Connaître ce qu’on pourfend
On peut penser ce qu’on veut de l’Union européenne, sa pertinence n’est pas le sujet de ce billet. Mais quand on entreprend d’exprimer des sentiments antipathiques à son égard, il convient, c’est la moindre des choses, de connaître ce qu’on pourfend. En d’autres termes, c’est bien joli de vilipender, mais la diatribe tourne vite au ridicule tant le degré d’ignorance de la bête vient immanquablement anéantir la (parfois) juste réprobation à l’encontre de l’Europe « de Bruxelles ».
Cette Europe existe bien entendu, c’est celle de la bureaucratie européenne et des élus du Parlement européen ; on peut à la rigueur ajouter à ces catégories d’individus les lobbyistes basés ou non dans la capitale belge, mais de ces derniers il sera question dans un billet séparé, tant leur importance dans le processus décisionnel a crû sur les 20 dernières années. Cette Europe-là doit s’appréhender pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une congrégation de milliers d’individus peu ou prou convaincus de l’utilité de l’entreprise, dont la plupart est venue à Bruxelles attirée à la fois par la tâche à accomplir et des conditions statutaires plutôt intéressantes.
Il y a des idéalistes, sans doute sont-ils même une majorité, et il y a des opportunistes ; il y a des gens brillants et des crétins finis ; des gagnants de concours d’entrée et des parachutés à qui sont dévolus les postes de Commissaires. Nous verrons d’ailleurs qu’ils ne doivent en général leurs postes non pas à la bureaucratie bruxelloise, mais bien à l’entente entre les Etats-membres – mais nous y reviendrons. Bref, ils sont (parfois) compétents, (souvent) intègres, (normalement) neutres, (tous) pro-européens, défenseurs de l’intérêt général, multiculturels, proactifs, arrogants, ambitieux, frustrés, … un bon portrait serait un mélange de ces qualificatifs. Et voilà dans les grandes lignes la composition de ce grand fantasme.
La « Comitologie »
Il y a ensuite les institutions elles-mêmes, qui hébergent tout ce monde, principalement la Commission, le Parlement et le Conseil (ou plutôt les Conseils). Il sera aussi utile de garder un œil sur la Cour de justice dont les arrêts créent du droit, car il est remarquable que l’organe exécutif, la Commission, gardienne des traités, ne tire paradoxalement pas la plupart de ses compétences de ces derniers mais bien de la jurisprudence. C’est peut-être avec la procédure dite de « Comitologie » (vide infra) l’expression la plus flagrante du pouvoir de cette institution et c’est également un élément fondamental à charge contre les Etats-membres qui ont sinon soutenu cette évolution ou plus simplement laissé faire. Dans les deux cas, ils sont entièrement responsables car la Commission, jouant le « fait-accompli », n’a eu qu’à récolter le fruit de la bêtise des capitales européennes.
Ainsi la Commission est un organe collégial, ce qui signifie que chacun de ses actes, dont les plus importants sont les propositions législatives, porte en lui la signature, souvent discrète, des Etats-membres dont sont ressortissants les Commissaires. En d’autres termes, quand la Commission agit, il y a collusion entre tous les Etats-membres. Quant au Conseil, il y en a deux versions : le Conseil de l’UE réunit des ministres en exercice de chacun des Etats-membres et le Conseil Européen qui réunit les Chefs d’état des Etats-membres. Au sujet du Parlement, il n’est pas nécessaire de dire plus que les élus qui y siègent prennent avant toute chose le pouls de leur électorat avant de se décider à voter. A partir de ce point, le lecteur aura commencé à comprendre que l’Europe « de Bruxelles » n’est peut-être pas si bruxelloise qu’on veut bien nous faire croire.
Démocratie ? Où ça ?
Encore un peu de technique avant d’aller plus loin : même s’ils n’apparaissent physiquement qu’au Conseil Européen, les Etats-membres sont toujours présents dans le processus décisionnel – toujours ! En effet, c’est le Conseil Européen (donc les Chefs d’état !) qui définit les grandes orientations et qui donne les impulsions aux projets politiques de l’Europe en informant la Commission de ceux-ci. Cette dernière propose alors des lois européennes (ce sont les directives, règlements et décisions) qui sont discutées, amendées et adoptées (ou non) par le Parlement et par le Conseil de l’UE (donc par des ministres). Tout ceci est bien entendu fortement résumé ici, mais cet état des lieux devrait suffire pour convaincre le lecteur du poids des Etats ou au moins de leur présence à chaque étape des processus européens.
Il faut enfin savoir que certains domaines sont exclus de ces processus et sont considérés sous d’autres auspices qui se caractérisent quant à eux par une plus forte dose de fonctionnement inter-gouvernemental – c’est le cas de la Politique extérieure et de sécurité commune, par exemple, où c’est le Conseil qui prend les décisions, qu’il vote quasi exclusivement à l’unanimité alors que le Parlement européen est informé, voire consulté sur les choix fondamentaux. Pour ceux qui se piqueraient encore de démocratie, je suis au regret de confirmer que ce principe est largement ignoré, en l’occurrence.
Chiffres à l’appui
Quelques chiffres à présent. Le 1er novembre 2014 a vu l’introduction d’une petite révolution du système de vote à la majorité qualifiée au Conseil, introduit en 1985. Depuis, un acte législatif doit réunir pour être adopté le suffrage de 55% des États (soit 16 pays) représentant 65% de la population (soit 328,622 millions de personnes). Avec ce système la prise de décision est fortement facilitée en cas de vote : 10% de « coalitions gagnantes » contre 2% dans le système précédent, dit « de pondération », que le lecteur se fera un plaisir de rechercher lui-même sur le ouèbe. Pour la petite histoire, si les États avaient accepté le système proposé par la Convention européenne présidée à l’époque par Valéry Giscard d’Estaing (50% des États représentant 60% de la population), la proportion serait passée à 22% …
Mais du coup, le poids des grands états s’accroît sensiblement : Berlin passe ainsi de 8,4% des voix à 15,93% de la population, Paris de 8,4% à 12,98%, Londres, de 8,4% à 12,61% et Rome de 8,4% à 11,81%. Le gain espagnol est minime (+0,84%) et tous les autres pays perdent en influence … enfin pas tout à fait ! Car la Pologne a aussi obtenu que le « compromis de Ioannina » continue à s’appliquer pour l’éternité : 34% des États (soit 9) ou des pays représentant 36% de la population européenne pourront demander que le vote soit différé pendant « un délai raisonnable » (dont on se demande encore aujourd’hui ce qu’il peut, raisonnablement, représenter) ; et, dernière subtilité : la minorité de blocage qui permet de s’opposer à une décision en réunissant soit plus de 45% des États, soit plus de 35% de la population, devra en tout état de cause réunir au moins 4 États afin d’éviter que le seuil de 35% de la population soit atteint avec seulement 3 pays.
En clair, il s’agit d’éviter de donner un trop grand poids à l’Allemagne. Je rappelle qu’il s’agit ici des Etats et non de la voix de leur population qui, vous le savez, vous l’avez appris, on vous le répète souvent, s’exprime par le truchement des parlements nationaux.
D’où la question : vous la sentez toujours bien, ma grosse Europe « de Bruxelles » ? De toutes manières, vous n’êtes pas au but de vos surprises !
Le Pouvoir européen confisqué
J’ai parlé plus haut de deux éléments fondamentaux : les arrêts de la Cour et la Comitologie. Je vais m’attarder sur cette dernière dans un premier temps. Le grand lobbyiste Daniel Guéguen a publié en 2010 un livre certes touffu mais passionnant intitulé « Comitologie : le Pouvoir européen confisqué ». En guise d’introduction, l’auteur nous livre un avertissement : « Sans la comitologie, l’Union européenne serait à l’arrêt. Mais au fil du temps, de solution elle est devenue problème. Problème de transparence, de gouvernance. Et problème pour l’équilibre des pouvoirs entre la Commission, le Parlement et le Conseil. »
Je passerai paradoxalement sur les problèmes énoncés pour me concentrer sur la première partie de cet avertissement : l’UE serait à l’arrêt. Pourquoi ? Eh bien précisément parce que c’est à ce stade de l’évolution du monstre que la bureaucratie prend le pouvoir. Mais elle l’a fait avec l’assentiment total des Etats, par défaut ou sciemment peu importe. Les premiers Comités de comitologie ont été instaurés en 1962 suite à l’adoption des premiers règlements agricoles. Ce système a permis à la Commission de prendre rapidement des mesures jugées urgentes dès lors qu’une majorité qualifiée de représentants des Etats-membres ne s’y opposait pas.
Ce système des Comités a été progressivement étendu à d’autres domaines (Union douanière, politique commerciale, transports, marché intérieur, …). Ces Comités sont donc une structure créée pour s’affranchir de la lourdeur (mais aussi de la démocratie) de la gestion de grands domaines et sont toujours dirigés directement ou indirectement par la Commission. Et y siègent en tant que Membres effectifs … des délégués d’Etats-membres. Étonnant, non ? On y trouve également des observateurs, en général les représentants des lobbies intéressés au domaine considéré.
La procédure de décision a pris naturellement le nom de « Comitologie » et la raison du recours à cette procédure est simple comme bonjour : « ça va plus vite » ! On peut d’ailleurs faire un parallèle avec des procédures bien connues à l’échelon national : pour régler des questions il faut un cadre juridique (c’est la loi, en général vague et imprécise car globalisante) et leur application doit être précisée par des lois d’application (ce sont bien souvent des décrets).
Et on comprend tout de suite pourquoi la Comitologie prend tellement d’importance avec la dilution de l’Union à 28 Etats-membres : la législation communautaire devient mécaniquement de moins en moins précise, elle constitue des cadres en posant des principes généraux et laissant aux mesures d’exécution – donc à la comitologie – le soin de régler les détails techniques.
Mais il ne faut pas se laisser berner : sous ces « détails » se cachent des enjeux essentiels car ce sont ces « détails » qui régenteront chaque aspect de la vie des individus et des entreprises européennes. Plus la législation est précise, moins la comitologie est importante. Plus la législation devient imprécises et plus la comitologie est essentielle et vous aurez depuis longtemps compris que c’est bien ce dernier cas de figure qui est devenu la norme. Autrement dit, les Etats ont soutenu la création de processus qui sont essentiellement aux mains de la Commission et de leurs experts (qui ne prendront jamais une décision contraire à l’intérêt de leur capitale).
Hypocrisie réciproque
En 2010, date de la première parution du livre de Daniel Guéguen, 98% des réglementations européennes se décidaient en comitologie … Bien sûr, le Traité de Lisbonne a tenté de clarifier pas mal d’aspects mais ce qu’il faut retenir ici c’est que si les Etats ont fondamentalement démissionné au bénéfice de la Commission, ils y trouvent aussi leur intérêt : ce système permet dans une certaine mesure à la Commission de légiférer … en se passant des organes législatifs (Conseil & Parlement).
Vous me direz qu’ils ont donné à la Commission la corde pour se faire pendre et vous aurez raison, mais en partie seulement : ceci permet aussi aux Etats (qui, je le rappelle, sont à la base des grandes orientations politiques de l’UE) de se dédouaner et de blâmer … l’Europe de Bruxelles. C’est bien commode, avouez ! Alors bien sûr, la Cour de justice de l’UE opère un « contrôle » de légalité́ des actes législatifs concerné, mais il n’est exercé qu’a-posteriori et s’il peut impliquer l’annulation pure et simple des actes pris dans le cadre de la délégation de pouvoir ce contrôle est véritablement le dernier rempart face aux abus potentiels de la Commission européenne.
C’est bien, mais c’est peu et je rappelle ici ma remarque précédente : les arrêts de la Cour peuvent eux-aussi créer des compétences pour la Commission si la décision est en faveur de cette dernière. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet dont débattent encore beaucoup de juristes bien plus qualifiés que moi (certains estiment que la jurisprudence est peut-être une source du droit européen dans les faits mais pas dans les textes – admettons !) et qui mériterait sans doute un billet à lui seul.
Reste que la Commission ne s’est jamais privée d’y avoir recours ! A contrario, un particulier est fondé sous certaines conditions à demander réparation d’un préjudice subi à un État membre qui ne respecterait pas le droit de l’Union (c’est l’arrêt dit « Francovich ») … mais quel particulier le fera vraiment ?
Le pouvoir, à Bruxelles ?
Il est tout à fait certain que dans ce système très complexe se trouvent des bureaucrates ayant le pouvoir suffisant pour faire passer leurs propres idées, bonnes ou mauvaises – là n’est pas la question – car ils maîtrisent les arcanes des institutions, disposent d’un réseau européen comme national et connaissent les procédures sur le bout des doigts.
Ceux-là sont la vraie Europe « de Bruxelles » mais s’ils le sont (devenus) c’est à mon avis à nouveau grâce aux Etats-membres, à leur incapacité à contrôler le monstre et en dernière analyse à leur incompétence gestionnaire. Il faut dire qu’ils ont les mêmes « à la maison » …
Mais il faut ici considérer le paradoxe monumental auquel nous avons affaire : le pouvoir de « Bruxelles » émane largement des Etats, il est composé très largement par des représentants des Etats, mais une translation s’est au fil des ans opérée depuis les capitales vers Bruxelles. Encore une fois, que ceci soit la conséquence d’une volonté ou l’aboutissement d’une démission, peu importe : le résultat et le même et c’est pourquoi on peut lire et entendre exclusivement chez les détracteurs de l’UE que l’essentiel du pouvoir appartient à Bruxelles.
Or c’est faux : le pouvoir n’appartient pas à Bruxelles, Bruxelles se l’est approprié avec la bénédiction des Etats qui sont donc coupables et responsables et vers qui devrait, en toute première analyse, se tourner votre colère.
Nord