« Les figures publiques et le public lui-même sont plus critiques envers la politique et les politiciens, plus cyniques sur les motivations de l’action politique et moins naïfs quand il s’agit de penser que les panacées politiques offrent des solutions faciles aux problèmes sociaux. » – James M Buchanan
État, énième exemple
La liste des incursions de l’État aux effets négatifs sur nos vies est longue : des services de plus en plus coûteux et inefficaces, aux taxations confiscatoires multiples, des actes administratifs dépassés et languissants, en passant par les hiérarchies aussi rigides qu’inutiles, le tout empaqueté dans un nationalisme éculé de soi-disant exclusivité culturelle.
Nous en avons tous fait les expériences désagréables. Cependant, elles font rarement l’objet de débats dans nos journaux, et ne sont jamais dénoncées par nos « intellectuels publics ». Pourtant, en plongeant la main dans le sac de l’actualité, je trouve un énième exemple du fonctionnement de cette idéologie au quotidien.
L’intellectuel gauchiste : l’instrumentation idéologique de l’État
Lorsque étudiant la sociologie, nos maîtres ès idéologie nous avaient demandé de lire Louis Althusser, Idéologie et appareil idéologique d’État (1970). Un titre qui m’avait exalté, mais dont le contenu m’avait déçu. On y apprend que les savoirs des différentes classes sociales sont conditionnés pratiquement et idéologiquement aux fonctions de production. De cette vague assimilation entre la pratique et l’idéologie, je cherchais une réalité plus subtile qu’un cliché d’une droite « exploiteuse » et d’une gauche « militante ».
Je constatai assez vite qu’Althusser lui-même n’apportait que peu d’indices pour démêler la question. Pour lui, l’État est essentiellement en collusion avec les intérêts de classe présupposés du capitalisme. Après une telle lecture, on touche du doigt une des présuppositions gauchistes selon laquelle le capitalisme serait un pouvoir répressif qui aurait emprunté sa violence des prérogatives légitimes de l’État. Cependant, ce retournement verbal de situation élude une question empiriquement plus riche, celle de savoir quelles sont les sources de cette fameuse collusion entre « le capitalisme » et la « violence d’État ».
En somme, nos intellectuels n’en viennent que très rarement à traiter du capitalisme de connivence et du type de société qui entretient l’intervention de l’État dans la sphère privée. La réponse simple à cette question est que nous vivons en France avec un État producteur d’idéologie. Ainsi, celui-ci évite, obscurcit ou dénigre activement le bon sens.
La fonction idéologique de l’État tient à sa surproduction de discours, qui est un symptôme aussi bien qu’un instrument d’un relativisme qui consiste à préserver ses propres intérêts, essentiellement le monopole de l’accès à l’argent public et de sa distribution. La fonction idéologique de l’État est de garder un flou artistique sur ce monopole, quitte à orchestrer une cacophonie dans sa communication avec les acteurs de la société civile.
Catastrophe : éviter de mettre l’État-providence à l’épreuve
Les Français ont vaguement l’idée que l’État-providence prend en charge des missions de soutien de la population, notamment en situation extrême. Prenons l’accident du tunnel du Mont Blanc en 1999 comme exemple. Rappelons que la catastrophe était d’ampleur, puisque 39 personnes sont décédées dans un tunnel où l’incendie d’un camion se transforma en une trappe mortelle.
Puis constatons que :
- La société d’exploitation est responsable de l’infrastructure et en même temps l’assureur des victimes. [1] Elle se trouve dans la position contradictoire de défendre l’indemnisation comme un bien public (un rôle idéologique et non technique de gestion du tunnel) et de négocier le niveau et l’étendue de l’indemnisation des victimes. Autrement dit, une société d’exploitation est confrontée à un problème de gestion de marketing politique.
- Le concessionnaire fait un travail idéologique d’achat du consentement public. La situation devient sur-politisée quand elle implique les usagers de l’infrastructure, les victimes et l’opinion publique. La connivence entre les objectifs techniques du concessionnaire et la préservation de l’image publique d’un État-providence rendent la situation opaque pour le public. Les victimes souffrent de l’inefficacité de cette procédure. En effet, il faudra six ans pour que les familles des victimes aillent au pénal. [2]
- Le problème central supposé par la double mission de la concession, c’est la détermination des responsabilités. Si l’on considère l’aspect technique uniquement, le rapport d’enquête (13 avril 1999) indique que « les mesures de prévention de la part des deux sociétés d’exploitation, la séparation en deux concessionnaires, avec des politiques d’investissement séparées en matière de sécurité, une organisation du premier niveau d’intervention différente entre les deux sociétés auxquelles s’ajoute une gestion de la ventilation pouvant être non coordonnée, montrent que malgré des investissements continus, les conditions optimales de sécurité du tunnel n’étaient pas réunies. » On voit que la collusion s’exerce par le monopole d’offre de services techniques et celui de la demande de la concession alimentée par une série continue d’appels d’offres et de contrats. Ces dépenses n’engagent pas la mission technique essentielle : les moyens d’analyse du trafic, de diagnostic de prévention et de prise de décision effective pour la sécurité des usagers.
Pour conclure, rappelons que ces concessionnaires ne sont pas des capitalistes échangeant sur un marché compétitif, mais bien notre structure politico-administrative. L’intérêt qui les anime, c’est le maintien du monopole des contrats de biens ou services, qui constituent leurs rentes. Le prix en est la désinformation des acteurs de la société civile. La technique d’absorption des chocs envers elle, c’est l’État-providence.
Toute réforme doit viser à réduire ces monopoles pour permettre à chacun d’élargir ses choix de prestataires de biens ou services en toute transparence. L’idéal de long terme serait de vivre enfin avec un État moderne, c’est-á-dire modeste mais efficace dans ses missions régaliennes.
Philippe Rouchy, in Libres !!, 2014
[1] Le concessionnaire Français ATMB est formé à 91,3% de l’État et des collectivités territoriales. Le conseil d’administration est formé d’élites technico-administratives. Voir plus ici.
[2] En 2005, elles se constituent parties civiles et trouvent une solution financière en 2006. Les sociétés d’exploitations française (ATMB) et italienne (SITMB) indemnisent les familles des victimes à hauteur de 13, 5 millions d’euros chacune.