Homo Complexus
Je suis un éternel étudiant de la chose humaine ; du fond de sa psyché jusqu’aux constructions les plus complexes, l’être humain est un sujet fascinant car complexe. Pas vraiment compliqué en réalité, mais complexe. Il est tout et son contraire, il est capable du meilleur comme du pire et même dans le pire, c’est le meilleur.
N’allez surtout pas croire que je m’y intéresse par facilité ou par goût du malsain (je suis moi-même un être humain), la vérité est que je ne me lasse pas de m’émerveiller de ce résultat de l’évolution des espèces qui s’est hissé au sommet de la chaîne alimentaire. Il est fort possible que ce statut ne soit que temporaire, mais pour l’instant contentons-nous d’observer que c’est bien le cas, même si le nombre de saloperies animales, bactériennes et virales qui nous menacent demeure impressionnant quoi qu’en disent les bas-du-front pour qui le vert est la seule couleur qui mérite le droit de cité.
Comme je me moque avec ferveur de toute les petites cases imbéciles dans lesquelles on range les humains de nos jours, je parlerai ici de l’homme. Il va de soi que je ne me confine pas à une paire de chromosomes et englobe par le recours à ce terme tous les représentants de la classification animalia—chordata-vertebrata-mammalia-primates-simiiformes-hominoidea-hominidae-homo car – vous me ferez grâce de vos remarques désobligeantes – il se trouve que je chéris bien plus la science que la susceptibilité immature de quelques pauvres bougres, dont la seule préoccupation est de remplir les petites cases précitées afin de se construire un univers illusoirement compatible avec leurs névroses.
Bêtise abyssale
J’observe que les uns ont un zigouigoui et les autres un pilou-pilou et que, de prime abord, ceux-là sont plutôt bien faits pour s’emboîter dans certaines circonstances. Mais enfin je ne suis pas sectaire et je peux admettre que certaines préfèrent la pelouse à la péninsule, tandis que d’autres préfèrent grimper sur des mâts de misaine : sachez que je m’en tamponne les gonades au bleu de méthylène. Les préférences de mes frères humains ne me regardent pas – mais leurs névroses, si !
Il sera donc question de l’homme dont le génie et la bêtise abyssale m’éblouissent également presque tous les jours, car j’y prête attention, je m’y intéresse, bref : je l’étudie. Soyez convaincus que la bêtise présente au moins autant d’intérêt que le génie, car comme le disait l’un de mes maîtres, le diplomate israélien Aba Eban au sujet de je ne sais plus quel con : « son ignorance est encyclopédique. »
Ce bon mot résume à lui seul les prémices de mon amour inconsidéré pour l’humain et plus particulièrement pour sa psyché – car lorsqu’on prétend discuter des notions d’intelligence, de débilité, d’arriération, etc. il faut toujours considérer que chacun de nous est le con de quelqu’un. Moi aussi, c’est l’évidence, mais comme je ne suis pas le sujet de ce billet, je me contenterai d’affirmer que la connerie (qui est sociologique) est à la débilité (qui est médicale) ce que l’humour est à l’intelligence. Du coup, tout débile est con, mais non l’inverse : on peut faire preuve d’intelligence sans avoir d’humour, mais l’humour implique l’intelligence (et pas mal de logique, du fait qu’elle en est la dérision, la subversion).
Si vous voulez tout savoir, c’est la lecture d’un opuscule à la fois drôle et enrichissant qui m’a inspiré cette longue introduction : « Qu’est-ce qu’un con ?: Éléments du savoir-penser et agir. » (Denis Faïck, Plein-feux, 2008). Ce bouquin, je ne l’ai pas choisi pour parfaire ma connaissance du sujet, mais plus simplement parce que son titre me plaisait. Car j’étais en réalité plongé dans une étude plus difficile, qui a trait à la servitude volontaire que je soupçonne encore aujourd’hui d’être à la fois consciente et inconsciente.
Con-dition de la servitude ?
Dans le premier cas de figure, nous avons souvent affaire à des cons, mais pas toujours, et on errerait grandement en supposant que la connerie est condition suffisante à la servitude. Nous savons que l’origine étymologique du mot « con » est le sexe féminin (et je vous accorde que la dérive du sexe à l’insulte soit misogyne). Mais nous admettons aujourd’hui que lato sensu, il désigne un individu aux faibles capacités de compréhension, dont l’appareil cognitif peine à appréhender des règles logiques, à utiliser des paramètres pour mener à bien une finalité.
Un con pourra toujours mener à bien un processus et, bien qu’il ne verra sans doute jamais que le but est inutile ou vicié, il faut s’accorder ici qu’un con ne manquera pas toujours d’intelligence. Mais le bât blesse nonobstant tant le con est un homme pétri de certitudes que rien ni personne ne peut ébranler ou déstabiliser. Si l’on considère les millions de victimes d’États, dont l’organisation et les régimes politiques ont été aussi divers que variés, il est nécessaire de conclure soit que ces morts étaient inévitables et qu’il s’agit d’un accident, soit qu’elles étaient évitables mais qu’il était préférable d’occire pour le bien du plus grand nombre.
Si on veut bien oublier un instant que le sacrifice de certains peut effectivement sauver un plus grand nombre, on est en droit de s’interroger à la fois sur l’existence d’une structure qui permet ces abominations mais surtout sur la constance de l’homme à maintenir cette « stratégie ». Les hommes de l’État restent imperturbables face à l’évidence de leurs ratages, et les individus sont totalement incapables de tirer des leçons de ces faits ; dans le meilleur des cas, ils reconduisent leurs maîtres par le truchement du mécanisme démocratique, et dans le pire ils se trouvent d’autres tyrans qui, certes, prendront quelques libertés dans le domaine de la dictature, mais qui en revanche procureront certitude et prédictabilité, deux éléments dont l’homme est très friand tant il est con.
Con, tant te ment
Enfin pas toujours, il est des cas où on peut conclure que le manque d’intelligence nécessaire à l’avènement d’un résultat invariablement dramatique est tellement incroyable qu’on est fondés à penser que c’était intentionnel. En d’autres termes, « c’est pas possible d’être aussi con, ils le font exprès ! »
Je pense en effet qu’ils le font exprès ! David Hume affirmait dans son Traité de la nature humaine que :
« [Dans toute cette agitation], ce n’est pas la raison qui remporte le prix, mais l’éloquence ; et aucun homme ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l’hypothèse la plus extravagante, s’il a suffisamment d’art pour la présenter sous des couleurs favorables quelconques. » – David Hume, Traité de la nature humaine.
En ce sens, l’hypothèse hautement farfelue du transfert volontaire de souveraineté de l’individu à un tiers dépositaire du monopole de la coercition a accédé au statut de vérité fondée et les cons, loin d’être tous ignorants car beaucoup ont des connaissances et autres acquis, la considèrent comme aboutie, universelle, nécessaire, définitive alors qu’elle ne l’est pas, ou qu’elle ne l’est qu’en partie.
Un con « sait » et extrapole ainsi de ses choix individuels le contentement forcé ou volontaire de la multitude. La complexité est évacuée par un discours simpliste construit sur une doctrine simple (la connerie est liée par essence au simplisme) et dans un monde chaotique, angoissant, aléatoire, le con recherchera toujours une stabilité, une nécessité existentielle qui cadre, qui définit et qui rassure.
Cela donne aussi le sentiment de contrôler les choses, d’avoir le dernier mot. Aucunes nuances, ni distinctions, ni remises en cause, ni analyses : la violence disparaît avec la soumission et il faut accepter que cette résolution se fasse dans le cadre de l’État. Oh bien entendu on pourra toujours respecter les différences (on le devra même, car la loi l’imposera), mais en définitive il s’agira de valeurs édulcorées, de normes sociales insipides et consensuelles – l’esprit emballé et scellé par la loi rassure, pas besoin de s’agiter.
Con-descendant
Et je tiens ici à réaffirmer avec force que le con n’est pas obligatoirement exempt d’intelligence ! Combien ne sont-ils pas spécialistes, grands connaisseurs des arts ? N’en n’est-il pas qui maîtrisent la langue et sa grammaire subtile, son orthographe exigeante et qui se moquent par ailleurs d’autrui qui est ainsi pris en défaut ? Ce dernier passera d’ailleurs – ô ironie ! – nécessairement pour un con aux yeux de ceux qui, détachés d’une partie du réel, satisfaits d’eux-mêmes et pleins de certitudes et de culture, ne feront pourtant jamais qu’énoncer des banalités, des principes dont ils n’ont pas la moindre maîtrise, car la suffisance est le plus sûr chemin vers la connerie.
Mais surtout elle est le plus sûr chemin vers l’illusion et surtout vers la pire de toutes : l’illusion de sûreté ! Car l’inconnu provoque l’angoisse, l’anxiété, surtout quand le présent offre peu de perspectives réjouissantes et qu’il en émane un ressenti de déséquilibre.
Dès lors les formules (politiques) creuses et les constructions (sociales) rassurantes font recette bien qu’elles soient ineptes, insensées et frauduleuses. En voici un petit florilège subjectif : « il faut plus de justice » ; « il faut une politique qui prenne en compte l’humain d’abord » ; « il faut plus de solidarité ». Ces formules sont celles de cons parce qu’elles ne donnent aucune information, parce que tout le monde peut les prononcer, du regretté Chancelier Hitler à l’Abbé Pierre et de Caligula à tous les prix Nobel. Et surtout enfin parce que toutes requièrent invariablement le tiers dépositaire du monopole de la coercition.
En d’autres termes, ce sont les cons qui applaudissent ces mots sans contenu et qui après cela pèseront de tout leur poids démocratique sur les individus qui n’aspirent qu’à la liberté. Cela les hommes de l’État l’ont compris depuis très longtemps et ils font croire aux cons qu’il est de leur intérêt de se défaire du produit de leur travail comme de parties de la liberté (comme si la liberté pouvait se morceler !) afin de préserver l’équilibre social, proposant des solutions emballées, toutes prêtes, extrêmement faciles à comprendre. Alors que l’homme d’esprit et de raison, sérieux, qui proposera une responsabilité individuelle plus risquée et difficile se fera rabrouer et probablement insulter – la souffrance sociale ne souffre pas l’attente et l’État est là qui veut votre bien, tout votre bien (bande de cons !)
Des tas de cons
Mais si le con veut l’État, il faut se rendre à l’évidence : l’État veut quant à lui le non-con ! Il ne lui laissera jamais assez de latitude pour qu’il puisse réellement prétendre à la liberté, ni même à l’illusion de la liberté, car il saurait quoi en faire, alors que le con l’ignore. C’est mon cher Schopenhauer qui disait que : « L’État n’est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive la bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore. » Et je lui en sais gré même s’il envisageait un peu hâtivement à mon avis que cette proposition puisse s’étendre à l’ensemble des individus.
Mais dans l’ensemble, il s’agit de reconnaître qu’il existe une machinerie puissante et légitime qui muselle et enchriste arbitrairement les individus, qu’ils soient cons ou pas ; cette machinerie a même réussi le coup de maître de laisser croire qu’il suffit pour améliorer sa condition de rendre celle d’autrui plus misérable, tout en laissant à ce dernier la possibilité de changer ce rapport de forces en jouant de l’illusion démocratique. Je suis même à peu près convaincu que l’État admet qu’il est légitime de recourir à la révolution, parce qu’il est persuadé que cela ne changerait rien au fond et que la présomption d’améliorer le monde tient de l’optimisme naïf.
J’ai déjà écrit à ce sujet, citant Lampedusa (« pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ») et je ne vais pas me répéter : il n’est même pas besoin d’envisager que des puissances occultes tirent les ficelles d’un tel jeu de dupes, Bilderberg, le Mont Pèlerin et les Illuminati peuvent bien hanter les esprits faibles, ils ne sont pas nécessaires. L’État est un Phénix polymorphe qui se suffit à lui-même, et qui se nourrit des cons dont la seule préoccupation est la pérennité de leurs certitudes, quitte à l’assurer aux dépends de tous les autres individus qui, eux, ne demandent absolument rien si ce n’est le respect du droit naturel.
Con-tre lui-même
Or c’est très précisément là que se trouve le plus grand pouvoir du con, sous une forme très concrète qui résulte de l’abdication de la raison au profit des sentiments, de la liberté au profit de la sûreté ; l’État peut bien naître d’une argumentation savante, ce n’en n’est pas moins une abomination dans ce qu’elle a de plus violent, c’est-à-dire la soumission d’autrui sous contrainte.
La soumission volontaire peut à la limite se comprendre, mais elle n’est jamais acceptable car c’est l’expression la plus crasse et la plus méprisable de la veulerie de l’homme quand il est con. Il est heureux, car il ne réalise pas l’injustice qui manifeste encore en tout acte ayant pour effet de soumettre autrui à son joug et, par le truchement de l’État, à le réduire en esclavage.
Vous aurez compris que ce n’est ni la connerie ni le con en tant que tel qui m’intéressent ici, mais bien l’un des résultats – et non des moindres ! – de la médiocrité de sa pensée. Vous aurez également intégré l’évidence qu’est la possibilité d’une intelligence du con, ce n’est pas antinomique ni aberrant – bien au contraire, puisque des constructions aussi complexes que les États ne pourraient en aucun cas se réaliser en l’absence d’intelligence (songez à la racine latine du mot : intelligere qui a le sens de « comprendre », « discerner » et qui est construite sur le préfixe inter qui signifie « entre » et legere qui signifie « choisir »).
Sans même rappeler à la rescousse le vieux Schopenhauer, on peut affirmer que l’État est un moyen dont se sert l’imbécile éclairé pour réaliser les desseins funestes, quand bien même il saurait que ce qu’il produit se retourne invariablement contre lui-même. À partir de ce moment, le con devient certainement salaud s’il persiste et signe, soit, mais en tout état de cause il s’agit encore et toujours de nous faire croire à l’établissement d’un pays de cocagne, ou quelque chose d’approchant.
Ce n’est bien évidemment jamais le cas, l’État est toujours resté bien loin de ce but et tout dépositaire qu’il soit du monopole de la violence et de la coercition, jamais il ne pourra éradiquer le mal, la pauvreté, les inégalités, il est illusoire qu’il fasse disparaître la discorde entre les hommes puisqu’au mieux il se concentre toujours sur des querelles de détail. Il faut être complètement con pour croire au contraire, bien qu’il y ait en l’occurrence et comme nous l’avons vu des degrés divers.
En somme, semper in excrementum sumus sed alta variat.
Nord