Le libéralisme en 21 questions – suite 5
Nous poursuivons la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.
L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.
Il est disponible en vente ici. Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.
L’article précédent est accessible ici. La question suivante se trouve ici.
6 – Sommes-nous tous propriétaires ?
On pourrait s’étonner que la propriété participe au droit moral au même titre que la liberté. Si les devises nationales évoquent très souvent la liberté, elles ne mentionnent jamais la propriété. Mais une société sans propriété est-elle seulement concevable ?
En dernier ressort, la propriété découle de la rareté des biens. [1] Si nous vivions dans un monde magique où nous pourrions tout obtenir par un claque-ment des doigts, la question de la propriété ne se poserait pas. En réalité, il n’y a pas de bien qui ne requière de notre part un effort pour l’obtenir (ou le créer s’il n’existe pas), par le travail.
Ce que le libéralisme affirme, c’est que celui qui, sans attenter au droit d’autrui, effectue un travail, a un droit exclusif sur le produit de ce travail, un droit de propriété. [2] Nier ce droit serait nier l’autonomie de la personne, ce qui peut aller jusqu’à la réduire en esclavage en la privant du fruit de son travail.
La propriété n’est pas une prise de possession symbolique et unilatérale, comme lorsqu’un conquérant « s’appropriait » un territoire au nom d’un souverain : ce serait accepter aveuglément la loi du plus fort. C’est le travail qui justifie la propriété à son origine.

Société de propriétaires…. nuage de mots.
Fruit du travail
Le produit du travail peut être échangé sur un marché : c’est le commerce. Le droit du travailleur sur le produit de son travail peut aussi être échangé : c’est un échange dans la durée, qui se traduit souvent par un contrat, par le-quel le produit du travail est transféré à un autre bénéficiaire. Ce type d’échange prend de nombreuses formes, rémunérées (travail salarié, contrat de service) ou non (entraide, prestations bénévoles). Nous reviendrons sur la nature de l’échange et l’intérêt de la monnaie pour ce faire.
La propriété peut être collective : un groupe de personnes se partagent un droit sur une ressource (copropriété, entreprise, association) selon différents critères consentis.
Un droit de propriété est moins un droit sur un objet matériel ou sur un ré-sultat que le droit d’établir quels comportements sont légitimes : ainsi un loca-taire, un usufruitier, un actionnaire sans droit de vote ont des droits restreints sur les biens détenus par d’autres. La propriété n’est pas donnée en bloc, c’est un concept souple qui se prête à toutes sortes de divisions, d’échanges et de concessions à l’initiative des propriétaires.
Propriété de soi
La propriété donne un pouvoir, certes. Aussi, elle ne doit pas contrevenir aux autres droits moraux (on ne peut tuer quelqu’un du seul fait qu’il enfreint votre propriété – hors cas de légitime défense, bien sûr). Ma propriété (tout comme ma liberté) limite la liberté des autres. En même temps, j’affirme par ce droit une volonté d’interagir avec les autres, par l’échange (ou le don), plus enrichissante (dans tous les sens du terme) qu’une liberté négative autarcique. En fait, la propriété est révolutionnaire : « la propriété, c’est la liberté » ! [3]
Les libertariens regroupent d’ailleurs liberté et propriété sous un seul concept : celui de propriété de soi-même. [4] Chacun est « propriétaire de sa propre personne », et partant du produit de son travail et de ce qu’il acquiert par l’échange libre. Nous sommes donc tous propriétaires (au moins de nous-mêmes [5]), et il ne tient qu’à nous, si nous le souhaitons, de travailler à maintenir ou agrandir notre propriété.
Un corollaire important de la liberté et de la propriété est la responsabilité. Chacun est responsable de ses actions, des décisions qu’il a prises, des obligations qu’il a contractées volontairement, des dommages (même involontaires) causés par lui-même ou sa propriété. C’est une conséquence directe du principe de non-nuisance. Liberté, propriété et responsabilité forment les trois piliers indissociables du libéralisme. [6]
« Homesteading »
Un problème épineux pour les libéraux reste celui de l’acquisition originelle de la propriété. Le paysan a droit au fruit de son travail (la récolte), qui est une plus-value qu’il a apportée à son champ, mais qu’en est-il du champ lui-même et plus généralement de tout ce qui nous est donné par la nature sans travail ? Peut-on s’approprier une étendue sans propriétaire et l’exploiter simplement parce qu’on est le premier arrivé ? Certains affirment que oui (car la première mise en valeur justifie la propriété), d’autres proposent des mécanismes de compensation parfois complexes.
Robert Nozick, [7] à la suite de Locke, affirme que l’appropriation initiale ne devrait pas dégrader la situation des autres personnes [8] (mais comment s’en assurer ?). Les géolibertariens affirment un droit égal à la terre (de même à l’eau, l’air, la mer…) : les propriétaires de ressources naturelles devraient donc, par compensation, s’acquitter d’un impôt sur leur production ou d’une rente foncière, ce qui requiert un système de répartition ou un État dont on s’était passé jusqu’ici.
état ? Ou régalien ?
Qu’en est-il de l’État, justement, et en quoi est-il concerné par la propriété ? Sa fonction de garantie du droit ne lui permet normalement de n’intervenir que pour indiquer le juste (par la loi) et rectifier l’injuste (par la force). Il est important de comprendre que la propriété ne résulte ni d’un droit qui serait octroyé par un souverain, [9] ni même d’un consensus social. Elle existait comme droit naturel bien avant qu’un État existe.
On peut alors se demander si l’État n’abuse pas trop souvent de sa position de force pour attenter à la propriété par l’impôt, les monopoles, les expropriations, voire par la notion de « propriété publique » et de « biens publics ». [10] Et si la démocratie a quelque chose à voir avec cet état de choses.
À suivre…
Thierry Falissard
[1] C’est David Hume qui fait dériver la justice de la rareté dans son « Traité de la nature humaine » (1740).
[2] « Tout ce qu’il [l’homme] tire de l’État où la nature l’avait mis, il y a mêlé son travail et ajouté quelque chose qui lui est propre, ce qui en fait par là même sa propriété. » (Locke, « Deuxième traité du gouvernement civil« , 1690).
[3] C’est ce qu’écrit Proudhon en 1849 dans les « Confessions d’un Révolutionnaire« , en contrepoint à son célèbre « la propriété c’est le vol », slogan contradictoire (le vol pré-supposant la propriété).
[4] À la suite de Locke qui écrit en 1690 : « Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. » Le « niveleur » (leveler) Richard Overton exprime la même idée dans son pamphlet « An arrow against all Tyrants« . (1646).
[5] La propriété du corps est contestée : pour certains le corps est inaliénable, il ne peut être objet de propriété (car il ne peut être acquis ni abandonné), pour d’autres on peut faire usage de son corps comme on l’entend, la propriété du corps équivaut seulement à la non-agression.
[6] Voir Pascal Salin (« Libéralisme« , 2000) qui développe longuement cet aspect.
[7] Dans « Anarchie, État et utopie« . (1974).
[8] On appelle cela la « clause de réserve » de Locke. Nozick se demande également si on ne devrait pas limiter le droit de propriété à la plus-value tirée du bien naturel par le travail, plutôt qu’au bien lui-même.
[9] Avec la fin de la féodalité, le « domaine éminent » du seigneur, expression du droit du plus fort, disparaît pour céder la place à la propriété naturelle (« domaine utile ») du vassal. Voir Henri Lepage, « Pourquoi la propriété » (1985).
[10] La « théorie des biens publics » affirme que certains biens ou services ne peuvent être gérés que par l’État.