Sous vanité nationale

Une furieuse obsession a saisi le peuple britannique. Les uns la combattent, les autres s’y abandonnent, tous en sont victimes. Comme une peste, la revendication de souveraineté nationale, puisqu’il faut lui donner son nom, infecte la population. Elle se répand dans les discours au Parlement et sur les ondes, elle se glisse dans les conversations, en famille, au bureau, entre amis ; elle envenime les relations les plus tendres. Voici l’affaire : le Royaume Uni est-il souverain ? Ne peut-il le devenir qu’en se libérant de l’Europe ? Les mots « d’Etat vassal » et de « colonie » ont été prononcés. Je n’invente rien. C’est une frénésie. Dans les clubs et les pubs, on a le décibel dramatique.

Charlemagne

Charlemagne, symbole de l’empire Franc.

De cette question de souveraineté, bien sûr, le libéral se fiche totalement. Depuis que les premiers rois établirent leur règne sur les premiers sujets, il y a quelques 12.000 ans, qu’est-ce que la « souveraineté nationale » a fait pour nous ? Il n’y avait pas plus souveraine que l’Union Soviétique. Personne n’osait piétiner ses plate-bandes. Mais la vie de monsieur et madame Tout-le-monde entre Vitebsk et Vladivostok était plutôt détestable. Car à moins d’avoir une mentalité d’humanoïde au fond de la savane, vivant dans sa tribu comme dans un troupeau, ce qui compte n’est pas la souveraineté du collectif, mais de chacun de nous.

« Souveraineté nationale » et « intérêt individuel »

Peu chaut aux libéraux (et à tous les autres, en fait, mais les libéraux, eux, y ont réfléchi), le gouvernement sous lequel ils vivent ; sur quel territoire il a juridiction ; où flotte son drapeau, si même il en a un ; qui sont ses ministres, et comment ils sont nommés, par élection, filiation, tirage au sort ou après concours – pourvu que ce gouvernement respecte chez chaque individu le droit de disposer de son corps et ses biens, sans violer chez autrui ce même droit ; de s’associer avec qui le veut aussi ; de parler la langue de ses parents, sans qu’aucune langue « nationale » ne lui soit imposée ; de voyager et d’émigrer ; d’étudier ce qui pique sa curiosité ; de prier, ou de blasphémer ; de publier au risque de choquer, et de ne pas lire ce qui le choque ; d’exprimer sa sexualité sous n’importe quelle forme avec des partenaires consentants ; de consommer ce qu’il croit, à tort ou à raison, lui apporter un mieux-être ; bref, sans rallonger cette liste, les libéraux proposent à chacun d’être le souverain de soi-même. C’est la seule souveraineté qui importe.

Individualistes, les libéraux ne pensent pas en agrégats. À quoi pourrait bien ressembler une société vertueuse dont les membres ne le seraient pas, une société prospère où tout le monde serait pauvre ? Dans l’imagerie chrétienne, on parlerait de sépulcre blanchi, de timbale retentissante et de bronze creux. Seules comptent vraiment les actions des hommes et des femmes poursuivant souverainement leurs projets. Si chacun agit justement, le résultat le sera aussi, nécessairement.

« Souveraineté nationale » et « intérêt national »

Même ceux qui persistent à penser en termes collectifs, comme un gouvernement, doivent renoncer à confondre « souveraineté nationale » et « intérêt national ». De même qu’un être humain renonce à une parcelle de sa souveraineté pour s’associer à d’autres, par mariage, disons, ou une autre forme de contrat, un Etat se lie à d’autres par des traités. Il est souvent de son intérêt de perdre de sa souveraineté – rejoindre l’Union Européenne, par exemple (sachant que pour un individu comme pour un Etat, l’avenir dément parfois ce que nous croyions être de notre intérêt). Et inversement, une situation dans laquelle les individus sont (largement) souverains, mais le peuple tout entier ne l’est pas, est souvent un bon arrangement. Est-il dans l’intérêt des Basques, des Corses, des Catalans, des Québécois, des Ecossais, et d’autres, de former des Etats souverains, ou ne serait-ce pas plutôt d’augmenter leur souveraineté individuelle au sein de l’Etat dans lequel ils vivent ?

Je ne propose pas de réponse à cette question.

Je me plais seulement à rappeler à mes amis souverainistes britanniques que les plus grandes victoires de leur pays au XXe siècle, celles qu’ils commémorent pieusement chaque mois de novembre, furent acquises après que les armées de Sa Gracieuse Majesté furent placées sous commandement étranger – du Maréchal Foch en 1917, et du Général Eisenhower en 1943. Un abandon massif de souveraineté, s’il en fut jamais, mais n’était-ce pas dans l’intérêt national ?

Zeus

Statue de Zeus à « Terra Mitica », Valence, Espagne.

La souveraineté dangereuse

La notion de souveraineté, lorsqu’elle n’est pas individuelle, ne s’applique qu’à une seule collectivité, la communauté politique. On ne dit pas « la souveraineté de Lyons-la-Forêt s’étend sur le Vexin normand », ou « celle de l’Eglise catholique sur ses fidèles ». La souveraineté collective demande un Etat – un appareil de répression, avec ses outils de mort et de misère : militaires, barbouzes, flics, douaniers, collecteurs d’impôts et matons de prisons… C’est très exactement et insensément la soumission à cette engeance que réclament les peuples en attente de souveraineté.

Mais s’il ne comptait que sur la violence nue, cet appareil répressif vacillerait au premier vent, comme un grand arbre sans racines. Dans un accouplement diabolique, la souveraineté est devenue « nationale ». Elle puise sa force dans cet attachement tribal et farouche qu’éprouvent certains êtres humains pour une communauté imaginaire, nourrie de récits factices (le « roman national »), de rites exacerbés (les élections) et de compétitions sportives. Le phénomène est récent. Avant le XIXe siècle, on était loyal à son roi, fidèle à sa religion, dévoué à son clan. Le fanatisme n’était pas moindre. On tuait avec frénésie pour sauver l’honneur des siens ou propager la vraie foi. La nation a effacé tous ces liens et introduit sa propre irrationnelle et redoutable légitimation de la violence.

L’espoir que portent les libéraux et libertariens est de découpler l’appareil étatique des passions de la nation, comme nos ancêtres séparèrent la religion de l’Etat.

Peut-être faut-il garder des instruments de gouvernement. Peut-être que l’anarchisme n’est pas l’horizon nécessaire du libéralisme. Mais en arrachant clairement ces administrations à la nation, nous les désacraliserons. Nous les rendrons plus rationnelles et critiquables. La vertu d’un gouvernement européen est de n’être qu’une bureaucratie, exaspérante, mais peu légitime. Personne ne partira en guerre pour défendre une bureaucratie.

Les libéraux britanniques qui exigent le Brexit oublient cette leçon : plus est renforcée la souveraineté nationale, plus est en péril la souveraineté de chacun.

 

Christian Michel – Londres, 29 janvier 2019

Une version de cet article a été publiée sur Contrepointsle 30 janvier 2019