Le libéralisme en 21 questions – suite 6
Nous poursuivons la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.
L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.
Il est disponible en vente ici. Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.
L’article précédent est accessible ici. La question suivante se trouve ici.
7 – La démocratie est-elle libérale ?
Le libéralisme semble intrinsèquement lié à la démocratie, et le terme de démocratie évoque généralement des idées de liberté. Cependant, la démocratie n’est pas forcément libérale : la démocratie antique excluait les esclaves et les femmes ; les démocraties « populaires » oppressaient le peuple ; la démocratie allemande a permis l’avènement d’Hitler en 1933. La « démocratie totalitaire » [1] n’est hélas pas un oxymore.
Car la démocratie politique n’est pas une promesse de liberté, malgré ce que peuvent en dire les politiciens : ce n’est qu’une façon de désigner qui exerce le pouvoir suprême [2] et comment ce pouvoir doit être exercé. C’est un progrès par rapport aux doctrines autoritaires qui permettent à une avant-garde de prendre le pouvoir (ou à une arrière-garde de le conserver) et d’imposer sa volonté à la majorité des gens. Il n’en reste pas moins que tout pouvoir est porté aux abus, et le pouvoir démocratique n’y échappe pas. Le libéralisme implique un pouvoir limité que la démocratie ne procure pas forcément, l’histoire l’a assez montré et l’actualité le montre encore, y compris dans les démocraties dites libérales.
Démocratie libérale ?
Précisément, une démocratie libérale est un régime qui respecte l’état de droit, c’est-à-dire qui assure les droits moraux des personnes : liberté, pro-priété, et qui ne va pas au-delà. Ce n’est pas un absolutisme démocratique, une tyrannie de la majorité, selon le mot célèbre de Tocqueville. [3] Ce ne peut être un blanc-seing donné à un État pour intervenir hors de sa sphère d’action. Que l’oppresseur soit un roi, un empereur ou le « peuple souverain » ne change rien à la condition des sujets qui le subissent.
Il faut reconnaître que cet idéal de la démocratie libérale a en partie disparu dans les démocraties actuelles.
L’État requiert un gouvernement à sa tête, et pour son action des ressources fournies par les citoyens. L’impôt, dû par chacun à proportion de ses revenus, [4] est normalement destiné à permettre à un État minimal de fonctionner. Mais le périmètre de l’État s’est considérablement accru au fil du temps : outre sa fonction primaire de sécurité (police et justice), il s’occupe d’économie, d’enseignement, de santé, de transports, d’énergie, de culture, de logement, de bienfaisance, etc. Il est entrepreneur, actionnaire, producteur, mécène, assureur, banquier, médecin, professeur, avec peu de succès. [5]
L’État ne devrait pas être un moyen pour une partie de la population d’en agresser une autre. C’est pourtant ce qui se passe, car ceux qui bénéficient des privilèges ou des largesses de l’État ont voix au chapitre autant que ceux qui contribuent [6] ; la démagogie électorale aidant, on trouve toujours de nouveaux prétextes à prélèvements ou à réglementations. On a même réussi à endetter les générations futures sans leur demander « démocratiquement » leur avis !
Lutte des classes
C’est alors une espèce de lutte des classes [7] qui s’instaure entre ceux qui ont les faveurs du pouvoir (ou de la technocratie aux commandes du pays) et ceux qui, impuissants politiquement, ne peuvent qu’en subir les conséquences. Car l’État n’est pas un acteur social comme les autres : [8] détenteur du monopole de la force, il a de nombreux moyens de coercition à sa disposition, le principal étant la loi, le droit positif, capable de mettre « la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la personne, la liberté ou la propriété d’autrui. » [9]
On aboutit à une espèce de dictature molle dans laquelle le citoyen ouvre le journal chaque matin pour apprendre de quelle façon les hommes de l’État ou les politiciens vont encore réduire ses libertés ou décider à sa place sur des sujets qui le concernent. Il soupire en se répétant le mot de Churchill : « la démocratie est le pire des régimes – à l’exception de tous les autres déjà essayés de temps à autre dans le passé. » [10]
Non-nuisance
La critique libérale d’une démocratie non libérale est donc d’ordre éthique. La démocratie n’est pas une fin en soi : quand elle dépasse ses prérogatives, elle contrevient au principe de non-nuisance. D’un point de vue utilitariste, elle ne travaille alors pas au bien commun, elle déstabilise la société en privilégiant tantôt les uns, tantôt les autres, au gré des élections. Les partisans du contrat social rousseauiste ont beau jeu de prétendre que le peuple a en quelque sorte le droit de « s’enchaîner lui-même », ils ne font qu’ouvrir la voie au totalitarisme : « il est facile à l’autorité d’opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’elle lui prescrit. » [11] Il ne reste plus au citoyen que la révolte, l’exil ou la désobéissance civile. [12]
Des libéraux tels que Hayek [13] ont proposé des moyens de limiter les dé-rives de la démocratie [14] dans le cadre d’un État minimal.
Monopole aboli
L’anarchisme libéral, dans son utopie, règle la question de la démocratie par une séparation des pouvoirs poussée à son extrême, tout monopole du pouvoir aboli. Il n’y a alors pas une démocratie unique mais de multiples démocraties sous la forme de copropriétés ou d’associations, ainsi que des entreprises qui rendent des services de police et de justice équivalents à ceux d’un État. C’est la « libre concurrence en matière de gouvernement », [15] le véritable pluralisme politique, car « le monopole d’un gouvernement ne saurait va-loir mieux que celui d’une boutique d’épiceries. » [16] Le risque est la réapparition toujours possible d’instances coercitives hégémoniques : « le prix de la liberté, c’est la vigilance éternelle », disait Thomas Jefferson.
Certains pensent qu’Internet peut contribuer à une réelle démocratie, une démocratie participative qui remédie aux défaillances de la démocratie représentative actuelle, un pouvoir qui s’auto-organise de façon ascendante (bottom-up plutôt que top-down), ses acteurs étant soucieux de préserver leur liberté tout en recherchant par leurs interactions un bien commun. [17] Il est encore trop tôt pour juger si ce concept peut renouveler l’idée de démocratie.
Les auteurs libéraux, bien qu’ils voient la démocratie libérale comme une condition de la paix civile, [18] témoignent d’une méfiance constante envers un pouvoir démocratique qui risque de rendre chacun esclave d’une majorité. [19] Il ne faudrait pas en conclure trop vite que le libéralisme ait une allergie marquée envers tout ce qui est collectif.
À suivre…
Thierry Falissard
[1] L’expression se trouve chez Jouvenel, Hayek et de nombreux auteurs.
[2] Pouvoir exécutif et législatif, parfois aussi judiciaire (s’il y a élection des juges).
[3] « La démocratie en Amérique », 1835.
[4] L’impôt progressif, préconisé par le marxisme (Manifeste du parti communiste, 1848), est condamné par tous les libéraux.
[5] Dans « Vers une société sans État » (1971), David Friedman affirme que tout ce que fait l’État coûte deux fois plus cher que l’équivalent dans le privé.
[6] Le suffrage censitaire avait été instauré pour éviter cet écueil. Le principe « un homme une voix » ne devrait s’appliquer qu’aux sujets d’intérêt commun.
[7] La notion de « lutte des classes » est d’origine libérale et permet d’analyser finement les rapports sociaux. Le marxisme se l’est appropriée en en changeant le sens.
[8] La « théorie des choix publics » analyse les actions étatiques à partir du comportement des politiciens et des fonctionnaires, qui comme tout un chacun agissent dans leur propre intérêt, mais avec un argent qui n’est pas le leur.
[9] Frédéric Bastiat, « La Loi » (1850).
[10] Cette citation, souvent tronquée, est donnée ici in-extenso. Elle n’affirme donc pas que la démocratie soit le régime définitif, ni le meilleur. Les libéraux soulignent différentes contradictions propres à la démocratie : théorème d’Arrow, théorème de l’électeur médian, paradoxe de Condorcet, etc.
[11] Benjamin Constant, « Principes de politique » (1815).
[12] Titre d’un essai de Henry David Thoreau (1849).
[13] Dans « La Constitution de la liberté » (1960), livre de référence de Margaret Thatcher.
[14] C’est-à-dire ici l’accroissement des pouvoirs de l’État.
[15] D’après l’écrivain belge P.E. de Puydt, inventeur de la « panarchie » (1860). Voir www.panarchy.org.
[16] Gustave de Molinari, « Les Soirées de la rue Saint-Lazare ».
[17] Voir par exemple Thierry Crouzet, « Le peuple des connecteurs » (2006).
[18] « La démocratie, c’est cette forme de régime d’un État qui, sans combat violent, permet au gouvernement de se conformer aux désirs des gouvernés. » (Ludwig von Mises, « Libéralisme », 1927).
[19] Ainsi exprimée par Pierre Lemieux (« L’anarcho-capitalisme », 1988) : « L’État démocratique viole les droits individuels parce qu’il impose aux citoyens un statut d’esclaves de la collectivité, c’est-à-dire de l’État. »