« La nécessité qui est la mère de l’invention… » – Platon
Favorables au brevet
La propriété, en tant qu’institution légale, a émergé naturellement des sociétés humaines pour répondre à un besoin précis : la rareté des objets tangibles et leur allocation à des fins concurrentes. Parce que l’utilisation d’un objet concret est exclusive, il convient de déterminer qui peut l’utiliser. Qu’en est-il dans le domaine de l’invention ?
On justifie aujourd’hui la mise en place de brevets en avançant qu’ils permettent de stimuler l’innovation. Il s’agit d’un système de droits de propriété sur les idées, censé encourager le travail inventif en permettant à l’inventeur de rentabiliser ses recherches et à l’industriel ses investissements par un monopole légal limité dans le temps.
Une théorie parallèle a été développée, expliquant l’explosion du nombre des brevets par l’opportunité donnée à certaines entreprises de justifier l’obtention de situations de rente.
Le brevet, et la propriété intellectuelle en général, est un sujet qui divise les libéraux. Pour certains, c’est un prolongement légitime et éthique de la propriété sur la création intellectuelle, thèse défendue par Ayn Rand ou Lysander Spooner par exemple. Pour d’autres, elle se justifie pour ses conséquences désirables : Gustave de Molinari ou David Friedman.
Cependant, bien d’autres libéraux s’y opposent, tant sur le plan éthique qu’économique.
Arguments des contestataires
Ainsi, sur ces deux plans, des auteurs comme Murray Rothbard ou Stephan Kinsella mettent en avant deux arguments importants. Le premier est que la propriété a été instituée naturellement pour répondre au problème de rareté lié aux objets tangibles, ce que les idées ne sont pas. En effet, une idée peut être utilisée par un nombre infini de personnes au même moment sans nuire à quiconque pour autant. La propriété est donc ici une institution inutile, voire nuisible. Elle est même illusoire : comment obliger à oublier une musique entendue ?
Ensuite, accorder un droit de propriété sur une idée à quelqu’un limite nécessairement l’usage que les autres individus ont de leurs ressources tangibles : en m’empêchant d’utiliser votre idée de recette, vous m’empêchez d’utiliser comme je l’entends mes propres biens en cuisine. Ce qui peut être considéré comme une limitation illégitime de la liberté individuelle, puisque la propriété intellectuelle se place ainsi au-dessus de la propriété classique.
De plus, et c’est un point tout aussi important, il n’a pas été prouvé que le système de brevets soit vraiment utile, c’est-à-dire que les gains pour la société compensent nettement le coût qu’il y fait peser. En effet, un brevet, une fois acquis, réduit l’incitation de l’inventeur à continuer de développer, ce qui est commun à tous les monopoles légaux, protégés de la concurrence. De plus, il doit allouer des ressources à sa protection juridique, au lieu de les investir. Il en va de même pour les entrepreneurs concurrents, qui n’osent investir de peur d’enfreindre un brevet existant, ou alors doivent se défendre juridiquement contre les déposants de brevets. Le brevet profite aux avocats, mais profite-t-il à l’économie ?
Un autre phénomène apparaît, celui dit « des anti-communaux » : la propriété intellectuelle compartimente la connaissance et freine ainsi le développement de connaissances nouvelles. Une gestion efficace peut permettre aux grandes firmes de verrouiller légalement l’entrée sur un marché. Or les coûts administratifs croissant avec le système, le brevet devient ainsi un instrument d’obtention de rentes au détriment des consommateurs et du progrès.
Le brevet ne profite pas à ceux qu’on imagine
La volonté d’appliquer des institutions développées pour les biens tangibles à de l’intangible telles les idées semble donc être une erreur. D’ailleurs, de nombreuses entreprises affirment, via différents sondages, que le temps nécessaire à leurs concurrents pour les imiter reste leur meilleur moyen de protection, puis vient le secret industriel, et après seulement, le brevet.
Contrairement à ce qu’on pense, le brevet profite davantage aux grosses firmes qu’aux petites et moyennes qui ne peuvent en supporter les coûts. Ces dernières arrivent d’ailleurs à trouver des solutions autres pour se protéger et financer leurs innovations.
Enfin, quand le coût de reproduction est nul, quand un « copier-coller » suffit, les sanctions légales sont peu efficaces, sans cesse contournées. Ce qui est, au final, un gaspillage de temps et d’énergie, des deux côtés, à vouloir protéger quelque chose qui ne devrait pas l’être.
L’invention, plus forte que le monopole
Un nouveau système de gestion a émergé sur les produits numériques : l’open source. Les logiciels sont gratuits pour les utilisateurs, lesquels peuvent contribuer au perfectionnement du logiciel. De même pour Wikipedia, Google, la musique. La propriété intellectuelle s’en trouve bouleversée et ses contradictions deviennent de moins en moins gérables. Les idées ne sont que très rarement créées ex-nihilo, elles sont le résultat d’idées antérieures : « Nous sommes des nains sur des épaules de géants« , disait Bernard de Chartres. Limiter l’utilisation d’idées, même temporaire, ralentit en fait l’émergence de nouvelles. Aujourd’hui, l’innovation croît à un rythme très soutenu, mais qui pourrait l’être encore plus sans ces barrières légales.
Une société de la connaissance ne peut fonctionner correctement si des brevets segmentent le stock d’informations. En effet, plus on utilise les idées et plus elles prennent de la valeur et engendrent à leur tour de nouvelles idées. Mais cela suppose leur diffusion ouverte.
Cette façon de gérer l’immatériel, ancienne, montre que les êtres humains sont capables de s’adapter de façon toujours plus efficace. Il s’agit d’un processus de découverte, un processus d’essais et d’erreurs. Pour illustrer, comparons les marchés des bases de données européen et américain : ce dernier, très peu protégé légalement, a vu son innovation croître de manière plus importante que celle du marché européen. Sans propriété intellectuelle, comment les entreprises ont-elles pu survivre ? Elles ont tout simplement misé sur la mise à jour régulière et de qualité de leurs données, ce qui a formé une « barrière » efficace contre les copieurs. De même que dans le domaine de la mode, les créations ne sont pas protégées en Amérique du Nord, la copie est monnaie courante, et pourtant les créations se renouvellent constamment.
Selon Platon, c’est par nécessité qu’on invente, celle d’échapper aux concurrents, bien plus que tout souhait de récompense d’un monopole légal. L’expérience nous confirme désormais que les systèmes de brevets sont une contrainte à la liberté qui ne se justifie aucunement.
Romain Héry, in Libres !!, 2014