« Une société qui ne connaîtrait pas les institutions de la propriété privée se condamnerait à ne jamais savoir ce qu’être libre veut dire. » – Lord Acton, 1834 – 1902
Institution indispensable
Face aux attaques dont la propriété privée et les libertés économiques font l’objet, la réponse est le plus souvent d’insister sur le fait que la propriété est une institution indispensable à la survie d’une société démocratique. Cela est vrai. Mais c’est un peu court. Il faut aller plus loin et rappeler que seule la présence de la propriété privée rend réellement possible la liberté. Tel est le fondement du libéralisme.
Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, la meilleure méthode consiste à revenir aux deux grandes figures de l’histoire de la philosophie occidentale que sont Thomas Hobbes et John Locke, et à mettre en lumière non ce qui les rapproche, mais ce qui les oppose.
Hobbes, contemporain de Cromwell, est l’auteur d’un livre célèbre (Le Léviathan) où il défend, face aux révolutionnaires anglais, la thèse de l’absolutisme royal. Son raisonnement est en gros le suivant. Qu’est-ce que la liberté ? Au sens courant, c’est « le droit de faire ce qu’on veut, ce qu’on désire ». Si l’on part de cette acception, il apparaît immédiatement que la propriété de l’un est, par définition, une entrave à la liberté de l’autre puisqu’on ne saurait réserver à l’un le contrôle exclusif de la disposition d’une chose sans priver certains autres de la liberté de faire ce qu’ils désirent si, précisément, c’est cette chose qu’ils désirent s’approprier.
Ce faisant, que chacun essaie d’exercer son « droit naturel » de faire ce qu’il lui plaît ne peut que conduire à la guerre de tous contre tous, et donc à la négation même de la liberté. Seule la présence d’un pouvoir souverain ayant le moyen d’imposer par la contrainte des limites au « droit » des uns et des autres (ayant donc le monopole de la définition des droits de propriété) peut rétablir les conditions de la paix civile et rendre possible la liberté. Dans ce contexte, la liberté ne peut pas exister sans une intervention active de l’État dans la réglementation des droits – et donc des propriétés.
Droit naturel
À la différence de Hobbes, John Locke prend parti pour la Révolution anglaise. Ce qu’il cherche à justifier est le gouvernement limité, le passage au parlementarisme. Son problème est de démontrer que si l’État existe, cet État ne peut être qu’un État minimal, dont le principal rôle est de garantir la sécurité de la société civile en veillant au respect des propriétés. S’il faillit à sa tâche, ou s’il outrepasse ses droits, il est juste que les citoyens renvoient ceux qui les dirigent. Mais pour en arriver là encore faut-il que Locke démontre que la propriété est un droit qui préexiste à la constitution de la société et à la formation de l’État, autrement dit un « droit naturel » qui ne doit rien au législateur.
Locke développe le raisonnement suivant. Admettre l’existence d’une liberté individuelle entraîne nécessairement la reconnaissance du concept de propriété. À quoi bon, en effet, reconnaître à l’individu son libre arbitre, notamment la liberté d’expérimenter ses propres idées sur la manière de tirer de la terre ce dont il a besoin, s’il n’a pas la liberté d’utiliser cette terre comme il l’entend – c’est-à-dire s’il n’en est pas « propriétaire » ? Mais alors se pose une nouvelle question : quand donc cette propriété apparaît-elle ? Si la propriété est un concept nécessaire, quand donc une ressource, une terre deviennent-ils objets de propriété ? Réponse : la propriété de soi – que personne ne peut contester – implique celle de son travail, sinon on est réduit à une situation d’esclave (donc le contraire de la liberté), mais aussi celle des fruits de son travail (pour les mêmes raisons) et, par extension, des ressources naturelles auxquelles on a mêlé son labeur.
En prenant une ressource vierge et inexploitée, en la transformant, en y mêlant non seulement son labeur personnel, mais aussi sa créativité, le projet personnel qui l’inspire et le motive, ses idées, sa volonté – en un mot en y mettant de la « valeur » – l’individu se « l’approprie », il en fait sa propriété. Il acquiert le droit d’exiger des autres qu’ils respectent ce qui est devenu « son » bien.
Droit de faire avec ce qu’on a
Dans cette perspective lockéenne, il n’est plus possible de réduire la liberté au seul « droit de faire ce qu’on désire ». Admettre qu’on puisse faire ce qu’on veut, c’est en effet nier la propriété des autres, et donc violer leur liberté. On retombe sur le problème posé par Hobbes. Les deux termes sont contradictoires. Sauf si l’on définit la liberté comme « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a » (plus exactement : avec ce à quoi on a « naturellement » droit, ce qu’on s’est légitimement approprié, ou ce qui a été légitimement transmis).
Regardons alors ce qui se passe. La simple addition de la restriction : « avec ce qu’on a » change tout. Il n’est plus besoin de définir la liberté en précisant qu’elle s’arrête « là où commence la liberté des autres ». Deux êtres humains ne pouvant avoir naturellement droit à la même chose – puisqu’une chose ne peut pas avoir été créée simultanément par deux personnes différentes – cette restriction s’inscrit d’emblée dans la définition utilisée. Disparaît également l’antinomie de principe entre propriété et liberté, puisque, par définition, ma liberté ne peut plus signifier que je suis libre de désirer ce qui appartient à d’autres. Enfin, on coupe l’herbe sous le pied de l’hégémonisme étatique dans la mesure où ce à quoi chacun a droit se déduit d’une loi morale simple et objective (le droit de propriété de tout être humain sur lui-même et sur ce qu’il a créé). On a un système de liberté parfaitement défini, aux frontières objectives et clairement délimitées, qui fonctionne sans qu’il soit nécessaire de s’exposer aux risques d’arbitraire du prince ou d’un législateur.
Résultat : avec cette définition lockéenne de la liberté, tous les fameux paradoxes de la liberté qui ont traumatisé tant de générations de potaches, et qui sont régulièrement invoqués pour justifier l’extension continue des pouvoirs tutélaires et discrétionnaires de l’État, disparaissent. La liberté cesse d’être une impossibilité pratique requérant la tutelle d’une espèce particulière de surhommes dotés d’une omniscience, d’une intelligence et d’une bonté hors du commun. Liberté et propriété sont deux concepts ontologiquement indissociables. Tel est le credo du libéralisme.
Henri Lepage, in Libres !, 2012