Le libéralisme en 21 questions – suite 9

Suite de la série apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.

L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.

Il est disponible en vente ici.  Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.

L’article précédent est accessible ici.


10 – Peut-on tout dire librement ?

Liberté de conscience, de pensée, de s’exprimer, liberté de la presse : autant d’acquis du libéralisme qui semblent aller d’eux-mêmes. Il a fallu cependant attendre des siècles avant qu’ils s’imposent [1] et qu’on admette la nocivité du délit d’opinion. [2]

Car beaucoup pensent encore qu’il y a des limites à ce genre de libertés, et les lois existantes en témoignent : délits d’incitation à la haine, d’apologie du crime, de révisionnisme, [3] de diffamation, d’offense, « droit à l’image », « droit de réponse », etc. La censure ne sévit pas que dans les États totalitaires.

Il y a bien une limite naturelle à la liberté d’expression, la seule : c’est la propriété d’autrui. Ecrire un message ou coller des affiches sur le mur du voisin sans sa permission n’est pas exercer correctement sa liberté d’expression. Le propriétaire d’un média quelconque est seul juge du contenu qu’il veut diffuser, dont il est moralement responsable. Il est peut-être regrettable qu’un journaliste, en dépit de la liberté d’expression, ne puisse écrire tout ce qu’il pense (à moins d’être propriétaire de son journal ou d’avoir carte blanche du propriétaire), mais il serait encore plus regrettable de n’avoir pas de journaux du tout.

Les idées et leur expression ne lèsent personne, sauf à admettre l’existence d’un improbable délit moral qui irait contre un « ordre moral » encore plus improbable. On retrouve la confusion entre éthique et droit entrevue dans le paragraphe précédent. Le droit n’a que faire de considérations éthiques hors de l’éthique minimale dont il est l’expression.

dire

La liberté d’expression – Nuage de mots.

être tolérant

D’un point de vue conséquentialiste, la censure aboutit au contraire de l’effet recherché. Les opinions réprimées restent dans la clandestinité, font des martyrs à la cause et il est bien plus difficile de les combattre moralement (ou au moins d’en discuter) que si elles étaient exprimées au grand jour.

Le combat des idées n’a pas besoin de lois spécifiques, sans quoi plus rien n’empêcherait le pouvoir en place d’en profiter pour museler toute opposition. Car être tolérant ne signifie pas se taire : « la tolérance n’est point l’indifférence, elle n’est point de s’abstenir d’exprimer sa pensée pour éviter de contredire autrui, elle est le scrupule moral qui se refuse à l’usage de toute autre arme que l’expression de la pensée. » [4]

On peut estimer que ceux qui nient les évidences historiques, qui font preuve de haine ou de racisme, [5] qui s’adonnent à la calomnie, au mensonge ou à l’injure, tout comme ceux qui pratiquent le terrorisme intellectuel [6] dans la légalité, se condamnent eux-mêmes moralement. Les condamner légalement suppose implicitement que le citoyen est assez faible, immature ou vicieux pour être influencé par leurs idées. En ce cas, l’État, supposé meilleur, sera de plus en plus tenté de le prendre en main dans tous les aspects de sa vie et de devenir totalitaire.

neutralité de l’État

Cependant, tolérer une opinion qui en réalité a besoin de la force pour exister est aussi illégitime que réprimer une autre opinion par la force. Aussi l’État ne devrait en rien subventionner la presse, les médias, les églises, les associations ou les partis. La liberté d’expression ou le pluralisme n’impliquent pas que le contribuable doive payer pour des opinions qu’il désapprouve, ce qui serait clairement attenter à sa liberté. L’État devrait donc respecter une neutralité absolue en ce domaine, ce qu’il fait rarement.

Les débats récurrents sur la laïcité témoignent de ce manque de neutralité. Autant les atteintes aux droits pour des raisons religieuses doivent être ré-primées, autant une religion doit pouvoir s’exprimer pacifiquement quels que soient ses signes extérieurs ou ses coutumes, tant que le droit d’autrui est respecté.

La liberté d’expression est une chose, la pertinence ou la qualité des opinions en est une autre. À notre époque, l’information est surabondante et la façon dont elle est commentée ou présentée très diverse. Il devient difficile de garder un esprit critique face à un État ou des médias qui permettent certes de se forger une opinion, mais peuvent devenir des « fabriques du consentement » inclinant à la manipulation, selon l’avertissement de Walter Lippmann. [7] Rien (si ce n’est une dictature) n’est pire qu’une démocratie dans laquelle le citoyen est appelé à trancher à partir de données erronées ou biaisées, présentées tendancieusement.

À suivre…

 

Thierry Falissard

[1] Les premiers écrits en faveur de la liberté d’expression datent du XVIIe siècle (Milton, Spinoza, Locke) et du XVIIIe siècle (Montesquieu, Voltaire).

[2] Concerne une opinion qui est condamnée parce qu’elle déplaît à un pouvoir. Parmi les victimes célèbres : Socrate, le Christ, Galilée, etc.

[3] Ou négationnisme : contestation de l’existence ou de l’ampleur réelle des crimes nazis. Il n’y a pas d’équivalent pour les crimes communistes, étrangement.

[4] Jean-François Revel, « Contrecensures », (1966).

[5] Sans violence directe contre les personnes ou les biens, bien entendu.

[6] Ensemble de procédés d’intimidation qui tendent à empêcher l’expression de vérités gênantes.

[7] « Stratégiquement placé, souvent contraint de choisir entre la sauvegarde de son institution et la sincérité à l’égard du public – deux idéaux également puissants et contradictoires – l’homme public est amené à décider de plus en plus consciemment quels faits, dans quel cadre et sous quelle forme, il laissera à la connaissance du public. Que la fabrique du consentement puisse être grandement améliorée, personne n’en doute, je pense. Les possibilités de manipulation ouvertes à quiconque comprend le processus [de formation de l’opinion publique] sont assez claires. » (« Public opinion », 1921, chap. XV)