Bande de faussaires
Pour évaluer les conséquences économiques de l’inflation, demandons-nous ce qui se passe lorsqu’une bande de faussaires se met à l’oeuvre. Supposons qu’il y ait dans l’économie un stock de monnaie de 10.000 onces et que les faussaires, suffisamment habiles pour ne pas se faire prendre, injectent 2.000 « onces » supplémentaires. Que se passe-t-il ? D’abord, les faussaires réalisent un profit important. Ils utilisent la monnaie qu’ils ont créée pour acheter des biens et des services. Comme le dit un célèbre dessin humoristique du New Yorker, qui montre une bande de faussaires contemplant le produit de leur activité : « La consommation va bientôt recevoir le stimulant dont elle avait besoin ».
Justement. Les dépenses locales sont stimulées, en effet. La nouvelle monnaie progresse, pas à pas, à travers toute l’économie. À mesure qu’elle se répand, elle fait monter les prix – ainsi que nous l’avons vu, la nouvelle monnaie dilue le pouvoir d’achat de chaque dollar. Mais cette dilution prend du temps et est donc inégalement répartie. Dans l’intervalle, certains sont gagnants et certains sont perdants. Pour être précis, les faussaires et les commerçants environnants voient leur revenu croître avant que le prix de leur consommation n’ait le temps d’augmenter.
À l’inverse, les gens qui sont plus loin dans l’économie voient les prix monter avant leurs revenus. Les commerçants situés à l’autre bout du pays, par exemple, subissent des pertes. Les principaux bénéficiaires sont ceux qui reçoivent la nouvelle monnaie en premier, tandis que ceux qui la reçoivent en dernier sont perdants.
Aucun bénéfice social
Par conséquent, l’inflation ne procure aucun bénéfice social. Elle ne fait que redistribuer les richesses en faveur des premiers arrivants, au détriment des retardataires dans la course. Car l’inflation, en effet, est une course à celui qui aura la nouvelle monnaie en premier. Les traînards – ceux qui subissent des pertes – sont souvent désignés sous le nom de « catégories à revenu fixe ». Les pasteurs, les professeurs, les salariés, reçoivent la nouvelle monnaie nettement plus tard que les autres groupes. Ceux qui souffrent le plus sont ceux qui dépendent de contrats non indexés – des contrats passés avant l’arrivée de l’inflation. Les bénéficiaires d’assurance-vie et de rentes viagères, les retraités vivant de leur pension, les propriétaires liés par un bail de longue durée, les porteurs d’obligations et autres créances, ceux qui détiennent des espèces, tous subissent les effets de l’inflation. Ce sont eux qui sont « taxés ». [1]
L’inflation a d’autres effets désastreux. Elle déstabilise la pierre angulaire de notre économie : le calcul économique. Puisque tous les prix ne changent pas uniformément ni à la même vitesse, il devient très difficile pour les entreprises de distinguer les effets transitoires et les effets durables de l’inflation, d’évaluer correctement la demande des consommateurs, ou les coûts de production. Par exemple, la comptabilité enregistre le « coût » d’un actif au prix que l’entreprise l’a payé. Mais, du fait de l’inflation, le coût de remplacement d’un actif amorti sera bien plus élevé que le montant qui figure dans les comptes. Le résultat est que la comptabilité surestime nettement les profits des entreprises en période d’inflation et peut faire passer une diminution du stock de capital pour une augmentation. [2]
De la même manière, en période d’inflation les actionnaires et les propriétaires immobiliers enregistrent des gains qui n’ont aucune réalité. Mais ils risquent de dépenser une partie de ces gains sans se rendre compte qu’ils sont en train de consommer leur capital initial.
Illusion de profits
En créant l’illusion de profits et en déformant le calcul économique, l’inflation arrête le mécanisme par lequel le marché récompense les entreprises efficaces et pénalise celles qui sont inefficaces. Les entreprises ont l’air d’être presque toutes prospères. Dans une atmosphère qui donne aux vendeurs le sentiment qu’ils peuvent fixer les prix, ceci provoque une baisse de la qualité des biens et services de consommation, car les consommateurs résistent moins facilement à une hausse des prix lorsqu’elle est déguisée sous la forme d’une baisse de la qualité. [3]
La qualité du travail baisse en période d’inflation pour une raison plus subtile : avec l’envolée des prix, les combines pour gagner de l’argent sans effort deviennent à la mode ; chacun les croit à sa portée et le travail et l’effort sont dévalorisés. L’inflation pénalise aussi l’épargne et encourage l’endettement, puisque toute somme de monnaie prêtée sera remboursée en dollars dévalués par rapport à leur pouvoir d’achat d’origine. Cela incite donc à emprunter pour rembourser plus tard, plutôt que d’épargner et prêter. Bien qu’elle crée une atmosphère de « prospérité » de pacotille, l’inflation a donc pour effet de diminuer le niveau de vie moyen.
Heureusement, l’inflation ne peut pas continuer indéfiniment. Les gens finissent par réaliser qu’il s’agit d’une forme d’impôt. Ils se rebiffent en voyant le pouvoir d’achat de leurs dollars diminuer sans fin.
Vie de l’inflation
Au départ, lorsque les prix augmentent, on se dit : « Bon, ceci n’est pas normal, il doit y avoir un problème ponctuel. Je vais retarder mes achats en attendant que les prix redescendent. » C’est une attitude fréquente lors de la première phase de l’inflation. Elle contribue même à tempérer la hausse des prix, ce qui rend l’inflation moins visible, puisque la demande de monnaie augmente. Mais, comme l’inflation se prolonge, les gens comprennent alors que les prix continueront de monter tant que l’inflation durera. Ils se disent alors : « Je vais acheter maintenant, même si les prix sont ‘élevés’, sinon ils monteront encore plus pendant que j’attends. » Le résultat est que la demande de monnaie chute et que les prix augmentent plus que proportionnellement à l’offre de monnaie.
À ce stade, on en appelle à l’État pour qu’il « soulage le manque de liquidités » causé par la hausse de plus en plus rapide des prix et l’inflation continue de plus belle. Bientôt, le pays atteint le « point de rupture » de la bulle, car l’on se dit : « Je dois acheter tout de suite, n’importe quoi, du moment que je me débarrasse de cette monnaie qui fond comme neige au soleil. » L’offre de monnaie atteint des records, la demande s’effondre et les prix se mettent à monter à un rythme effréné. La production chute brutalement, car on passe de plus en plus de temps à essayer de se débarrasser de cette monnaie. La désintégration du système monétaire est alors achevée et lorsque c’est possible d’autres monnaies font leur apparition dans l’économie – des devises étrangères métalliques si l’inflation est limitée à un pays, ou même l’économie revient au troc. L’inflation a détruit le système monétaire.
On reconnaît cette situation d’hyperinflation dans plusieurs épisodes historiques : les assignats de la révolution française, le Continental lors de la guerre d’indépendance aux États-Unis, mais surtout la crise de 1923 en Allemagne, ainsi que la crise de la monnaie chinoise – entre autres – après la deuxième guerre mondiale. [4]
Cycle économique
Le dernier chef d’accusation est que l’inflation engendre le « cycle économique » tant redouté, lorsque la nouvelle monnaie prend la forme de prêts aux entreprises. Il a fallu plusieurs générations avant de reconnaître ce mécanisme silencieux, mais fatal, qui fonctionne ainsi : la nouvelle monnaie est émise par le système bancaire, sous l’égide de l’État, puis prêtée aux entreprises. Pour les hommes d’affaires, ces fonds supplémentaires ressemblent à de vrais investissements, si ce n’est qu’ils ne proviennent pas d’une épargne volontaire comme tout investissement sur le marché. Les entrepreneurs investissent la nouvelle monnaie dans des projets variés et la passent à leurs employés et fournisseurs sous la forme de prix et de salaires plus élevés.
Tandis que la monnaie se répand dans l’économie, les gens tentent de rétablir leurs préférences antérieures en termes d’épargne et de consommation. En résumé, si les gens souhaitent épargner et investir 20 % de leur revenu et consommer le reste, l’épargne paraît plus élevée qu’elle ne l’est réellement à cause des nouveaux prêts accordés aux entreprises. Lorsque la nouvelle monnaie arrive jusqu’au consommateur, il rétablit sa proportion antérieure de 80/20 et de nombreux investissements doivent être passés par pertes et profits. La liquidation des investissements gaspillés lors du boom inflationniste constitue la phase de dépression du cycle économique. [5]
Murray N. Rothbard
Extrait de l’ouvrage « État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? », traduit par Stéphane Couvreur, Institut Coppet
[1] Il est de bon ton de se gausser des « conservateurs » qui se soucient « de la veuve et de l’orphelin » frappés par l’inflation. Et pourtant c’est bien là le principal problème. Est-il réellement « progressiste » de spolier la veuve et l’orphelin afin de subventionner les fermiers et l’industrie de l’armement ?
[2] Ce sont les entreprises ayant les équipements les plus anciens qui se trompent le plus, ainsi que les industries lourdes. De ce fait, un nombre inhabituel d’entreprises entrent sur ces marchés en période d’inflation. Pour une discussion approfondie de cette erreur de comptabilité des coûts, voir W.T. Baxter, « The Accountant’s Contribution to the Trade Cycle », Economica (May, 1955), pp. 99-112.
[3] A notre époque où les « indices des prix à la consommation » retiennent tellement l’attention (cf. l’indexation des salaires sur les prix) il y a une forte incitation à augmenter les prix d’une façon qui ne soit pas visible dans l’indice.
[4] Concernant l’exemple allemand, voir Costantino Bresciani-Turroni, The Economics of Inflation (London, George Allen and Unwin, Ltd., 1937).
[5] Pour une discussion plus approfondie, voir Murray N. Rothbard, America’s Great Depression (Princeton, D. Van Nostrand Co., 1963), Part I.