Brexit or Not Brexit?

Je suis flatté que les gens prennent le temps de me lire, encore plus lorsqu’ils me répondent. Du débat dont nous rappelons l’enjeu, Stéphane Geyres et moi, sur le Brexit et l’Union européenne, dépend l’avenir du libéralisme, donc de la civilisation. Ça vaut le coup de ruminer les arguments.

Partons du constat que nous sommes, lui et moi, et les libéraux conséquents, opposés à tout gouvernement oppressif au-dedans, agressif au dehors, donc en ce qui me concerne, à tout gouvernement politique. Notons ensuite que les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis. L’intention compte. S’il existe des Brexiteurs libéraux, leurs alliés dans cette politique ne visent pas l’établissement d’une minarchie. Les sondages donnent des chiffres autour de 80% d’un électorat pro Brexit collectiviste, protectionniste, chauvin, sinon raciste, et donc anti humaniste. Tout ce qu’un libéral rejette. En partie ce que l’UE rejette aussi – même si en partie seulement, et faiblement. Mais pourquoi les libéraux britanniques se priveraient-ils des protections que leur assure l’Europe, contre les nationalisations que réclame le principal parti politique là-bas, pour la libre circulation au sein de l’UE, et pour toute une série de dispositions judiciaires, qui irritent les sujets de Sa Majesté, mais qui sont fondamentales, telle la possibilité d’appel auprès de la Cour Européenne de Justice d’une décision des tribunaux britanniques, qui sont évidemment juges et parties dans les affaires impliquant l’Etat.

Parmi cette petite minorité qui soutient un Brexit libéral, certains ne voudraient pas s’arrêter là. Pourquoi ne pas désunifier le Royaume-Uni, ne pas revenir au plus haut Moyen Âge, avec les roitelets d’Essex, Wessex, Galles, Northumberland et autres Cumbria ? Et dans la foulée, laissons fleurir sur l’Europe un millier de Liechtenstein.

brexiters

Sortir ? Theresa May’s Brexiter MPs.

Plus d’Etats n’entraîne pas nécessairement moins d’Etat

Je vois trois raisons pour un libéral de rejeter ces indépendances d’un autre âge.

La première raison est simplement conjoncturelle. De grands fauves prédateurs, à l’affut dans le monde, se verraient volontiers entourés de mini Etats faciles à croquer. Steve Bannon, pourvoyeur des neurones géopolitiques de Trump, prêche la désintégration de l’Union européenne. Mais si les petites entités politiques offrent tant d’avantages aux citoyens, pourquoi Bannon ne milite-t-il pas pour une Cité-Etat de New York, une République des Appalaches, une Republica Latina de Miami, et un millier d’autres ? On est plus crédible en voulant pour soi-même ce qu’on prêche aux autres. La logique du pouvoir impérial, cependant, est justement d’imposer aux autres la discipline qu’on ne veut pas pour soi-même. L’histoire nous enseigne qu’après l’unification des grands royaumes français, espagnol, prussien, et autre ottoman, les petits Etats n’ont survécu en Europe qu’en se fédérant au sein du Saint Empire Romain (plus tard, Germanique, dont faisait partie le Liechtenstein !), mettant en commun leur moyen de défense – ce que précisément j’attends de l’Union européenne.

Le deuxième argument contre « un millier de Liechtenstein » est de simple bon sens. Si l’Etat est un mode illégitime de gouvernement des êtres humains, pourquoi diantre le métastaser ? La concurrence est bénéfique dans le monde économique ; elle est une illusion entre gouvernements quand chacun peut fermer ses frontières – sauf justement si une instance supra nationale le prohibe. Si le principal argument en faveur de mini Etats est de limiter la rapacité de l’un ou l’autre par le risque d’exode de ses citoyens, il faut que les frontières soient ouvertes, que ceux qui partent et ceux qui accueillent aient ce choix-là.

Mais c’est un troisième argument qui me paraît l’emporter. Il nous ramène à l’essence même d’un Etat, à l’ascendant quasi magique qu’il exerce sur les esprits – le rituel des hymnes et des drapeaux, l’appel au sacrifice, la célébration du sang versé, le poids des morts. C’est de cette mythologie sinistre que se nourrissent les indépendances, Bosnie, Catalogne, Chypre, Corse, Euskadi … Mais ces combats d’autrefois ne sont plus les nôtres. On ne construit pas l’avenir en ressuscitant les structures du passé, fut-il médiéval. Si ce projet – à proprement parler, réactionnaire – est populaire et populiste aujourd’hui, il ne saurait être celui d’un libéral conséquent. Multiplier des mini Etats, qui puiseraient dans le plus noir passé les sources de leur légitimité, n’est pas le choix de la sécurité dans le monde d’aujourd’hui, où s’affrontent encore des puissances impérialistes. Ce n’est pas non plus une proposition pour le monde de demain, où s’intensifieront des réseaux détachés de la géographie, affranchi des allégeances étatiques et nationales, transfrontaliers, et en recombinaisons constantes.

devant

L’Europe, vers mille Liechtenstein ?

Regarder devant nous

Il faut réorienter l’Union européenne. Lui conférer des pouvoirs lorsque l’effet de taille est déterminant, essentiellement la diplomatie et la défense, y compris dans le cyberespace, aussi longtemps que dure la rivalité entre grandes puissances. L’UE est une bureaucratie, elle ne risque pas d’enflammer les passions guerrières et envahir un autre Irak, mais elle pourrait mobiliser suffisamment de ressources pour dissuader un agresseur (avec un impôt fédéral direct, affecté à cet effet, donc sans tentation redistributrice). Disons que nous paierons une armée européenne comme d’autres des mercenaires.

Ensuite, appliquer le principe de subsidiarité, fondateur des traités européens, pour détricoter les Etats nations en entités administratives, responsables seulement des infrastructures qui dépassent le niveau des communes, du type ponts et chaussées : par exemple, une région franco-allemande des pays du Rhin, une Savoie franco-italienne, une Occitanie transpyrénéenne…, étouffant les ferveurs nationales. Enfin, bien sûr, lutter à tous les niveaux pour les droits individuels.

Notons qu’en bons stratèges, ceux qui souhaitent « mille Liechtenstein » devraient soutenir une structure fédérale contre les Etats nations, car l’indépendance d’une province est une perte sèche pour un Etat, et il s’y opposera, souvent avec brutalité, alors qu’une fédération est indifférente au nombre de membres qu’elle accepte, 28, 280, ou un millier, et l’UE peut devenir une alliée des sécessionnistes.

Pour tout ce qui n’est pas lié à la défense ou à l’administration des territoires, depuis la culture (par exemple, l’éducation francophone à travers la planète pour les familles qui le souhaitent), jusqu’à la police (du type Interpol), la justice (du type tribunaux arbitraux à Genève et Stockholm, ou la Cour pénale internationale), le contrôle des changements climatiques, les océans, l’espace, je crois qu’il faut s’en remettre à des agences spécialisées, gérée par les représentants élus des personnes concernées (respectivement dans mes exemples, par les francophones, où qu’ils vivent, par les êtres humains affectés par le climat, etc.) – mais ceci est une autre histoire.

Ne regardons pas dans le rétroviseur pour trouver la route que nous devons parcourir. Puisque l’avenir n’est écrit nulle part, inventons-le.

 

Christian Michel