Légiste social
Je vais vous faire une confidence : je me fiche éperdument de la société dans laquelle je vis. Je l’observe, je l’étudie, je la dissèque et la décortique, c’est vrai, mais je le fais uniquement parce que ça me procure plaisir et amusement.
Pensez-vous que le médecin traitant des pauvres hères bouffés de l’intérieur par le SIDA ou Ébola aime ces virus ? Non, bien sûr ! il est certainement intéressé, probablement fasciné et sans doute passionné, mais à moins d’être psychopathe ou encarté à LFI, il n’aime pas les virus.
Mais pour les combattre efficacement, il doit maîtriser son sujet, ce qui requiert de longues et fastidieuses études, des heures et des heures de concentration et de lecture, d’écoute, de pratique, et de ratage en ratage ; l’homme progresse s’il sait apprendre de ses erreurs et – surtout – s’il a l’humilité devant l’objet de ses recherches. L’homme n’aime pas l’objet de ses recherches (en réalité, il est secrètement amoureux de Rigoberte Van Zwaenepoel, plantureuse étudiante Brugeoise désirant se spécialiser en proctologie gériatrique, mais ceci est une autre histoire), l’homme le respecte, l’apprécie pour ce qu’il est, car il sait à force de travail à quoi il a affaire.
L’homme vilipende et se moque, se gausse même parfois des naïfs puisant un savoir trisomique dans des revues plus ou moins crédibles, parfois il pouffe en considérant les délires d’autodidactes sincères mais complètement à côté de la plaque. Il lui arrive aussi de s’énerver, d’ailleurs, bref, il fait son boulot en scientifique. Le cadavre du pauvre Mamadou commence à se décomposer, il pue au-delà de l’entendement, il a été repoussé de la patte avec mépris par une meute entière de hyènes, mais le toubib va y plonger les mains, il va se salir, il va résister à la nausée et il va chercher, investiguer, échafauder des théories, des hypothèses et tentera de conclure. Il n’aime pas non plus cette putréfaction (il n’est pas encarté LFI), c’est l’évidence, mais elle fait partie de son environnement, elle est consubstantielle à l’objet de son étude et en tout état de cause : impossible de faire sans.
Science est née d’Erreur
Il en va de même avec les sociétés et les hommes : elles s’étudient mais avant cela il faut acquérir les outils et les bases nécessaires à l’appréhension puis à la compréhension et enfin à l’élaboration d’hypothèses et de tout ce qui peut s’ensuivre. Je suis un peu comme ce toubib : j’ai étudié les hommes et leurs constructions sociales, j’ai appris l’Histoire et les mécanismes, les lois et les coutumes, celles d’hier, d’avant-hier et d’aujourd’hui, j’ai changé mille fois de mode de pensée sans jamais reléguer mon anarchie au rang de dogme ; je pense à la suite de Gaston Bachelard que « L’esprit scientifique se constitue sur un ensemble d’erreurs rectifiées » (La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris 1938) et des erreurs j’en ai fait beaucoup.

Virus Ebola.
Mais j’ai œuvré à bousculer la tranquillité de la raison figée, celle que certains de mes condisciples ont prise et tiennent encore aujourd’hui pour acquise, définitive, « science is settled » n’est-ce pas ? Alors qu’à mon avis la raison est une valeur et non un système normatif, c’est à tout prendre l’idéal régulateur vers lequel tout esprit scientifique doit tendre, en opposition avec le sens commun.
Ainsi puis-je rester de marbre en contemplant mes sujets d’étude, au sujet desquels je vous livre parfois et par bribes quelques réflexions, et je me moque moi-aussi de la prétention un peu vaine et puérile de mes contemporains à porter jugements et opinions sur des choses dont ils n’ont pas le début du commencement d’une idée, quand ils échafaudent des théories plus foireuses qu’un pet lâché entre amis après un excellent cassoulet, quand leur rigueur avoisine le zéro de M. Kelvin et lorsqu’ils se targuent de mépriser les sciences dites humaines alors que, précisément, ils n’admettraient jamais que 2 + 2 ne font pas 4, parce que, hein, bon, ça c’est scientifique, v’voyez !
Épistémologie, mon amour
Mon plaidoyer n’est d’ailleurs pas original, il est celui de tous les amis de la science – toute la Science – pour qui la scientificité des recherches est indissociable du travail critique sur les axiomes, les fondamentaux, les éléments, notions, les concepts et les méthodes. Partant, je vomis avec la plus grande énergie les apories du conventionnalisme et du constructivisme idéaliste, qui est celui de ceux qui se confinent au bavardage de café du commerce par ignorance, bêtise ou par un dédain de bonne facture né de l’ignorance la plus crasse – ne riez pas trop vite : on y compte beaucoup de libéraux ou libertariens.
Du reste, quand on affirme que bien que tout humain soit capable de raison il fasse en général les mauvais choix, on s’oblige à envisager de prime abord la compréhension des processus sociaux qui interdisent justement à tant d’êtres humains de se comporter selon cette capacité. En d’autres termes, si l’homme est capable de raison, pourquoi vote-t-il à gauche ? Pourquoi vote-t-il tout court d’ailleurs ? Et pourquoi aime-t-il à se choisir des maîtres ? Il est con cet humain ! enfin, la réalité est un chouïa plus complexe car il n’en demeure pas moins que ses semblables les plus futés ne le devanceront pas forcément dans leur quête commune d’une société toujours hiérarchisée, normée et rassurante.
C’est la métaphore de l’orchestre développée de Jean Leca (Pourquoi la philosophie politique ?, Presses de Sciences-Po, Paris 2003) qui va bien au-delà des apories du conséquentialisme ou de l’attribution d’une capacité collective à parvenir à des fins rationnelles, par la confrontation pacifique de leurs opinions, à des personnes ou à des groupes qui, considérés séparément, apparaissent comme poursuivant des fins socialement irrationnelles.
La théorie est pratique
Il va de soi qu’un espace pacifié par une (très légère) codification normative dans lequel peuvent se confronter les idées, toutes les idées, même les plus dégueulasses, est largement supérieur à un champ de bataille. Je ne dis pas ça par sentimentalisme, peu m’en chaut de balancer un objet éminemment contondant sur le pif d’un contradicteur un peu agressif, mais tout simplement parce que ce mode est plus efficace. Pour peu que le nécessaire minima normatif se limite à la forme (soit la définition du cadre) et ne se mêle pas du fond (soit la définition de ce qui est licite ou pas) et à la condition sine qua non que l’adhésion à cette norme soit libre et contractuelle, il me semble que voilà un excellent moyen de débattre entre individus.
Mais l’humain ne se limite jamais à ce stade et exigera toujours plus de certitude et de protection, il veut un père, un Dieu – il crée l’État et la Démocratie dont Hoppe vous parlera en mal bien mieux que moi. Ceci étant, revenons à nos moutons (le sujet du billet hein, pas les électeurs !) et posons que l’observateur éclairé comme le politologue ne peuvent faire l’économie de la théorie dès lors qu’ils entendent analyser les faits et pas seulement de les constater. Il y a une exigence empirique, bien entendu, mais elle ne vaut rien en termes praxéologiques sans sa consœur épistémologique et si on y ajoute la poïétique, je commence à montrer des signes de sympathie.

Générateur poïétique…
Elle est constitutive de toute démarche scientifique en sciences humaines et indissociable de la théorisation ; en d’autres termes : il n’y a pas de construction possible des données mobilisées si on ne garde pas à l’esprit que des propositions générales pour être testées empiriquement doivent être élaborées à partir des cas étudiés. D’où le nécessaire recours à l’étude de l’Histoire sous toutes ses formes.
Thé au riz ?
Je vais vous donner un exemple avant de déverser ma bile qui, comme vous vous en doutez, a motivé l’écriture de ce billet un peu plus compliqué que d’habitude. Considérons ceci en guise d’hypothèse : « les institutions se maintiennent et perdurent autant par les interventions des acteurs sociaux que par les règles dont ces acteurs maintiennent l’illusion d’être les auteurs (même dans une démocratie représentative, si, si !) ; il s’ensuit l’observation de la docilité des populations, remarquable quand leurs dirigeants imposent des mesures qui les affectent douloureusement ».
Ceci étant posé, quelle sera votre théorie ? J’aimerais vous dire que vous avez 4 heures, mais en réalité non seulement vous ne le savez pas mais encore il est presque certain que vous théoriseriez à côté de la plaque. Ce qui n’aurait d’ailleurs rien d’humiliant, je suis moi-même très moyen voire franchement très mauvais à établir des théories sur des sujets que je maîtrise pas et dont les outils me sont abscons. Citons parmi tant d’autres les domaines de la physique quantique, de l’édaphologie et bien évidemment de la proctologie gériatrique.
Bref, je vous vends la mèche : l’hypothèse qui précède doit obligatoirement amener l’individu à élaborer une théorie de l’obéissance collective articulée autour de notions élémentaires comme la légitimité, la crainte, la docilité, la domination, et bien entendu le pouvoir comme construction naturelle (ou pas). A contrario, le premier qui me donnerait du « c’est à cause du complot du NWO » prendrait certainement une batte de baseball dans les rotules ! Non pas qu’il ne puisse avoir raison, c’est ma foi envisageable, mais lancé comme ça, à la barbare, sans autre forme de procès, avec l’assurance hautaine des ignares, c’est aussi crédible qu’un commentaire du Talmud par le regretté Odilo Globocnik. Notez que si je vous donne ce cher homme en exemple, ce n’est pas qu’il fut nazi mais parce que son patronyme et sa tronche de Grand Vainqueur m’a toujours fait pisser de rire.

Odilo Globocnik
Au pied de la fadaise
Autrement dit, tant que l’observateur-politologue n’aura pas établi de théorie robuste, il ne pourrait pas décemment entamer de travail empirique et encore moins de conclure, c’est l’évidence. Notez à ce stade que si vous pouviez ne fût-ce qu’un instant – un instant seulement ! – envisager la profondeur de mon mépris l’égard des professionnels de la conclusion hâtive élaborée sur quelques lectures rarement bien assimilées et enrobées dans les plus pures gangues doctrinaires, ça vous donnerait un aperçu de l’infini. Bref : en science humaine comme en science dite exacte, il ne saurait y avoir de conclusion et encore moins de travail empirique sans une théorie qui en inspire le déroulement.
En ce sens, la théorie politique est absolument nécessaire à toute ambition dans ce domaine et elle seule correspond aux impératifs méthodologiques. À défaut de quoi, je suis au regret de vous l’annoncer, vous ne seriez qu’une gigantesque fraude intellectuelle et un affront à l’intelligence dont vous vous prévalez (puisque vous affirmez ne pas être encarté LFI).
Alors je vais être très clair, vos délires sur les thèmes suivants : « on n’est plus en démocratie », « le référendum c’est la liberté », « le peuple n’a pas son mot à dire », « le gouvernement ne peut pas signer un Pacte sans que le peuple soit d’accord » et autres fadaises du même calibre, vous pouvez vous les loger très profondément dans le système organique généralement étudié par les proctologues et pas seulement gériatriques ! Vous n’êtes pas à côté de la plaque, vous êtes dans une dimension parallèle ! Vous êtes convaincus que vos jugements et vos théories sont limpides comme de l’eau de roche, alors qu’elles sont plus troubles que mes urines un lendemain de veille !
Vous mélangez tout et vos référentiels sont loufoques, vous prenez un mot pour un autre et ça ne vous fait pas ciller du tout, vous n’avez aucune rigueur si ce n’est celle de l’étalage de votre ignorance mâtinée d’indignation qui, si elle peut être légitime, est globalement insipide et risible. En un mot comme en cent : vous sucrez les fraises avec de grands airs et en enfilant les lieux communs. Apprenez que la science politique existe, qu’elle s’apprend, s’étudie, se théorise ; qu’elle exige travail et réflexion en quantités importantes, qu’il faut aussi appréhender d’autres matières parfois si éloignées du sujet que l’on peut vaciller, pris d’un tournis de belle facture.
Vous ne savez rien de la démocratie, des mécanismes, des lois, des normes, vous êtes ignares de la psychologie qui vous fait peur, de la sociologie qui vous rebute plus qu’un étron cuit 4 heures au soleil de Tamanrasset et dont vous ne voulez rien savoir au prétexte misérable que nombre de ses pratiquants furent ou sont de gauche ; vous pérorez sur l’Europe, les relations internationales mais ne savez rien de la Guerre de 30 ans et de la Paix de Westphalie ; vous vomissez votre ignorance, vous m’écœurez.

Mollusques…
Mollusques intellectuels
Alors je vais vous dire : je me félicite d’avoir acheté ce pull en Cachemire que je porte aujourd’hui et qui me procure un plaisir tactile hors du commun, tout comme je me délecte de cet enregistrement des Variations Goldberg exécutées par Glenn Gould que j’écoute en ce moment-même pour me calmer, et enfin je me remémore avec émotion et fierté toutes ces années d’études et celles qui ont suivi (je n’ai jamais arrêté d’étudier, d’apprendre).
Ces années qui me permettent d’envisager des Ébola sociologiques et des SIDA politiques avec la sérénité du scientifique qui sait qu’il est nécessaire de maîtriser les tenants avant de songer aux aboutissants. Car ça vaudra toujours mieux que de tenter d’expliquer à des légions de mollusques que, malgré le plus profond dégoût que l’on puisse éprouver pour un sujet considéré, il sera toujours infiniment plus dégoûtant d’afficher son ignorance et sa bêtise, sa veulerie et sa paresse intellectuelle que d’avoir l’humilité d’avouer ses carences et écouter, pour commencer, celui qui en sait quelque chose.
Parmi ces mollusques, il y a aussi des « libéraux » et des « libertariens » et de ceux-là je n’ai plus rien à foutre car je leur pardonne moins qu’aux encartés LFI : lecteur, tu peux même les crucifier sur une estrade au milieu du forum si ça te chante, c’est moi qui paye l’orchestre et les boissons.
Nord