« Dans un pays où l’État est le seul employeur, toute opposition signifie mort par inanition. L’ancien principe : qui ne travaille pas, ne mange pas, est remplacé par un nouveau : qui n’obéit pas, ne mange pas. » – Léon Trotski, 1937

Génocide ?

Il est des professions – pas de foi et pourtant il faut bien l’avoir pour continuer – dont la disparition n’alerte personne. Je veux parler de celle de transporteur par voie d’eau, mon métier, celui de batelier.

En 1935, on dénombrait en France 16.403 péniches, en 1976 seulement 6.099, et finalement en 2011 moins de 1.200 bateaux dont la moyenne d’âge dépasse les 60 ans, les plus anciens étant des coques des années 1910 modernisées petit à petit.

Pourquoi parler de « génocide », pourquoi un terme aussi dur ?

Péniche

Écluser les bateliers…

La réponse est simple. Mon métier, celui de mon père et de mon grand-père, est plus qu’une simple occupation. Je suis né marinier, j’ai appris à marcher sur un bateau, comme mes ancêtres, je travaille, mange, dors, vis sur ce bateau qui est à la fois mon lieu de travail mais aussi mon domicile. L’histoire riche de cette profession, qui se veut autant un travail qu’une passion, coule dans mes veines comme la terre coule dans celles d’un paysan qui cultive ce bien transmis par ses parents.

Alors oui, j’ose utiliser le terme de génocide quand des décisions politiques exterminent ce que je suis sans ne me laisser aucune chance.

Quatre fonctionnaires par bateau

Comme lorsqu’en 1980 un plan de « déchirage », visant à diminuer le parc de bateaux via l’octroi de primes à la casse sans remplacement, est mis en place, lorsqu’aucun grand investissement n’est fait depuis des décennies, ou lorsque des centaines de kilomètres sur les 8.500 km de voies d’eau navigables – pourtant plusieurs fois centenaires pour certains canaux – sont laissés à l’abandon.

Et nous parlons là d’un réseau pourtant détenu par l’État français employant 4.492 fonctionnaires et 360 agents de Voies Navigables de France sous gestion publique. Personne ne trouve rien à redire à ce ratio « soviétique » de 4 fonctionnaires par bateau.

Je parle de génocide quand, à la télévision, j’entends parler de plan de soutien au transport « doux », je ne peux alors m’empêcher de penser à la douce mort qui touche ma corporation depuis tant d’années. À l’heure du développement « soutenable », l’hypocrisie politique me devient de plus en plus « insoutenable ».

Génocide batelier

Génocide Batelier – Nuage des mots de l’article.

Etat déloyal

Les années 80 et les différents gouvernements socialistes pro-SNCF ont étouffé les bateliers à travers cette concurrence déloyale permettant au fret ferroviaire de transporter à perte grâce aux perfusions d’argent du contribuable, ce dont l’artisan marinier ne bénéficiait pas.

De plus, là où le train de marchandises ne payait aucun péage sur son propre réseau il y a encore peu de temps, l’artisan batelier, lui, était et est toujours mis à contribution à chacun de ses voyages, sans possibilité d’intervention sur les tarifs ni sur la modernisation du réseau appartenant à l’État, sans autre choix que de courber l’échine et subir.

Dans cet environnement défavorable, où la concurrence se joue entre un État tout-puissant aux moyens illimités et un artisan isolé suspendu au découvert autorisé par sa banque, comment est-il possible de rivaliser ? Comment lutter dans un pays où un chauffeur routier ou un conducteur de train est autorisé à être seul aux commandes de sa machine, mais où l’on surveille attentivement la présence de deux personnes à la barre d’une péniche lancée à la vitesse folle de 20 km/h, pouvant au pire couler, seule, au beau milieu de la Seine sans faire courir de risque à quiconque si ce n’est à son capitaine ?

Toutes les polices observant le plus grand zèle sur ce sujet les vendredis soirs lorsque nos épouses sont parties chercher nos enfants (au pensionnat toute la semaine), dans le but de nous infliger des peines de prison et des amendes disproportionnées, tels de grands criminels.

Vert mais pas rouge ?

Mais peut-être le bilan économique et environnemental de notre activité justifierait-il notre disparition ? Prenons un exemple concret : imaginons le transport de 1.300 tonnes de céréales entre les villes de Montereau-Fault-Yonne (77) et de Rouen (76) distantes d’environ 220 km.

Le bilan financier est simple : le coût du transport revient à 6€ /tonne par péniche, 16€/t par camion et 16€/t par train. Voilà donc le résultat plutôt pitoyable de décennies d’investissement public en faveur des privilégiés de la SNCF et au détriment de la batellerie, moyen de transport pourtant rapide, fiable et respectant l’environnement.

Oui, car côté environnement, le bilan carbone n’est pas plus flatteur que le bilan économique pour cette SNCF surprotégée et dopée aux contributions publiques. On comptera 55 g de CO2 par kilomètre parcouru pour une bonne vieille locomotive, 196 g pour un camion, mais seulement 38 g pour la péniche faisant partie d’une flotte pourtant vieillissante en raison d’un sous-investissement chronique, car à investissement égal avec le fret ferroviaire, nous pourrions approcher le bilan carbone neutre !

Vous chercherez donc l’erreur quand vous saurez que 82,9% du transport français s’effectue par la route, 10% voie ferrée et seulement 1,9% par voie d’eau.

Fiscaliser à mort

Cette gabegie financière orchestrée par une gestion calamiteuse des pouvoirs publics à tous les échelons, couplée à un archaïsme portuaire des plus célèbres, n’a produit qu’une chose : une dégradation de la compétitivité française sur le fret et une fuite des tonnages vers des pays plus enclins à la liberté comme les Pays-Bas avec Rotterdam, curieusement grande place batelière.

L’État français a réussi l’exploit de désarmer sa batellerie, rendre chroniquement déficitaire le transport par voie ferrée, rendre inévitable la délocalisation du transport routier, tout en ratant l’explosion du fret maritime international récupéré par d’autres grands ports d’Europe.

L’État français préfère fiscaliser un marinier âgé de 50 ans qui voudrait changer de bateau pour investir dans un plus gros en le soumettant à l’impôt sur la plus-value (amputant d’autant son budget), créer des « éco-taxes » stériles faisant payer un recyclage de déchets qui ne sont collectés par personne, pendant que le monde avance – sans nous – la croissance s’en allant en Europe du Nord, Asie ou ailleurs, laissant le batelier en cale sèche dans un pré, telle la vache regardant le train passer…

Impuissant, privé de sa liberté, de sa dignité, mais debout, car fier de ce qu’il est ! Mais jusqu’à quand ?

Couverture de Libres !

 

Lionel Bridiers, in Libres !, 2012