Société libre
Pour plusieurs historiens, l’Islande médiévale (930-1262) représente le modèle d’une société libertarienne qui, pendant environ 300 ans, fut une terre de liberté et de prospérité alors que dans le reste de l’Europe les gens s’entretuaient. D’autres historiens sont d’avis que l’Islande médiévale était peut-être une société libertarienne, mais que ses habitants étaient plus pauvres que le reste de l’Europe et que la famine tuait plus de gens en Islande que dans le reste de l’Europe occidentale.
L’Islande médiévale n’est pas le seul exemple d’une société très décentralisée à laquelle on se réfère dans la littérature libertarienne pour tenter de démontrer les avantages sociaux et économiques du marché, tout comme pour illustrer que les lois et les habitudes sociales ne sont pas nécessairement le résultat de lois votées par un parlement, mais qu’elles sont d’abord issues de l’interaction libre des individus, antérieure même aux textes législatifs. À ce titre, l’Irlande celtique [1] et le début de la colonisation de l’Ouest américain [2] sont des exemples de systèmes très décentralisés.
Angleterre du XVIIIe
Dans un texte intitulé « Making Sense of English Law Enforcement in the 18th Century », David Friedman démontre également que l’Angleterre de l’époque n’avait pas de police étatique et que les poursuites contre les criminels se faisaient par les individus eux-mêmes. Il présente la situation et la mentalité de l’époque de cette façon:
« England in the 18th century had no public officials corresponding to either police or district attorneys. Constables were unpaid and played only a minor role in law enforcement. A victim of crime who wanted a constable to undertake any substantial effort in order to apprehend the perpetrator was expected to pay the expenses of doing so. Attempts to create public prosecutors failed in 1855 and again in 1871; when the office of Director of Public Prosecution was finally established in 1879, its responsibilities were very much less than those of an American district attorney, now or then. In 18th century England a system of professional police and prosecutors, government paid and appointed, was viewed as potentially tyrannical and, worse still, French. » [3]
« Au XVIIIe siècle, l’Angleterre ne comptait aucun fonctionnaire correspondant à la police ou aux procureurs de district. Les gendarmes n’étaient pas rémunérés et ne jouaient qu’un rôle mineur dans l’application de la loi. La victime d’un crime qui voulait qu’un procureur engage un effort substantiel pour appréhender le coupable devait s’attendre à payer des frais pour ce faire. Des tentatives de créer des procureurs étatiques échouèrent en 1855 et encore en 1871 ; lorsque le poste de directeur des poursuites pénales fut finalement établi en 1879, ses responsabilités étaient très en deçà de celles d’un procureur de district américain, aujourd’hui comme alors. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, un système de police professionnelle et procureurs, payés et nommés par le gouvernement, était considéré comme potentiellement tyrannique et, pire encore, comme français. »
Ce cher état
Pour plusieurs philosophes, l’État est l’appareil qui est le plus susceptible d’organiser efficacement la vie en société. Sans un tel appareil, la vie ressemblerait à une lutte perpétuelle entre tous les membres de la communauté. La vie politique et économique serait instable, ce qui freinerait l’innovation et l’amélioration des conditions de vie des hommes.
De plus, comme le mentionne Thomas Whiston, [4] une des principales raisons pour croire que l’État est nécessaire est qu’il n’y aurait aucun exemple de société libertarienne dans l’histoire des sociétés occidentales. Cela serait une preuve de son impraticabilité réelle. Mais l’exemple de l’Islande médiévale prouverait le contraire : non seulement qu’une société libertarienne a déjà existé, mais qu’elle offrait des perspectives et des conditions de vie supérieures à celles du reste de l’Europe.
Pour appuyer leurs positions et analyses, les historiens et commentateurs qui défendent ce point de vue s’appuient sur les sagas, des récits écrits par les gens de l’époque qui décrivent leurs conditions de vie. Ces histoires donnent de bonnes indications sur les coutumes de l’époque. La saga de Njal présente l’histoire non pas d’un guerrier mais bien d’un avocat. Ce qui laisse croire que la société de cette époque préférait que les conflits soient réglés par l’arbitrage plutôt que par les armes. Cette abondante documentation est, selon David Friedman, comparable aux legs qu’ont laissés les philosophes athéniens.
Un peu d’histoire
L’Islande est une île au nord de l’Europe qui s’étend sur 103.000 km², ce qui équivaut environ à la superficie de l’État de la Virginie aux États-Unis. Selon Birgir T. Runolfsson Solvason, auteur de « Ordered Anarchy, State, and Rent-Seeking: The Icelandic Commonwealth », l’Islande comptait 30.000 habitants en l’an 930 et 60.000 cent ans plus tard. Certains auteurs identifient cette période comme celle de la « société libre » [5] (Free State Period), alors que pour d’autres, tels que Solvason, il s’agit de la période du Commonwealth (Icelandic Commonwealth).
Les premiers occupants de ce territoire arrivèrent de la Norvège. À l’époque, la Norvège adopte les règles féodales, ce qui ne plaît pas aux « Vikings ». Les relations entre les rois, les seigneurs et les serfs sont jugées trop contraignantes et l’Islande, terre inoccupée, apparaît donc comme une solution pour construire une société plus libre.
Les premiers occupants arrivent donc vers 930. L’occupation du territoire qui va suivre sera nettement différente du développement que connaissent la plupart des pays européens de l’époque. Pour David Friedman :
« Iceland might almost have been invented by a mad economist to test the lengths to which market systems could supplant government in its most fundamental functions. Killing was a civil offense resulting in a fine paid to the survivors of the victim. Laws were made by a « parliament, » seats in which were a marketable commodity. Enforcement of law was entirely a private affair. And yet these extraordinary institutions survived for over three hundred years, and the society in which they survived appears to have been in many ways an attractive one. Its citizens were, by medieval standards, free; differences in status based on rank or sex were relatively small; and its literary, output in relation to its size has been compared, with some justice, to that of Athens. » [6]
« L’Islande pourrait presque avoir été inventée par un économiste obsessif pour tester jusqu’à quel point les systèmes de libre marché pourraient supplanter le gouvernement dans ses fonctions les plus fondamentales. Tuer était une infraction civile entraînant une amende pour les survivants de la victime. Les lois été faites par un « parlement », dont les sièges étaient commercialisables. L’application de la loi était entièrement une affaire privée. Et pourtant, ces institutions extraordinaires ont survécu sur plus de trois cents ans et la société dans laquelle elles survécurent semble avoir été attrayante à bien des égards. Ses citoyens étaient, selon les normes médiévales, libres ; les différences de statut fondées sur le rang ou le sexe étaient relativement minimes ; et la production littéraire, eu égard à sa taille, fut comparée, avec une certaine justesse, à celle d’Athènes. »
Institutions politiques
Les institutions de l’Islande n’étaient pas fondées sur une conception territoriale des rapports sociaux entre ceux qui étaient représentants et ceux qui étaient représentés. Il n’y avait pas de roi en Islande, mais plutôt des chefs de clan qui vendaient, aux fermiers et aux commerçants, des services de police et de protection en retour d’argent ou d’échange de droits.
« A chieftain was politician, lawyer, and policeman rolled into one: he represented his clients in parliament, served as their advocate in arbitration, and offered them armed assistance in dispute resolution. » [7]
« Un chef était politicien, avocat et policier à la fois : il représentait ses clients au parlement, prenait le rôle de leur avocat lors d’arbitrages, et leur offrait une assistance armée lors de la résolution de conflits. »
Les fermiers, comme les commerçants, pouvaient changer de chef de clan si ce dernier, aux yeux des consommateurs, offrait des services de piètre qualité ou à des prix déraisonnables. Sauf que, quand les gens changeaient de chef de clan, ils n’étaient pas obligés de déménager puisque les accords entre les producteurs et les consommateurs étaient volontaires, sans égard à la situation géographique du vendeur et de l’acheteur. Nul ne pouvait imposer sa volonté sur un territoire en particulier.
Certains facteurs peuvent expliquer cela, notamment le fait que les habitants de l’Islande étaient libres de ne se procurer des services de protection et de police que s’ils jugeaient utiles de le faire. Ceux qui n’échangeaient ni de l’argent, ni des droits, se protégeaient eux-mêmes. Aussi, plusieurs chefs de clan offraient des services selon certaines conditions propres à leur « entreprise ». Comme personne n’avait de monopole, nul ne pouvait contraindre par la force les fermiers et commerçants sans mettre en péril sa propre vie suite à des représailles. Les ressources financières limitées des chefs de clan peuvent également expliquer que ceux-ci n’entretenaient pas de rapport coercitif envers les habitants, puisque les guerres coûtent très cher, autant en termes de ressources matérielles qu’humains.
Le titre et les prérogatives du chef de clan n’étaient pas publics mais privés. Ils appartenaient aux chefs et non pas aux clients. Aussi, si quelqu’un voulait acheter le poste d’un chef de clan et que celui-ci trouvait la transaction intéressante, il pouvait le vendre. Les mêmes conditions que celles qui prévalaient auparavant s’appliquaient pour le nouveau chef de clan vis-à-vis des fermiers et des commerçants : les accords étaient volontaires. Il est important de noter que le simple fait d’être chef de clan ne voulait rien dire si personne n’était prêt à payer pour ses services.
Réciter les lois
Pour établir les lois et les règles de droit, les chefs de clan se basaient sur la « récitation du héraut » [8] suivant l’assemblée annuelle des chefs de clan, ou « Conseil des chefs de clan », qui durait deux semaines par an, durant lesquelles les lois étaient votées, soit par les chefs de clan eux-mêmes, soit par leurs représentants. Le héraut était le seul membre permanent de l’assemblée.
« The Lögrétta (Chiefs Council) also chose the only official of the Commonwealth, the Lawsayer … The Lawsayer was responsible for reciting the constitution every year and the legal code over his term of three years. » [9]
« Le Conseil des chefs de clan choisissait également le seul officiel de la communauté, le Héraut. … Le Héraut était en charge de réciter, rappeler la constitution chaque année, ainsi que le code des lois, durant son mandat de trois ans. »
Les responsabilités du héraut étaient de mémoriser les lois qui étaient votées par l’assemblée. Il agissait également comme conseiller au près des chefs de clan, des fermiers et des commerçants sur la signification et la portée des lois. Enfin, comme son titre l’indique, après chaque assemblée le héraut récitait devant les villageois et les chefs de clan toutes les lois en vigueur. Les chefs de clan n’étaient pas obligés de vendre leur service de protection suivant toutes les lois énumérées par le héraut. Ils étaient libres de vendre ce qu’ils jugeaient bon. Sauf qu’il est possible de croire qu’une certaine forme d’accord implicite existait puisque la littérature ne rapporte pas de guerre interminable entre chefs de clan, du moins durant de longues années.
Tribunaux
La troisième institution politique de l’Islande médiévale tenait dans les tribunaux. Les juges et jurys étaient convoqués seulement suite à la commission d’un crime et ils étaient choisis parmi les gens de l’île.
« To solve disputes, members of this court system were chosen after the crime happened. The defendant and plaintiff each had the right to pick half the arbitrators. » [10]
« Pour résoudre les conflits, les membres de ce système judiciaire étaient choisis après l’arrivée d’un crime. L’accusé et le plaignant avaient chacun le droit de choisir la moitié des arbitres. »
C’est donc dire que les deux parties impliquées pouvaient choisir les gens qui devaient juger la cause. Il faut noter aussi que dans les tribunaux de première instance, la majorité absolue (50% + 1) n’était pas la règle permettant de condamner un individu. Comme le mentionne Birgir T. Runolfsson Solvason :
« The juries at lower level courts had 36 jurors, and to resolve a case no more than six could dissent. » [11]
« Les jurys des cours inférieures comptaient 36 jurés, et pour qu’une affaire soit réglée, il fallait pas plus de six désaccords. »
Une telle situation fait en sorte que les conflits ne pouvaient pas se régler simplement par favoritisme puisque 80% des membres de la cour devaient se mettre d’accord, ce qui laisse peu de place au clientélisme.
Avantages de ces institutions
Les trois institutions mentionnées ci-dessus, soit le chef de clan, le héraut et les tribunaux, étaient les principales institutions de l’Islande médiévale. Bien sûr, les relations pouvaient être bien plus complexes qu’elles ne le sont décrites dans ces pages. Mais il est possible de dire, somme toute, que les institutions politiques de cette époque ressemblaient fortement à ce que propose aujourd’hui la philosophie libertarienne : des institutions volontaires, non coercitives et marchandes.
Quels sont les avantages d’une telle société ? Les Vikings n’auraient-ils pas mieux fait de suivre le mode de gestion féodal en vogue à l’époque? Ainsi, les conditions de vie étaient-elles réellement supérieures à celles du reste de l’Europe de l’époque ? Il est très difficile de répondre à ces questions puisque l’histoire est toujours influencée par ceux qui la racontent. Mais les sagas, ces récits islandais de l’époque, nous montrent que les institutions de l’Islande étaient différentes de celles du reste de l’Europe et que la vision des habitants sur la société n’était pas la même qu’ailleurs.
Tout de même, essayons de répondre à la première question : quels sont les avantages d’une telle société ? Ils peuvent être nombreux du point de vue libertarien. Tout d’abord, les services que les gens recevaient correspondaient aux coûts de production. Quand un fermier ou un marchand optait pour un chef de clan plutôt que pour un autre, c’est parce qu’il y avait, entres autres, des incitatifs monétaires pour faire ce choix. Pour que ces incitatifs se transforment en « réalité marchande », il faut que le chef de clan vende le produit suivant une logique de coûts : il ne peut vendre sous les coûts de production puisqu’il ne pourra rester en affaire très longtemps, et il ne peut vendre à des prix exorbitants puisque dans ce cas personne n’achètera son produit.
Aujourd’hui, il est difficile de connaître les véritables coûts de production de la sécurité. Même si un budget est déposé par les autorités politiques qui nous informe que tel ou tel ministère a obtenu un montant de fonctionnement de tant, rien ne prouve que ce montant là soit le montant optimal. La valeur d’un produit ne se détermine que lorsqu’il y a plusieurs producteurs qui font le même produit. La valeur marchande dans l’absolu n’existe pas.
Avantages issus d’un marché
Ensuite, les informations issues de l’interaction des chefs de clan, des commerçants et des fermiers sur le marché de la sécurité et des tribunaux étaient adéquates puisque les gens qui fournissaient les services de police participaient au processus de perte et profit issu de l’activité marchande. Si, par exemple, un chef de clan décidait de vendre un procédé plutôt qu’un autre et que les consommateurs étaient satisfaits. Le résultat sera, en principe, une hausse de la satisfaction des acheteurs et peut-être aussi une hausse des ventes. Si, au contraire, un chef de clan décide d’imposer une manière de faire et que ses clients y voient des contraintes, ils quitteront dès que possible leur chef de clan. Cela pourrait aussi faire en sorte que les nouveaux clients soient moins nombreux à frapper à la porte du chef de clan pour acheter des services de protection.
Le processus de perte et profit envoie une information vitale aux producteurs et aux consommateurs. Le prix sert également d’indicateur pour le consommateur et le producteur sur une très grande variété de sujets. Dans une gestion monopolisée ce genre d’information n’existe pas. S’il n’y a qu’un seul chef de clan et que celui-ci décide de mettre en place un système Y, nul ne peut alors s’y soustraire. Dans ce cas, le producteur a « carte blanche » et les consommateurs n’ont pas accès aux innovations techniques et technologiques qu’un autre producteur pourrait introduire. Si un procédé meilleur que celui employé par le producteur n’est pas disponible en raison du monopole, l’information issue de l’interaction des agents dans le marché ne sera pas disponible non plus.
Enfin, les libertés individuelles sont protégées dans un tel système puisque nul n’est dans l’obligation d’interagir avec un chef de clan contre son gré. Bien sur, de nombreux avantages sont associés à l’achat d’un service de sécurité, mais si un individu juge qu’il est plus utile de ne pas s’associer à aucun chef de clan, libre à lui de le faire. Également, puisque les lois n’étaient pas toutes les mêmes, les acheteurs pouvaient tenter de trouver un producteur qui offrait des services qui répondaient à leurs principes philosophiques.
Cette situation n’est pas unique, ni étrange. Par exemple, aux États-Unis, certains États appliquent encore la peine de mort alors que d’autres ne l’appliquent plus. Un individu peut dans ce cas choisir de s’établir dans un État qui ne préconise pas la peine de mort plutôt que dans un autre où la peine de mort est toujours en vigueur s’il juge, par exemple, que les coûts relatifs à un déménagement sont minimes comparés au risque d’être trouver coupable d’un délit menant à la peine de mort.
Effondrement du système
Quelles sont les raisons qui peuvent maintenant expliquer l’effondrement du modèle politique et économique de l’Islande médiévale ? Deux raisons complémentaires apparaissent les plus plausibles selon certains historiens.
- La première est la centralisation et le quasi monopole de la sécurité à partir du XIIIe siècle.
- La deuxième est l’établissement d’une taxe qui a permis le transfert du pouvoir progressivement des fermiers et des commerçants vers les familles riches qui tentaient de centraliser et de prendre le contrôle des activités de protection et de police.
La monopolisation progressive du système explique en partie l’effondrement du modèle de l’Islande médiévale tel que présenté ici. Au tournant du XIIe siècle, seulement cinq familles contrôlaient quatre-vingt pour cent de la fourniture de services de sécurité sur l’île. Ce qui amena des problèmes jusque-là évités en Islande. Ces cinq familles, en raison de leur position de force vis-à-vis les fermiers et les commerçants, initièrent des guerres pour contrôler les territoires qui appartenaient aux autres familles ou aux autres petits chefs de clan restés indépendants.
« Originally, soon after settlement, Iceland had about 4,500 independent farms, but by the thirteenth century 80 percent of Iceland’s farmland was owned by five families, and all the other formerly independent farmers had become tenants. » [12]
« À l’origine, peu de temps après sa colonisation, l’Islande comptait environ 4.500 fermes indépendantes ; mais au treizième siècle, 80% des terres agricoles de l’Islande appartenaient à cinq familles et tous les autres agriculteurs autrefois indépendants étaient devenus locataires. »
Ces guerres ont fini par exaspérer les membres des familles et ceux qui se battaient en leurs noms, ce qui amena les gens à faire appel au roi de Norvège vers 1264. Dès que le roi prit contrôle de la situation le système changea :
« During the years 1220-1262, the resulting struggle for hegemony among these ministates broke out into open conflict, a crisis that was finally resolved only when the Icelanders, exhausted by civil war, invited King Haakon of Norway to govern them, thus bringing the Free State period to a close. » [13]
« Au cours des années 1220-1262, la lutte pour l’hégémonie entre ces mini-états qui s’ensuivit vira à un conflit ouvert, une crise qui ne fut finalement résolue que lorsque les Islandais, épuisés par la guerre civile, invitèrent le roi Haakon de Norvège à les gouverner, mettant ainsi fin à la période d’état libre. »
On peut donc dire que ce n’est pas parce qu’il y avait une trop grande libéralisation de la production de la sécurité que le système s’est effondré, mais bien, selon les travaux de Roderick T. Long et certains autres historiens, parce qu’il n’y avait plus assez de pluralisme décentralisé et que les familles qui exerçaient le monopole sur une partie du territoire voulaient étendre leur position de force à l’ensemble du territoire.
La taxe comme péril
La deuxième raison qui constitue en fait l’explication de la première et qui pourrait expliquer la fin du régime est l’établissement d’une taxe territoriale vers 1096. Cette taxe devait servir à l’entretient des églises sur tout le territoire de l’île. Sauf que, comme les églises étaient souvent construites sur des terres qui appartenaient aux chefs de clan, ceux-ci prenaient l’argent destiné aux églises et le conservait et l’utilisait à leur avantage.
Comme les chefs de clan ne payaient pas cette taxe, ils ont pu accumuler une fortune disproportionnée par rapport à la population en général sans pour autant que cette fortune soit le résultat d’actions sur le marché. Comme l’explique Roderick T. Long, avant cette taxe les chefs de clan se devaient de garder les coûts de service le plus bas possible pour conserver leurs clients et ils n’avaient pas de budget suffisant pour tenter d’écraser les autres chefs de clan.
« Before the introduction of the tithe, a chieftain who proved too power-hungry would alienate his customers and so suffer financial discipline. But chieftains who owned churchsteads now had a captive market, and so were freed from all competitive restraints on their accumulation of wealth and power. Through buying off or intimidating less wealthy chieftains, the top families were able to gain control of multiple chieftaincies. This gave them a lock on the parliament, enabling them to pass still further taxes; it also decreased competition among chieftains, allowing them to charge monopoly prices and drive their clients into a serf-like state of debt and dependence. » [14]
« Avant l’introduction de la dîme, un chef qui se montrait trop avide de pouvoir se mettait à dos ses clients et souffrait ainsi de la discipline financière. Mais les chefs de clans qui possédaient des églises et leurs domaines eurent alors un marché captif et furent libérés de toute contrainte concurrentielle quant leur accumulation de richesses. En rachetant ou en intimidant des chefs moins fortunés, les grandes familles purent prendre le contrôle de plusieurs chefferies. Ce qui leur donna un verrou sur le parlement, leur permettant de faire voter encore plus d’impôts. Cela réduit aussi la concurrence entre les chefs, les laissant facturer des prix de monopole et conduire leurs clients à un état de dette et de dépendance du type du servage. »
Cette taxe donna aux chefs de clan le pouvoir qui leur manquait pour tenter de contrôler l’ensemble de l’île. Non seulement les quelques familles les plus riches pouvaient s’enrichir facilement puisque les consommateurs étaient obligés de négocier avec elles, mais il était plus facile de contrôler le parlement et d’introduire des mesures coercitives et de nouvelles taxes. Évidemment, pour d’autres commentateurs, ces raisons ne sont pas suffisantes ou n’expliqueraient pas tout. La plupart des auteurs libertariens sont toutefois d’accord avec ces explications.
Jasmin Guénette
[1] Joseph R. Peden, « Property Rights in Celtic Irish Law », tiré du Journal Of Libertarian Studies, Vol. 1, 1977, p. 81-95.
[2] Terry L. Anderson et P. J. Hill, « An American Experiment in Anarcho-Capitalism: The Not So Wild, Wild West« , tiré du Journal of Libertarian Studies, Vol. 3, 1979, p. 9-29.
[3] David Friedman, « Making Sense of English Law Enforcement in the 18th Century ».
[4] Thomas Whiston est étudiant en économie à la George Mason University.
[5] Traduction libre, aucune traduction française n’ayant été trouvée dans la littérature consultée.
[6] David Friedman, « Private Creation and Enforcement of Law: A Historical Case », 1979.
[7] Roderick T. Long, « Privatization, Viking Style: Model or Misfortune? », LewRockwell.com, 6 juin 2002..
[8] Le terme islandais est « logsogumadhr ».
[9] Birgir T. Runolfsson Solvason, « Ordered Anarchy, State, and Rent-Seeking: The Icelandic Commonwealth, 930-1264 », Thèse de doctorat, George Mason University, 1991.
[10] Thomas Whiston, « Medieval Iceland and the Absence of Government », Mises.org, 25 décembre 2002.
[11] Birgir T. Runolfsson Solvason, Ordered Anarchy, State, and Rent-Seeking: The Icelandic Commonwealth, 930-1264. Voir note plus haut.
[12] Roderick T. Long, « Privatization, Viking Style: Model or Misfortune? ». Voir note plus haut.
[13] Ibid.
[14] Ibid.