Lâches démocraties
Si la démocratie n’est pas la garantie de la liberté, elle n’est pas non plus la garantie de la paix. Si les démocraties ne se font pas la guerre entre elles, en revanche elles font la guerre à des États peu puissants et non démocratiques. Les trois plus grandes puissances impériales du XIXe et du XXe siècle — l’Angleterre, la France et les États-Unis — ont toujours fait la guerre à des États plus petits et militairement moins puissants qu’elles et qui ne les menaçaient pas. Or, elles prétendaient (et prétendent toujours) être des démocraties.
On peut rappeler incidemment que, de 1727 à 1982, la France a connu 122 guerres ou conflits armés, internes ou externes, victimes ou agresseurs, intervenant indirectement dans d’autres conflits du côté des victimes ou des agresseurs. Elle se situe au second rang en nombre de conflits après l’Angleterre, qui totalise 146 conflits dans la même période. Sur ces 122 conflits, 37 ont eu lieu à l’intérieur du territoire. Pour 64 conflits sur les 122 répertoriés, l’État français est l’agresseur ou intervient du côté des agresseurs. La France a gagné 36 des conflits dans lesquels elle était l’agresseur. [1] Beaucoup de ces conflits sont coloniaux ou dirigés contre des individus qui se révoltent contre l’État français.
Depuis 1985, l’État français est mêlé à un grand nombre de conflits au nom de la paix et l’armée française intervient dans ses ex-colonies soit au profit du camp au pouvoir (Burundi), soit au profit d’une opposition (Côte d’Ivoire), en forçant des solutions de compromis.
Par exemple, en l’an 2000, selon le rapport 2237 de l’Assemblée nationale présenté par le député François Lamy, l’armée française était impliquée pour diverses missions civilo-militaires dans une trentaine de conflits : Liban, République centrafricaine (RCA), Irak, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Timor oriental, Albanie, Macédoine, Golf de Guinée, Cameroun, Tchad, Djibouti, Israël, Égypte, Sahara occidental, Géorgie, Haïti, Koweït, Îles Hanish, etc.
Aujourd’hui elle est présente en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal, en Afghanistan, en Arabie Saoudite, au Liban, en Yougoslavie, dans le Pacifique et l’océan Indien. Or, ni les civils en France ni les Français à l’étranger ne sont fondamentalement menacés dans ces conflits. En revanche ils paient l’entretien de tous les militaires sur les théâtres d’opération extérieurs.
Substitut aux balles de fusil ?
La démocratie, si elle ne garantit pas la paix, serait un instrument pacifique de changement d’équipes au pouvoir. Elle éviterait les dictatures ou les démocraties totalitaires (démocratie à parti unique) et leur cortège de coups d’État ou de révolutions sanglantes. Le bulletin de vote serait un substitut aux balles de fusil. Cet argument est faux pour deux raisons principales, qui ont été exposées par M. Rothbard. [2]
D’abord, une dictature peut être renversée par la simple désobéissance civile, qui est un moyen pacifique de se débarrasser d’une équipe au pouvoir. Après tout, la tentative en mai 1968 d’une grève générale avec prise du pouvoir par les syndicats était un moyen pacifique d’expulser les gaullistes du pouvoir. Les révolutions dites de velours à l’Est illustrent cette possibilité. Ensuite, cet argument présuppose qu’une élection démocratique donne le même résultat que si la majorité avait dû combattre par la violence l’équipe au pouvoir. S’il en était ainsi, l’élection démocratique des équipes au pouvoir serait effectivement un substitut à un coup d’État ou à une révolution impliquant une violence physique. Ce n’est évidemment pas le cas.
Dans une élection démocratique, comparativement au coup d’État ou à la révolution, ce ne sont pas les mêmes groupes de pression qui s’emparent du pouvoir. La distribution du pouvoir n’est pas la même. Dans un cas, ceux qui n’ont pas peur de ramasser des coups, les « guerriers », ont un avantage décisif dans le combat physique, alors que, dans l’autre cas, ce sont les « intellectuels », capables de manipuler l’opinion, qui ont cet avantage ! Or, pourquoi les « intellectuels » seraient-ils meilleurs que les « guerriers » ? Beaucoup de « guerriers » sont d’honnêtes gens, alors que beaucoup d’intellectuels sont malhonnêtes, et réciproquement.
Manipuler les croyances collectives
En fait, la démocratie donne un avantage décisif à tous ceux qui sont en position de manipuler et de former les croyances collectives. Pourquoi croyez-vous que les démocraties occidentales dépensent autant d’argent dans l’éducation des citoyens ? Pourquoi y a-t-il aussi peu de démocraties dans le monde ? Justement parce que le bulletin de vote n’est pas un substitut aux balles de fusil. Le combat mené par les islamistes contre les démocraties occidentales devrait faire réfléchir les tenants de la démocratie majoritaire. Est-ce démocratique d’imposer par la force un régime démocratique et d’empêcher par la force de le quitter ?
Une variante de cet argument est liée à l’idée que la démocratie éviterait la guerre civile entre les riches et les pauvres grâce à une redistribution « forcée » des revenus des « riches » vers les pauvres. L’argument se présente sous la forme du sophisme implicite suivant :
- Si les hommes de l’État redistribuent les revenus des « riches » vers les pauvres, alors les pauvres ne se jetteront pas sur les « riches » et ne voleront pas leurs économies avec sauvagerie.
- Vous ne voulez pas que les pauvres volent les riches avec sauvagerie ?
- Acceptez donc que l’État social-démocrate redistribue les revenus des « riches » vers les pauvres.
La redistribution des revenus (et des rentes et privilèges) permettrait « d’acheter » la paix sociale. On remarquera plusieurs fautes de raisonnement dans cette argumentation. La première est formelle, elle consiste à affirmer le conséquent de la prémisse principale dans la proposition classificatoire et à affirmer l’antécédent dans la conclusion. Au lieu de faire le contraire. Ensuite, l’argumentation fait appel à l’intimidation ou à la menace pour établir la conclusion.
Dans un cas comme dans l’autre, il y a usage de la coercition (on suppose que l’État sera moins sauvage que les pauvres). Que ce soient les pauvres ou l’État qui usent de la violence ou de sa menace, le vol reste un vol. L’État, comme les soi-disant pauvres, en menaçant les « riches », a déjà volé quelque chose dont il n’est pas propriétaire : leur vie. En fait, l’argument est du style : « La bourse ou la vie. » Si vous n’acceptez pas que l’État redistribue votre richesse, alors l’État lâche ses pauvres sur vous !
La guerre à leurs propres citoyens
Les gens qui parlent ainsi, au nom de l’État, vous font croire que les pauvres sont des animaux sauvages mais dressés qu’ils peuvent lâcher sur vous sur commande. Les pauvres sont des êtres humains comme nous qui respectent les droits de propriété et qui ne volent pas le bien d’autrui. Ils sont aussi prudents, car ils savent qu’ils prendront des risques si les riches défendent leur vie et leurs biens les armes à la main.
En fait les démocraties font la guerre à leurs propres citoyens par la spoliation légale (et donc par l’usage de la violence physique via l’oppression fiscale) et par la lutte que les divers groupes de pression se font pour obtenir rentes et privilèges au détriment d’autres groupes politiquement moins puissants.
Le tableau suivant illustre la montée des dépenses de redistribution par opposition aux dépenses liées aux pouvoirs publics stricts, défense non comprise, depuis 1880, date des débuts de la démocratie en France.
Années | 1880 | 1900 | 1912 | 1920 | 1929 | 1938 | 1950 | 1956 | 1965 | 1975 | 1985 | 1995 | 2003 |
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Dépenses totales des administrations publiques en % du PIB | 14,6 | 14,4 | 12,6 | 32,8 | 18,7 | 25,6 | 34,4 | 42,4 | 35,2 | 35,3 | 45,5 | 45,5 | 44,0 |
Dette publique en % du PIB | – | – | – | – | – | – | – | – | – | – | 35 | 42 | 63 |
Structure fonctionnelle en % du budget total | |||||||||||||
Pouvoirs publics | 14,1 | 14,3 | 12,9 | 12,3 | 10 | 10,1 | 11,2 | 10,9 | 12,4 | 11,7 | 11,4 | 10,4 | 11 |
Défense | 29,8 | 37,7 | 41,1 | 42,4 | 28 | 40,7 | 20,7 | 28,2 | 19,8 | 17,9 | 15,7 | 15,8 | 14,6 |
Éducation et culture | 3,7 | 7,4 | 9,3 | 3,7 | 8,1 | 9,5 | 8,1 | 9,4 | 19,5 | 25,4 | 23,4 | 23 | 29,3 |
Action sociale | 0,5 | 0,8 | 4,3 | 1,7 | 3,2 | 6 | 4,9 | 8,5 | 10,6 | 18,5 | 19,7 | 23 | 29,7 |
Charge de la dette | 31,3 | 26,2 | 19,4 | 23,1 | 25,8 | 18,2 | 4,2 | 6,2 | 3,5 | – | 9,3 | 15 | 14 |
Sources : C. André et R. Delorme, « L’évolution des dépenses publiques en France (18721971) » Rapport CEPREMAP 1976. Tableaux de l’économie française 1985, 1997, 2002, 2004 |
Guerre aux « riches »
Le contrôle et la formation des esprits, via l’enseignement et la recherche, la culture et la redistribution des revenus, par les interventions économiques et l’action sociale, sont les grands moyens d’asservissement des individus dans la démocratie contemporaine. C’est ce que l’on appelle l’État-providence. La question est : pour qui ?
En effet, parmi les victimes de la démocratie majoritaire, les riches sont la cible prioritaire.
En France il y a, selon le Conseil des impôts, dans son 18e rapport au président de la République de l’an 2000, 31.946.462 personnes imposables sur leur revenu d’activité. Sur ce nombre, seulement 17.004.102 sont effectivement imposées. 47% des Français ne paient donc pas l’impôt. Maintenant, si l’on regarde, parmi les Français qui paient l’impôt sur le revenu, ceux qui paient un impôt sur le revenu supérieur à 14.000 F (soit 2.134 euros) par an, on est surpris d’apprendre qu’il y en a seulement 5.322.420. Sur 31.946.462 personnes imposables sur le revenu, il n’y a que 16% des contribuables qui paient un impôt annuel supérieur à 14.000 F (2.134 euros) par an ! En fait, nous dit le Conseil des impôts :
« un contribuable sur deux est imposable et un quart des ménages paie 84% de l’impôt sur le revenu, alors qu’ils ne disposent que de 57% des revenus fiscaux. »
L’oppression et la spoliation légale d’une minorité par la majorité (en fait souvent par une autre minorité, celle qui a porté au pouvoir ses représentants) sont les lois d’airain de toute démocratie.
Montant de l’impôt sur le revenu en francs par décile | Nombre de foyers fiscaux dans le décile | ||||||||||||
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Moins de 7 890 (1 203 €) | 8 477 583 | ||||||||||||
De 7 890 à 13 970 (1 203 à 2 130 €) | 3 043 330 | ||||||||||||
De 13 790 à 21 010 (2 130 à 3 203 €) | 1 868 630 | ||||||||||||
De 21 010 à 30 200 (3 203 à 4 604 €) | 1 287 538 | ||||||||||||
De 30 200 à 44 450 (4 604 à 6 776 €) | 884 247 | ||||||||||||
De 44 450 à 67 800 (6 776 à 10 335 €) | 592 116 | ||||||||||||
De 67 800 à 114 500 (10 335 à 17454 €) | 374 048 | ||||||||||||
De 114 500 à 234 000 (17 454 à 35 671 €) | 204 766 | ||||||||||||
De 234 000 à 657 000 (35 671 à 100 152 €) | 89 214 | ||||||||||||
Plus de 657 000 | 21 863 | ||||||||||||
Source : Conseil des impôts, 18e rapport au président de la République, 2000, p. 79 |
Bertrand Lemennicier, in « La morale face à l’économie »
[1] ORAE, « Report on Major armed conflict, a compendium of interstate and intrastate conflict, 1720 to 1985. »
[2] Rothbard M. 1970, Power and Market, Kansas City, Sheed Andrews and McMeel, Inc.