« Les sciences et les arts ne peuvent être cultivés avec succès que par des hommes libres et complètement affranchis. » – B. Spinoza, Traité théologico-politique, 1670

Orwell, encore

Nous savons depuis Orwell que les mots peuvent être trafiqués pour devenir des armes contre l’esprit. Voyez l’emploi du terme « exclusion » à la place de « misère » : par la substitution d’un acte à une situation, la pauvreté est attribuée à quelque méchant, et « l’exclu » n’a plus qu’à suivre ceux qui le transforment en fantassin. La même arnaque est arrivée à la culture.

De ce qui devait être un lien, on a fait une source de haines. Il n’y a pas eu besoin d’un nouveau mot : juste le « s » du pluriel. Jusque-là, on restait au singulier, car la culture se définissait comme une activité.

La mode nous entraîne en revanche, derrière l’UNESCO (« ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société, un groupe social ou un individu »), vers une conception faisant de la culture un effet d’environnement, qui tombe sur les hommes comme la pluie, et les imprègne comme de pauvres éponges.

culture

Culture, Cultures – Nuages des mots de l’article.

À cris cultures

Cette culture subie, et non construite, se conjugue évidemment au pluriel. Mais c’est un détournement de sens. Ce qu’on nous présente comme « cultures » ne sont que des modes de pensée imposés, des perceptions filtrées, des comportements obligatoires.
Il faut les désigner ainsi, sans confusion avec « la » culture, car ils en sont le contraire : la culture c’est ce qui se transmet, mais parce que c’est universel. La transmission n’a de sens qu’en vue de l’application à des situations nouvelles.

C’est en quoi la Grèce antique est pour nous « culture ». Pas parce que nous serions les descendants de Périclès, c’est ethniquement faux. Mais parce que nous avons retenu que certaines leçons grecques étaient valables pour tous les hommes. Accoler un « s » à culture revient à la définir comme ce qui différencie les hommes au lieu de les unir. On dira que si ça différencie les groupes, ça les unifie de l’intérieur.

Mais s’il y a une culture « des banlieues » par exemple, alors il y a une culture des Ulis, qui n’est pas celle de La Courneuve. Et aucune ne justifie plus qu’une autre la transmission, qui devient même impossible puisque ces bulles se heurtent, explosent et se dissolvent en permanence. Cette culture-là, c’est celle de la jungle, et ça y reconduit. C’est pourquoi il faut tenir bon sur la notion de culture comme création progressive (en art : révélation métaphorique) de l’universel.

Et si « tout peuple a sa culture », c’est que des valeurs universelles y sont réalisées, avec les moyens du bord, l’état des connaissances, les contraintes du moment, mais au nom de principes semblables.

Mémoire ou négation

Pour le reste, tout peuple a ses habitudes, mais ce n’est pas la même chose. Les ethnologues ont par exemple mis l’accent sur la diversité des structures de parenté.

Mais ils ont montré que si chaque société avait sa manière de gérer la filiation, mettant l’enfant sous l’autorité ici de la mère, là du père, ailleurs de l’oncle maternel, le but était le même : garantir que l’enfant n’est jamais « à personne » et assurer son insertion. Sous la diversité des règles, l’objectif, un statut solide pour l’enfant, est universel.

Cette valeur est le noyau culturel. Le reste, trace des contraintes locales, relève des détails d’application. De même, notre culture historique inclut le souvenir de la Shoah en tant que devoir de mémoire. Ce n’est pas le cas partout : dans de nombreux pays du Proche Orient, les livres d’histoire minimisent voire escamotent l’holocauste.

Ce négationnisme est enseigné officiellement, des feuilletons télévisés le tiennent pour acquis, les caricaturistes le reprennent sans que leurs journaux soient brûlés par des foules hystériques. Bref, c’est un consensus, que le multiculturalisme qualifiera de culturel. Qu’est-ce qui est culturel alors ? La mémoire de l’holocauste ou sa négation ?

La mémoire de la Shoah est dans notre culture parce qu’elle est une leçon universelle. Elle ne doit pas seulement empêcher l’Europe de recommencer ; elle doit par exemple protéger les Chinois victimes de mini-pogroms en Afrique de l’Est, comme elle doit empêcher la Chine d’annihiler la mémoire de peuples entiers dans son empire.

Retourner la culture

Devrons-nous accepter, en larmoyant devant les reportages clandestins, que l’Afrique et la Chine affirment ainsi leurs « cultures » ? En définissant le mot par la différence et non par ce qui rassemble, nous y serions forcés. Peut-être ne pourrons-nous guère nous y opposer. Au moins ne le validons pas d’avance par la confusion de notre pensée.

Faut-il le préciser ? Il n’y a pas, dans notre définition de la culture, de quoi hiérarchiser les civilisations. Mais il y a de quoi hiérarchiser dans chacune d’elles ce qui relève de la culture et ce qui relève du conditionnement.

Chacune a sa version de certains universaux, même s’ils sont noyés sous un fatras de dogmes qui n’ont rien d’universel, et ces pépites de culture peuvent toujours être retrouvées, au besoin dans ce qui sera un temps une dissidence. C’est pourquoi il nous appartient de ne pas mettre de « s » à culture, nulle part, jamais.

Les symboles, ça compte quand il est question de survie. Là où on a pris l’habitude d’écrire culture au pluriel, il faut dire conventions, rôles, idéologies, et lutter pour qu’aucune de ces contraintes ne limite la liberté et la responsabilité individuelle, seule source de création.

Le premier pas vers cette libération de l’esprit est de refuser le mot de « cultures » attrape-tout, inventé pour retourner la culture contre elle-même et la faire s’incliner devant ses ennemis mortels.

Couverture de Libres !

 

Pascal Titeux, in Libres !, 2012