Tromper son monde ?

Un des contacts que j’avais jusqu’il y a peu, commit un article disant à propos de Charles Maurras qu’on ne le lisait jamais assez.
Cette affirmation est d’autant plus ridicule qu’on sous-entend être libéral, maîtriser les idées de Turgot à Sowell et les faire siennes. Je soupçonne en général l’escroquerie, car il ne s’agit pas de se tromper, mais de tromper son monde en se faisant passer pour ce qu’on est pas.

Maurras n’a jamais été autant d’actualité, il figurait dans la liste des commémorations nationales de janvier 2018, avant d’être retiré par le ministère de la culture, contraint par quelques associations. Un libéral non initié parlera de lui comme d’un socialiste, et un socialiste comme d’un libéral. Or, il n’est ni l’un, ni l’autre. Le mot actuel, trop vague pour être honnête, c’est de le qualifier de populiste. Pas n’importe lequel : le plus doué, le plus érudit, le plus complet, et pourtant le plus irraisonné.

Maurras

Charles Marras.

Je pense qu’on sous-estime les idées maurassiennes en France. Elles ont eu une influence non négligeable sur la droite depuis le début du XXe siècle, et mon avis est que de Gaulle s’en est largement inspiré pour diriger le pays. La monarchie républicaine qu’est la Ve est ce qui s’en approche le plus, sur l’idée, sans l’être tout à fait ; il fallait bien composer un peu. De Gaulle avait déclaré maintes fois son intérêt pour Maurras, allant jusqu’à dire : « Maurras avait tellement raison qu’il en est devenu fou », et ce n’est pas anodin. C’est aujourd’hui toute la droite française qui porte ces idées.

Alors quelles sont ces idées ? Surtout, pourquoi sont-elles opposées au libéralisme ? Vastes questions. Je commence par répondre à la seconde, c’est la plus facile pour comprendre le grand écart qui existe.

Libéralisme

Le libéralisme est un ensemble de courants de pensées qui tend à placer avant toutes choses la primauté de l’individu. Autrement dit, l’individu est au centre du jeu. Maurras pense bien autrement.

Pour lui, il y a une hiérarchie de castes, et l’individu est fondu au cœur d’elles : « foyers, villes, provinces, corporations, nations, religion » (pris dans ses principes politiques [PP]). Le contrat est essentiel pour Maurras, il le défend même très bien, mais il arrive bien après les entités que je viens de citer, qu’il place dans l’ordre d’importance du foyer à la religion, cette dernière étant au-dessus de tout.

Parce que je ne veux pas donner l’impression d’interpréter les choses à ma main, bien que tout ce que je dis soit vérifiable, il faut laisser Charles parler :

« Le libéralisme est la doctrine politique qui fait de la Liberté le principe fondamental par rapport auquel tout doit s’organiser en fait, par rapport auquel tout doit se juger en droit. Je dis que le libéralisme supprime donc en fait toutes les libertés. Libéralisme égale despotisme. »

Et d’expliquer que :

« puisque Le libéralisme veut dégager l’individu humain de ses antécédences ou naturelles ou historiques, il l’affranchira des liens de famille, des liens corporatifs, et de tous les autres liens sociaux ou traditionnels. »

Ce qui peut induire en erreur, c’est que Maurras ne s’oppose pas au capitalisme, ni au contrat, ni à la solidarité, et qu’il fustige le communisme et socialisme par ailleurs.

Maurras

« Charles Maurras (1868-1952) fut pendant des décennies à la fois un écrivain, un poète, un théoricien, un chef d’école et l’animateur d’un mouvement. »

Les idées donc

La pensée maurassienne est ainsi profondément traditionnaliste et corporatiste. Opposée à la démocratie sous quelque forme que ce soit, avec une vigueur jamais atténuée, cette pensée s’articule autour des inégalités que la société créée naturellement. L’esclave finit par se lier d’amitié à son maître, et devient par la force des habitudes un « membre secondaire » [PP] et nécessaire à la famille. L’industrie et les échanges ne doivent pas être entravés tant qu’ils ne nuisent pas à la nation. Par là, notre homme transpose l’assujettissement de l’individu à la nation, et à tous les corps intermédiaires qui les séparent. La religion et le roi tiennent le haut de la pyramide.

La nation est le cœur de la pensée de Maurras. Elle se décline par les principes de force, d’ordre et d’autorité : « Si donc l’on veut parler avec exactitude, ce n’est point la liberté qui est générale, nécessaire, de droit œcuménique, primitif et humain ; c’est l’autorité. » [PP]. Il nommera cette doctrine le « nationalisme intégral ».

La liberté découle de ces tri-principes et devient plurielle :

« La liberté n’est pas au commencement, mais à la fin (…) Loin que l’idée d’autorité contredise l’idée de liberté, elle en est au contraire l’achèvement et le complément. La liberté d’un père de famille est une autorité. La liberté d’une confession religieuse est une autorité. Ce sont encore des autorités que la liberté d’une association, la liberté d’une commune, d’une province déterminées. » [PP].

L’État nation

L’État traduit l’esprit de nation. Il est chargé du « bien public et du bien général » qui s’oppose à la souveraineté du peuple. L’État prend la forme de l’Ancien régime. Un monarque (« La dictature royale »), des rangs sociaux, des corporations, qui doivent protéger le pays du « règne de l’argent », du délitement des valeurs, les frontières, régler les affaires courantes et assurer le régalien, et bien sûr réguler l’économie.

« Nous ne sommes pas sectateurs de l’État Providence, mais l’État a pourtant d’autres fonctions que la gendarmerie. Il a, sinon des fonctions d’économe, celles de contrôleur et de président de l’économie, et nous entendons bien que sa protection ne s’arrête pas aux produits, elle doit s’étendre aussi et tout d’abord à l’homme, leur producteur. Que pourrait être l’avenir de la race, de la nation, si l’État se désintéressait des conditions faites par la vie à ses nationaux. » [PP].

Et bien sûr, bien que la liste de ces idées ne soit pas exhaustive, il est obligatoire de spécifier que c’est Charles Maurras qui a théorisé « L’antisémitisme d’État ». Les juifs étaient les boucs émissaires de la corruption massive et du désordre dans le pays, laissés à la dérive de la démocratie.

Ainsi donc la pensée globale est posée. On comprend aisément que la droite française s’en approche, et plus cette droite devient populiste, plus elle tend à fusionner avec certains marqueurs de l’Action Française.

L’idée d’un l’État puissant administrant une nation ou le commerce est libre dans des limites fixées par la morale et la loi. L’idée des corps intermédiaires essentiels et surpuissants. L’idée d’une tradition prenant le pas sur la volonté des individus. L’idée de s’opposer au libéralisme devenu ultra pour l’occasion. L’idée du bouc émissaire systématique. L’idée d’attaquer les socialistes.

Ve République maurrassienne ?

Il n’est pas question de détailler les partis politique et de dépiauter leurs idées, c’est un travail fastidieux et rébarbatif. Il y a quelques divergences, et leurs défenseurs ne manqueront pas de les pointer pour s’exonérer de tout lien. Par exemple, la droite française est aussi socialiste au sens de la redistribution par le haut, et cet écart n’est pas dans les principes politiques de Maurras, qui voit plutôt la société civile comme garante de la solidarité. Elle cherche à la restreindre pourtant, a contrario des partis de gauche qui tendent à l’augmenter toujours.

La Ve République est une république monarchique, l’oxymore est bien révélateur. Le roi omnipotent passe, certes. Le clergé et l’aristocratie reste à vie, c’est l’administration et le haut fonctionnariat qui écrase le tiers état, ces esclaves contribuables qui finissent par s’habituer aux maîtres, ils n’ont guère le choix.

Parmi ces mouvements de droite, on trouve un leader incontestable entouré de personnes s’affirmant de Maurras : Marion Maréchal. La montée en puissance de cette femme est évidente. Il est bien tôt pour prédire l’avenir, mais il faut être bien sot pour ne pas comprendre, lire et entendre que le but est d’obtenir le pouvoir tôt ou tard.

PNL : Libéral ?

Le plus intéressant intellectuellement pour un libéral est probablement de se pencher sur le mouvement de Henry de Lesquen, le PNL. Poussé par une communication trollesque sur les réseaux sociaux qui attire les plus jeunes, et par un discours tranchant, tout autant confusionniste que ridicule, il en arrive parfois à séduire des libéraux classiques un peu naïfs et tendus.

Lesquen

Henry de Lesquen du Plessis Casso, vicomte de Lesquen.

PNL pour Parti National Libéral. Ça fait sérieux. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on met une étiquette de porc sur du veau qu’il change de nature, et jouer avec des mots pour se différencier est une pratique bien habituelle pour exister dans le milieu de la politique.

Ainsi, le PNL n’a en réalité rien de libéral, pas plus que ne l’était Maurras lorsqu’il défendait le contrat et les échanges, et avec bien plus de talent. En effet, comme Maurras, la liberté pour Lesquen doit s’accomplir dans le cadre d’une nation sous la coupe d’un État puissant gérant de l’éducation jusqu’à la morale publique, et ne doit concerner que l’économie, et pas n’importe laquelle, celle qui serait « bonne ».

La technique est de prendre en otage quelques maîtres libéraux tels Bastiat ou von Mises comme bonne conscience libérale et d’en balayer doucement tout ce qui est gênant. Or, les libéraux ont compris depuis longtemps que la liberté ne se tronçonne pas au gré des envies sans être perdue complètement. Bastiat ou Mises comme les autres ne sont pas ce qu’ils sont parce qu’ils ont fait les choses à moitié, ils ont développé la pensée libérale complètement et assurément.

Autres points de similitudes, nos institutions malades et le bouc émissaire. Quelques différences cosmétiques, bien sûr, mais dans le fond ça se tient assez bien avec les critiques maurassiennes de nos institutions et la volonté d’imposer de l’ordre et de l’autorité pour y remédier. Certes, pas de monarchie, mais finalement il est possible de faire aussi bien, ou mal, dans une République.

Le juif a été remplacé par le noir. Il y avait les bons juifs et les mauvais, selon qu’ils sont utiles à la nation. Il y a les bons (on se demande parfois s’il y en a) et les mauvais noirs, les « congoïdes » qu’il faut renvoyer chez eux, y compris lorsqu’ils sont nés en France et n’ont jamais foutu un pied en Afrique. Le populisme primaire rapporte.

Il n’est pas question de nier qu’un problème existe par la volonté de l’État d’imposer au forceps des immigrés, mais la cohérence impose de dire que si l’État peut se permettre d’interdire l’accès au pays, il peut tout autant l’autoriser. Le chat se mord la queue. Voir un individu non pas par ses actes mais selon sa couleur de peau et des origines supposées est nauséeux, collectiviste, bref, antilibéral, comme l’était Maurras.

Le refus du socialisme est une condition essentielle pour être libéral, mais elle n’est pas suffisante, Maurras l’a montré, ses héritiers ne semblent pas le voir. Qu’on se le dise.

 

Erwan

Note: [PP] Charles Maurras – Mes idées politiques.