« La liberté n’est jamais volontairement donnée par l’oppresseur, elle doit être exigée par l’opprimé. » – Martin Luther King

Printemps arabe – Automne français

Le Printemps arabe qui a balayé l’Afrique du Nord et une partie du Moyen-Orient en 2011 a généralement été mal compris. Les observateurs et commentateurs ont interprété les révoltes comme essentiellement motivées par des revendications démocratiques.

Les autocrates en place, en Tunisie avec Ben Ali ou en Égypte avec Moubarak par exemple, avaient effectivement réduit les libertés politiques des populations de leur nation, tout en organisant régulièrement des parodies d’élections. Mais cette réduction à une dimension simplement politique du Printemps arabe omet une autre de ses causes fondamentales – sans doute la plus fondamentale.

Quand le jeune tunisien Mohamed Bouazizi s’immole à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010, c’est en effet un petit entrepreneur qui se révolte. Ce jeune vendeur de fruits et légumes, poussé dans le secteur informel – l’économie parallèle – par un environnement des affaires inique, se fait confisquer par les « autorités » sa carriole, ses fruits et sa balance, soit tout son capital et toute sa marchandise : il est instantanément ruiné. Son geste de désespoir et de révolte est motivé non par une demande de droits politiques ou démocratiques, mais avant tout par une revendication de son droit à faire des affaires et être en mesure de subvenir aux besoins de sa famille.

En bref, c’est moins sa liberté politique que sa liberté économique qui importait pour lui.

printemps

Printemps arabe – Nuage des mots de l’article.

Laissez-Faire

Le Printemps arabe a ainsi commencé d’abord comme une révolte pour le laissez-faire. Non que les aspects démocratiques n’aient pas compté, mais le petit entrepreneur Bouazizi n’avait pas exactement le temps de se consacrer à la politique. Il était bien trop occupé à survivre face aux obstacles réglementaires et à ceux issus de la corruption.

Mais le fait qu’il opérait dans le secteur informel ne légitimait-il pas la sanction qu’il avait reçue ? Le secteur informel n’est-il justement pas une plaie du développement, qu’il faut « éradiquer » ? D’autant que, par ailleurs, la Tunisie, comme l’Égypte, ne s’étaient-elles pas engagées sur la voie de réformes « pro-business » ?

Ces deux séries de questionnements sont importantes pour saisir la nature économique de ces régimes. L’informel est moins un problème qu’un symptôme d’une hyper-réglementation ou d’une monopolisation de l’économie par une oligarchie, excluant de facto une majorité de la population. L’informel tant décrié par les décideurs est en fait le produit de leurs politiques délibérées d’exclusion ou de leur incapacité à maîtriser leurs bureaucraties.

Pro-marché ?

Les réformes entreprises dans les années 1990 ou 2000 avaient instauré un degré de capitalisme ; mais un capitalisme de copinage, réservé à une élite proche du pouvoir.

« Pro-business » n’est pas toujours « pro-marché ». C’est bien, pour reprendre l’expression de l’économiste péruvien Hernando de Soto à propos de l’Égypte, un « apartheid économique » qui caractérisait ces pays.

Ce n’est donc pas simplement une parodie de démocratie dont souffraient ces peuples, mais aussi d’une parodie d’économie de marché. Par exemple, l’équipe de de Soto avait pu calculer que pour créer en Tunisie une entreprise formelle du type auquel Bouazizi aurait pu prétendre, il aurait fallu s’engager dans 55 démarches administratives qui prennent 142 jours et auraient coûté l’équivalent de plus de 3.200 $, soit près d’un an de revenus pour quelqu’un comme Bouazizi. En 2009, le rapport de la liberté économique dans le monde classait l’Égypte et la Tunisie à la 93ème et à la 94ème place respectivement sur 142 pays.

Bien sûr, oppression politique et oppression économique vont de pair, et s’alimentent l’une l’autre. Pour maintenir son pouvoir économique, l’oligarchie doit aussi étouffer la concurrence politique et donc le financement d’une opposition, ce qui signifie empêcher l’enrichissement en dehors du cercle du pouvoir – et par voie de conséquence y maintenir la pauvreté. Cependant, la pauvreté est aussi un terreau pour la croissance des mouvements radicaux qu’il faut juguler par le biais de davantage d’autoritarisme. C’est le cercle vicieux des deux autoritarismes.

Et après ?

Trois ans après l’éruption du Printemps arabe, seule la Tunisie semble avoir tiré son épingle du jeu. Malheureusement, même si le berceau du Printemps arabe s’est doté d’une constitution en apparence moderne, on est encore loin d’y avoir compris les racines économiques du mouvement. Une élite formée à la pensée collectiviste a empêché de faire émerger une constitution sanctuarisant la liberté économique – ce pour quoi Mohamed Bouazizi est mort.

En janvier 2014, lors de l’élaboration de la nouvelle constitution tunisienne, une députée avait proposé un amendement en faveur de la liberté et du droit à l’initiative économique. La majorité de l’Assemblée constituante l’a cependant rejeté après un débat houleux, certains députés réactionnaires de gauche y voyant « une orientation économique, celle du néolibéralisme sauvage », une « traîtrise faite au peuple tunisien et à la révolution ».

En réalité, comme a pu le noter un député en faveur de l’amendement, ce dernier aurait pu permettre de rédiger l’article « le plus révolutionnaire de toute la constitution ». Effectivement, dans ce pays où la jeunesse est laissée pour compte et croupit encore et toujours dans le chômage du fait d’un environnement des affaires délétère pour les petits entrepreneurs, il aurait été plus que temps de faire de l’air et d’ouvrir les opportunités.

On le voit donc, dans le monde en développement, le manque de liberté économique a une conséquence très concrète, entraînant la misère et la frustration du plus grand monde, dont Mohamed Bouazizi est désormais l’incarnation. Malheureusement la focalisation quasi exclusive sur la « démocratie » a fait passer à la trappe la liberté individuelle et économique.

Or, la démocratie ne peut fonctionner que si elle peut juguler ses tendances inhérentes à la tyrannie de la majorité et à la tyrannie des minorités, et ce, en constitutionalisant la liberté individuelle – dont la liberté économique est une composante essentielle.

 

Emmanuel Martin, in Libres !!, 2014