Le libéralisme en 21 questions – suite 2
Nous poursuivons la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.
L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.
Il est disponible en vente ici. Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.
L’article précédent est accessible ici. La question suivante se trouve ici.
3 – L’éthique est-elle soluble dans le libéralisme ?
L’éthique libérale est une éthique politique et sociale. Elle ne traite que du comportement que nous devrions adopter dans les rapports que nous entretenons avec autrui. Elle est dans ce sens une éthique incomplète, comparée aux éthiques laïques ou religieuses, ou simplement professionnelles, plus spécialisées : éthique médicale, éthique des affaires, etc.
En revanche, elle prétend constituer dans son domaine (celui de la philosophie politique) une éthique minimale, de sorte qu’on peut qualifier d’immoral (et donc d’illégitime) tout acte qui la viole, parce qu’il contrevient au principe fondamental de la liberté de l’individu et de son consentement, exprimé sous les formes du principe de non-agression ou de non-nuisance.
À ce titre, elle permet donc de juger, sous l’angle libéral, d’une idéologie politique, d’une religion, du comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes, des lois promulguées, des décisions étatiques, ou même d’une autre éthique – car il est fréquent que des groupes de pression tentent de promouvoir leurs propres conceptions morales et d’imposer leurs vues à toute la société.
Le libéralisme n’est donc en rien un relativisme moral, qui verrait toutes les valeurs morales comme équivalentes, puisque liées à des cultures, des coutumes ou des façons de penser particulières. Il est d’une portée éthique qu’on ne soupçonne peut-être pas toujours. Il s’attaque indifféremment à l’intolérance, aux intégrismes religieux, mais aussi au paternalisme [1] d’État si fréquent de nos jours, à toutes les formes d’autoritarisme politique et à un grand nombre de ismes que nous rencontrerons dans ces pages.
Approches
Plusieurs approches sont possibles en matière d’éthique libérale, selon les critères normatifs qu’on adopte.
L’approche conséquentialiste juge un comportement en fonction de ses con-séquences sur soi-même ou sur les autres êtres humains. L’utilitarisme, historiquement, juge bonne une action qui contribue au bonheur agrégé de tous (ou tout du moins au bonheur propre sans affecter le bonheur des autres). Inversement, certains auteurs défendent l’égoïsme, qui fait passer le bonheur personnel avant celui des autres (tant que ce dernier n’est pas affecté par les comportements égoïstes), car un égoïste qui respecte les autres est amené indirectement à travailler pour ce faire au bonheur d’autrui.
Le conséquentialisme utilitariste pose différents problèmes, plus ou moins bien abordés par ses théoriciens. Qu’est-ce que le bonheur de tous ? Comment l’évalue-t-on ? N’y a-t-il pas le risque de justifier des situations immorales sous prétexte que la fin justifie les moyens et que seul compte le résultat ?
L’approche la plus aboutie pour guider les choix individuels (ou publics), mais qui reste théorique, est peut-être celle qui repose sur l’optimum de Pareto, [2] qui définit comme optimale une décision qui maximise le bien-être de certains sans détériorer celui des autres, satisfaisant ainsi au principe libéral (on parlerait aujourd’hui du résultat final d’une approche « gagnant-gagnant »).
Non Agression
L’autre approche importante est l’approche déontologique, [3] qui définit de ce qu’on doit faire, ou ne doit pas faire, a priori. Les principes déjà énoncés de non-agression ou non-nuisance relèvent de ce type d’éthique. Dans cette « morale du devoir », une action conforme aux principes est bonne en elle-même, quelles qu’en soient ses conséquences. On trouvera différentes formulations : respecter autrui (dans sa personne et ses biens), ne pas le considérer comme un moyen, [4] respecter ses engagements envers autrui, etc.
La dernière grande tentative d’approche déontologique est celle de John Rawls, [5] et de son « égalitarisme libéral », qui tente de concilier l’idée de liberté avec une certaine égalité des chances (les libéraux sont très partagés sur la théorie de Rawls, que certains trouvent plus social-démocrate, voire socialiste, que libérale).
Les approches conséquentialiste et déontologique sont davantage complémentaires qu’opposées, chacune permettant de corriger les excès ou les insuffisances de l’autre, l’une regardant en aval de l’action et l’autre en amont.
Pour caricaturer, un certain utilitarisme pourrait acquiescer à l’assassinat des membres les plus malheureux de la société (car cela augmente le bien-être total), tandis que le déontologisme libéral fondé sur le principe libertarien de non-agression ne voit pas d’inconvénient à ne pas assister une personne en danger (puisque cette « faute par omission » n’est pas une agression [6]).
Le lien social entre deux personnes (ou une personne et un groupe) est conforme à l’éthique libérale dès lors qu’il ne repose pas sur une contrainte d’une personne à une autre, ou s’il s’agit d’une contrainte librement acceptée (car probablement profitable à chacun).
Comment l’éthique peut-elle quitter la sphère de la théorie pour être mise en œuvre de façon pratique ? Comment passer du moral et de l’immoral au juste et à l’injuste ? C’est la fonction du droit, que nous allons considérer à présent.
À suivre…
Thierry Falissard
[1] « Attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion » (selon Ruwen Ogien, « L’éthique aujourd’hui » (2007).
[2] Vilfredo Pareto (1848-1923), sociologue et économiste italien.
[3] La déontologie (du grec deon, ce qu’il faut faire) est la science qui traite des devoirs moraux.
[4] « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » (Kant, « Métaphysique des mœurs »)
[5] John Rawls (1921-2002), philosophe américain, « Théorie de la justice » (1971).
[6] La plupart des pays, mais pas tous, ont une notion d’assistance à personne en danger ou des « lois du bon samaritain » conformes au principe de non-nuisance.