nouveaux maîtres consolident leur conquête en installant ce qu’on peut appeler un monopole du pouvoir et de la sécurité, qui vit en prélevant sur la population un tribut. [3] Le pouvoir peut s’étendre sur de nouveaux territoires, s’adoucir au cours du temps, connaître des sursauts de violence. Ses détenteurs peuvent changer, le mode par lequel ils sont désignés aussi, l’idéologie qui le justifie auprès de la population également. Mais le pouvoir est toujours là, bien visible au travers de l’État et des hommes qui le servent. L’origine violente de l’État a été un peu oubliée dans l’Occident « civilisé », mais il suffit de considérer l’histoire contemporaine du reste du monde pour se convaincre de cette caractéristique. [4]

Nier tout pouvoir conduit à l’anomie, l’absence de droit, et au désordre. Avoir un protecteur qui garantit en dernier ressort notre droit moral, droit à ne pas être agressé, est indispensable. Mais qui nous protégera contre ce protecteur s’il vient à être abusif et à bafouer notre droit ? Il y a toujours eu des gens immoraux, des agresseurs, des voleurs, isolés ou en groupe, mais un État immoral (et le pouvoir qui est à sa tête) agit à une échelle incomparablement plus grande.

Arbitre arbitraire

Car l’État, incarnation de la loi du plus fort, est la seule organisation « exorbitante du droit commun », qui s’autorise à vous imposer ses règles (les lois), ses services, ses impôts, sans jamais vous demander votre consentement. Ses crimes restent souvent impunis (penser à Hiroshima, aux camps de concentration, aux goulags, aux guerres avec les crimes et les spoliations qui les accompagnent).

Plus couramment, des groupes de pression de toutes sortes (entreprises, syndicats, lobbies, minorités, etc.), font agir la loi du plus fort à travers l’État pour obtenir des avantages indus (lois en leur faveur, privilèges, subsides). Ce qu’on appelle la « politique » est cet enjeu de pouvoir qui transforme l’État en un arbitre disposé à accorder des « droits » aux uns aux dépens des autres, comme le dénonçait Bastiat. [5] Le libéralisme est un combat permanent contre cette tendance trop facilement tolérée par un citoyen mal informé, trop docile, ou persuadé que l’État agit de façon toujours juste.

S’il n’est pas question de nier l’utilité d’un pouvoir (ce qui ne signifie pas forcément approuver l’existence de l’État), il faut cependant limiter ce pouvoir autant que possible pour qu’il ne déborde pas de sa fonction de protection du droit, la seule qui soit légitime dans un État de droit. [6]

Tentatives

Plusieurs procédés ont été éprouvés à cette fin :

  • le concept de contrat social, contrat fictif par lequel le citoyen délègue certains pouvoirs à une autorité supérieure (pouvoir législatif, exécutif et judiciaire) ;
  • la séparation des pouvoirs, qui évite la tyrannie d’un pouvoir unique (« le pouvoir arrête le pouvoir »[7]) ;
  • l’existence d’une Constitution, qui, sinon garantit, [8] du moins énonce les droits imprescriptibles du citoyen (son droit moral) ;
  • la subsidiarité, principe selon lequel, dans une hiérarchie de pouvoirs, les décisions doivent être prises à l’échelon le plus adapté (ce qui est censé éviter la centralisation excessive et diminuer la bureaucratie) ;
  • le droit de sécession, seul moyen d’aboutir à une réelle décentralisation et au respect d’un sentiment d’identité commune ;
  • le mode de désignation des hommes qui exercent le pouvoir.

La réalité montre que, malgré ces apports importants du libéralisme, on est très loin de la perfection : la séparation des pouvoirs n’est jamais réalisée, l’exécutif déborde tout le temps de son seul cadre d’action légitime : assurer le respect du droit moral. Même s’il ne vit pas en dictature, le citoyen est menacé par un aléa politique permanent, avec un État qui prétend déterminer l’avenir du pays, s’occuper du bien-être de tous, indiquer ce qu’on a le droit de dire ou de faire, corriger les « inégalités sociales » ou en instaurer de nouvelles, etc.

Alternatives

D’autres voies sont ouvertes par la société civile pour assurer une certaine sécurité en contournant ou contrecarrant un pouvoir central facilement oppressif et en même temps inefficace quand on a besoin de lui : les pouvoirs intermédiaires ou contre-pouvoirs, le recours à l’arbitrage privé, les règles propres aux réseaux sociaux (à l’heure d’Internet, le boycott d’un déviant est plus efficace qu’une action en justice contre lui).

L’anarchisme libéral en tire parti pour affirmer que les fonctions essentielles des États centraux, sécurité et justice, pourraient être complètement prises en charge par la société civile (par des associations ou des entreprises spécialisées), la raison d’être des États, en tant que monopoles de la force, n’étant qu’historique. Certes, on peut considérer être dans l’utopie, mais le concept davantage à notre portée d’un État limité au respect du droit (selon les vœux du libéralisme classique) semble tout autant utopique, car on n’en connaît que peu d’exemples. [9]

Si nous avons beaucoup parlé de liberté jusqu’ici, il reste à examiner cet autre droit moral qu’est la propriété.

À suivre…

 

Thierry Falissard

[1] Voir la question précédente.

[2] Voir Bertrand de Jouvenel, « Du Pouvoir » (1945).

[3] On dirait aujourd’hui une contribution, c’est l’origine de l’impôt, qui, comme son nom l’indique, est imposé.

[4] Ainsi que les luttes violentes pour acquérir le pouvoir et prendre la tête de la machine étatique.

[5] « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. Car, aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. » (Bastiat, « L’État », 1848)

[6] L’état de droit (Rule of Law), concept d’origine britannique, longuement décrit par Friedrich Hayek dans « La Constitution de la liberté » (1960), désigne la garantie des droits individuels contre l’arbitraire du pouvoir.

[7] « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (Montesquieu, « L’esprit des lois », 1748).

[8] L’histoire de France et de ses constitutions successives montre qu’une constitution ne garantit rien, et n’est pas forcément utile (en Grande Bretagne ce sont des règles coutumières qui en tiennent lieu).

[9] On pourrait citer les États-Unis du XVIIIe siècle, si on fait abstraction de l’esclavage et des droits de douane. Comme exemples d’anarchisme libéral : l’Irlande celtique avant le XVIIe siècle, l’Islande médiévale avant le XIIIe siècle, et quelques autres.