Suite et fin de ce texte sur le sécessionnisme, publié en 1998. Vingt ans après, pas sûr qu’il ait pris tant de rides…

Dans l’article précédent, l’auteur revoie les flux et reflux vers et contre la sécession post soviétique en Europe de l’Est.
Il conclut ici sur les perspectives pour l’avenir de la liberté dans le monde. 

Suite des sécessions ?

Que la dynamique libératrice mise en branle par les sécessions [NdT Yougoslavie etc.] soit suffisamment forte pour transformer le scénario d’une transformation, de l’Europe de l’Est vers l’État-providence, en une révolution capitaliste auto-accélérée, libérale et laissez-fairiste, dépend directement de la puissance d’opposition centrale et centralisatrice des forces gouvernementales.

Malgré un certain nombre de défaites significatives, ces forces restent puissantes à ce jour. La Pologne, la Roumanie et la Bulgarie sont toujours intactes sur le plan territorial – malgré des tendances sécessionnistes parmi les Allemands en Pologne, les Hongrois et les Allemands en Roumanie, et les Turcs et les Macédoniens en Bulgarie. L’unification de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est est un exemple de centralisation. Les Tchèques et les Slovaques se sont séparés, mais les Slovaques ne montrent aucune tendance à laisser partir leur minorité hongroise. La Yougoslavie est irrémédiablement séparée, bien qu’après une guerre sanglante et destructrice du gouvernement central opposé aux sécessionnistes. [1]

Sécession incomplète

Mais la Croatie nouvellement indépendante empêche toujours les districts à prédominance serbe de se séparer eux-mêmes de la Croatie, et le gouvernement serbe tient encore la majeure partie de l’ancienne Grande Serbie et de ses diverses minorités ethniques, et tente même d’étendre son territoire aux dépens de la Croatie. La situation dans l’ex-Union soviétique est similaire. Le gouvernement de l’Union centrale a disparu, mais il n’a été remplacé que par une douzaine des quinze anciennes républiques qui sont maintenant des États indépendants, alors qu’il existe en réalité des centaines de populations ethniquement distinctes au sein de l’ancienne Union.

Nagorno-Karabakh

En 1987, les Arméniens du Nagorno-Karabakh et d’Arménie réclamèrent l’indépendance du Nagorno-Karabakh de l’Azerbaïdjan.

Presque toutes les tentatives sécessionnistes de plus grande envergure, y compris celles des anciens Allemands de la Volga de se séparer de la Russie, ou des Ossètes de devenir indépendants de la Géorgie, ont été réprimées avec succès par leurs nouveaux gouvernements centraux, ou violemment opposées, comme dans le cas de l’Azerbaïdjan et de la province arménienne du Nagorno-Karabakh. Avec la formation d’une nouvelle Communauté d’États indépendants sous la direction de la Russie, et avec la plupart des anciennes républiques de l’Union comme membres, des tendances à la recentralisation sont apparues.

Hégémonie américaine

En effet, les tendances à la décentralisation en Europe de l’Est peuvent représenter une perturbation temporaire dans un processus continu dans la direction opposée. Il se peut qu’elles ne soient plus qu’une distraction régionale du fait que, vu d’un point de vue global, le processus de concentration politique est beaucoup plus proche que jamais de sa conclusion ultime vers un gouvernement mondial. De fortes indications existent pour cela. Même avant la dissolution de l’Union soviétique, les États-Unis avaient atteint un statut hégémonique en Europe occidentale (spécialement en Allemagne occidentale) et dans les pays riverains du Pacifique (notamment au Japon), comme en témoignent la présence de troupes et de bases militaires américaines, les pactes de l’OTAN et du SEATO, le système de la FED (Réserve Fédérale) américaine comme prêteur ou fournisseur de liquidité de dernier recours pour l’ensemble du système bancaire occidental, le rôle du dollar américain comme monnaie de réserve internationale ultime, et des institutions telles que le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale.

De même, sous l’hégémonie américaine, l’intégration politique de l’Europe occidentale fut accélérée : la Communauté européenne devait être achevée avant le tournant du siècle avec l’établissement d’une banque centrale européenne et d’une monnaie européenne (ECU), un objectif dont la concrétisation est désormais objet d’un doute sérieux.

En l’absence de l’Empire soviétique et de la menace militaire soviétique, les États-Unis ont émergé comme la seule superpuissance militaire mondiale incontestée. Ainsi, il est naturel que le gouvernement américain et ses partenaires vassaux européens essaient maintenant d’utiliser leurs ressources militaires et financières supérieures pour étendre leur pouvoir et incorporer l’Europe de l’Est – à un rang inférieur dans la hiérarchie du pouvoir – dans le gouvernement occidental existant et son cartel de banques centrales.

Hégémonie.

Hégémonie américaine.

Bien sûr, les événements sécessionnistes seraient des facteurs perturbants et venant compliquer cette entreprise occidentale. Cependant, comme le montre l’exemple de l’Europe occidentale, l’indépendance nationale et l’intégration politique internationale, c’est-à-dire la coordination et l’harmonisation des structures fiscales et réglementaires des différents pays, sont tout à fait compatibles. En outre, malgré un nombre croissant d’États européens, la chute de l’Empire soviétique pourrait bien en fait être le début de l’intégration politique de toute l’Europe et pourrait se dérouler à l’ère d’un « nouvel ordre mondial » dirigé par les États-Unis.

Principes d’intégration

En fin de compte, la force relative des forces centralisatrices contre décentralisatrices dépendent de l’opinion publique, et il se peut que les forces décentralisatrices ne puissent être maîtrisées. Si la réalité de la reprise économique en Europe de l’Est échoue à répondre aux attentes populaires, les sentiments sécessionnistes ont des chances de s’intensifier. Si ces sentiments devaient venir de, et appuyer, la reconnaissance que, contrairement aux mythes de la propagande orthodoxe, la désintégration politique et l’intégration économique sont pleinement compatibles, rendant ainsi la sécession économiquement rationnelle, les forces sécessionnistes pourraient devenir assez fortes pour réussir à dépasser les tabous étatiques en place voulant que: (a) chaque territoire indépendant doit être contigu (il ne peut y avoir « d’îles » au sein d’un territoire) ; et (b) chacun doit être défini par des critères ethniques ou linguistiques (aucune sécession ne peut avoir lieu au sein d’un territoire ethniquement ou linguistiquement homogène, et il ne peut y avoir de territoire qui inclurait des personnes d’ethnies ou de langues différentes et qui définirait son identité en termes de critères purement culturels).

Si cela se produit et que l’ancien empire soviétique se désintègre en une mosaïque de centaines de territoires, de régions et de villes indépendants, les chances deviendraient immenses que la dynamique libératrice des sécessions acquière suffisamment d’élan pour mettre en mouvement une véritable révolution capitaliste, et évitent à l’Europe de l’Est les déceptions économiques de l’État-providence et les exactions humiliantes de l’hégémonie occidentale.

Fin des empires ?

Si la désintégration de l’empire soviétique devait se dérouler ainsi, de tels développements auraient aussi des répercussions directes et immédiates sur les politiques intérieures occidentales. L’émergence d’une poignée de « Hong Kong » ou de « Singapours » d’Europe de l’Est et l’imitation de leur succès par les territoires voisins attireraient rapidement des capitaux considérables et des talents d’entrepreneurs. Ce mouvement de capital et de talent aggraverait la stagnation des États-providence occidentaux. Confrontés à des crises économiques et fiscales croissantes, les gouvernements occidentaux seraient contraints de commencer à désocialiser, dé-taxer et déréglementer leurs propres économies. En outre, encouragés par les développements orientaux, et afin de se libérer de l’oppression économique et de l’exploitation par leurs propres gouvernements centraux, les forces sécessionnistes en Europe occidentale seraient renforcées – parmi elles les Irlandais, les Écossais et les Gallois en Grande-Bretagne, les Flamands en Belgique, les Basques et les Catalans en Espagne, et les Tyroliens du Sud en Italie, pour n’en nommer que quelques-uns.

Petits états

Les « vrais » états libéraux de l’Europe.

Plutôt que de contribuer indirectement à la formation d’une Europe politiquement intégrée – l’idéal du grand « consensus » de l’État-providence ouest-européen – la désintégration de l’Empire soviétique socialiste pourrait devenir le premier pas décisif dans la direction fondamentalement opposée, presque complètement oubliée, celle de l’idéal classique-libéral d’une Europe unifiée : une Europe de centaines de pays, de régions et de cantons distincts, et de milliers de villes libres indépendantes (telles que les curiosités actuelles de Monaco, de Saint-Marin et d’Andorre) ; une Europe avec de grandes opportunités pour une migration motivée par l’économie, et des gouvernements libéraux réduits ; et une Europe intégrée par le libre-échange et une monnaie internationale telle que l’or.

Sécessionnisme : Conclusion

Il semble qu’il y ait aujourd’hui peu d’espoir que le socialisme d’Europe de l’Est soit remplacé par autre chose que l’étatisme social occidental et un cartel gouvernemental à domination occidentale, structuré de manière hiérarchique, fait de migration maîtrisée, commerce et d’argent fiduciaire. Néanmoins, le défenseur du libéralisme classique a aujourd’hui plus de chance que jamais de changer tout cela, si seulement il complète sa position pro-libre-échange et pro-immigration libre par un plaidoyer sans équivoque en faveur du droit à la sécession.

Cela ne fera peut-être pas grand-chose pour ranimer le libéralisme en Occident – bien que cela contribuerait certainement à sa popularité s’il était souligné que le redouté « droit à l’immigration libre » trouve toujours sa limite naturelle dans le droit des autres à faire sécession et dans le droit de chaque tel territoire à établir ses propres normes d’admission. En Europe de l’Est, où la sécession est dans l’air, où la légitimité gouvernementale est faible et la crainte d’une hégémonie étrangère renouvelée est élevée, le promoteur du libéralisme classique, en fournissant aux gens une justification éthique et économique à leurs désirs sécessionnistes largement instinctifs et en préconisant la vision libérale d’une Europe unifiée, peut facilement se placer à la pointe de la politique post-communiste, et contribuer ainsi à la renaissance d’un mouvement populaire classique-libéral.

 

Hans-Hermann Hoppe

[1] Le gouvernement central yougoslave avait été encouragé à se lancer dans ces mesures plutôt drastiques suite aux proclamations anti-sécessionnistes émises par les gouvernements de la Communauté Européenne et des Etats-Unis. L’acceptation des faits de sécession comme légitimes par les gouvernements occidentaux, en Yougoslavie quant à la Slovénie et la Croatie ainsi que pour les états baltes en Union soviétique, et venue invariablement uniquement après que les faits, aussi déplaisants qu’ils puissent être, ne pouvaient plus être ignorés.