Présentation du Minotaure

Nous avons vécu la guerre la plus atroce et la plus dévastatrice que l’Occident ait encore connue. La plus dévastatrice à cause de l’immensité des moyens mis en oeuvre. Non seulement des armées de dix, de quinze, de vingt millions d’hommes ont été levées, mais derrière elles, la population entière a été requise pour leur fournir les plus efficaces outils de mort. Tout ce qu’un pays recèle d’êtres vivants a servi la guerre, et les travaux qui entretiennent la vie n’ont plus été regardés et tolérés que comme le support indispensable du gigantesque instrument militaire que le peuple entier est devenu. [1]

Puisque tout, et l’ouvrier, et le moissonneur, et la femme, concourt à la lutte, tout, l’usine, la récolte, la maison, est devenu cible, l’adversaire a traité en ennemi tout ce qui est chair et terre, a poursuivi au moyen de l’aviation un total anéantissement.

Ni une participation tellement générale, ni une destruction tellement barbare, n’auraient été possibles sans la transformation des hommes par des passions violentes et unanimes qui ont permis la perversion intégrale de leurs activités naturelles. L’excitation et le maintien de ces passions a été l’œuvre d’une machine de guerre conditionnant l’emploi de toutes les autres, la Propagande. Elle a soutenu l’atrocité des faits par l’atrocité des sentiments.

Le plus surprenant dans le spectacle que nous nous offrons à nous-mêmes, c’est qu’il nous étonne si peu.

Minotaure

Le légendaire Minotaure.

L’explication immédiate

Qu’en Angleterre et aux États-Unis, où l’obligation militaire n’existait point, où les droits individuels étaient consacrés, le peuple entier soit devenu un simple potentiel humain distribué et appliqué par le Pouvoir de façon à produire le maximum d’effort guerrier utile, [2] c’est vite expliqué. Comment tenir tête à l’entreprise hégémonique de l’Allemagne en ne faisant appel qu’à une partie des forces nationales, alors qu’elle utilisait toutes les siennes ? La France, qui l’avait tenté, [3] instruisait par son sort la Grande- Bretagne et les États-Unis. Celle-là en est arrivée à la conscription des femmes.

Et quand l’adversaire, pour mieux manier les corps, mobilise les pensées et les sentiments, il faut l’imiter sous peine de subir un désavantage. Ainsi le mimétisme du duel approche du totalitarisme les nations qui le combattent.

La militarisation complète des sociétés est donc l’œuvre, directe en Allemagne, indirecte dans les autres pays, d’Adolf Hitler. Et s’il a réalisé chez lui cette militarisation, c’est qu’il ne fallait pas moins, pour servir sa volonté de puissance, que la totalité des ressources nationales.

Cette explication n’est point contestable. Mais elle ne va pas assez loin. L’Europe, avant Hitler, a vu d’autres ambitieux. D’où vient qu’un Napoléon, un Frédéric II, un Charles XII n’aient point réalisé l’utilisation intégrale de leurs peuples pour la guerre ? C’est seulement qu’ils ne le pouvaient pas. Il y a eu d’autres cas où, contre un agresseur redouté, on aurait voulu puiser largement dans le réservoir des forces nationales : il suffira de citer les Empereurs du XVIe siècle qui, malgré la dévastation de leurs territoires par le Turc, n’ont jamais pu, dans un pays immense, lever des armées qui ne fussent médiocres.

Ce n’est donc pas la volonté de l’ambitieux, ni le besoin de l’attaqué qui, à eux seuls, expliquent l’immensité des moyens aujourd’hui mis en œuvre.

Mais ce sont les leviers matériels et moraux dont disposent les gouvernements modernes. C’est leur pouvoir qui a permis cette mobilisation totale, soit pour l’attaque, soit pour la défense.

Le progrès de la guerre

La guerre n’est pas nécessairement, n’a pas toujours été, ce que nous la voyons aujourd’hui.

Elle saisissait à l’époque napoléonienne les hommes d’âge militaire – mais non pas tous – et l’Empereur habituellement n’appelait qu’un demi-contingent. Elle laissait à son existence ordinaire tout le reste de la population, ne lui demandant que des contributions financières modérées.

Elle prenait moins encore au temps de Louis XIV ; l’obligation militaire était inconnue, et le particulier vivait en dehors du conflit.

Si donc ce n’est pas une conséquence inéluctable de l’événement guerrier que la société y participe de tous ses membres et de toutes ses forces, dirons-nous que le cas dont nous sommes témoins et victimes, est accidentel ?

Non certes, car si nous ordonnons en série chronologique les guerres qui ont déchiré notre monde occidental pendant près d’un millénaire, il nous apparaît de façon saisissante que de l’une à l’autre le coefficient de participation de la société au conflit a été constamment croissant, et que notre Guerre Totale n’est que l’aboutissement d’une progression incessante vers ce terme logique, d’un progrès ininterrompu de la guerre.

Ce n’est donc pas à l’actualité qu’il faut demander l’explication de notre malheur, mais à l’Histoire.

Quelle cause constamment agissante a donné à la guerre toujours plus d’étendue (par étendue de la guerre, je désigne ici et je désignerai l’absorption plus ou moins complète des forces sociales par la guerre) ?

La réponse est fournie par les faits.

guerre

Guerre de 100 ans : bataille de Crécy.

Les rois en quête d’armées

Lorsque nous remontons à l’époque – XIe et XIIe siècles – où commencent de se former les premiers d’entre les États modernes, ce qui nous frappe d’abord, dans des temps représentés comme si belliqueux, c’est l’extrême politesse des armées et la brièveté des campagnes.

Le roi dispose des contingents que lui amènent ses vassaux – mais qui ne lui doivent le service que pendant quarante jours. Sur place, il trouve des milices locales – mais qui ne valent guère, [4] et qui le suivent à peine à deux ou trois jours de marche.

Comment, avec cela, tenter de grandes opérations ? Il lui faut des troupes disciplinées et qui le suivent plus longtemps, mais il doit alors les payer.

Avec quoi les paierait-il, n’ayant d’autres ressources que les revenus de son domaine ? On n’admet absolument point qu’il puisse lever des impôts, [5] et sa grande ressource est d’obtenir, si l’Église approuve une expédition, qu’elle lui abandonne, quelques années durant, un décime de ses revenus. Même avec ce concours et encore à la fin du XIIIe siècle, la « croisade d’Aragon », pour avoir duré cent cinquante-trois jours, apparaîtra comme une entreprise monstrueuse et endettera durablement la monarchie.

La guerre alors est toute petite : parce que le Pouvoir est petit, qu’il ne dispose aucunement de ces deux leviers essentiels, l’obligation militaire et le droit d’imposer.

Mais le Pouvoir s’efforce de grandir : les rois tâchent d’obtenir que le clergé d’une part, les seigneurs et les communes de l’autre, lui donnent des aides financières de plus en plus fréquentes. Sous les règnes anglais d’Édouard 1er et Édouard III, français de Philippe le Bel à Philippe de Valois, cette tendance va se développant. On a des estimations des conseillers de Charles IV pour une campagne en Gascogne qui demanderait cinq mille cavaliers et vingt mille fantassins, tous soldés, tous « soldats » pendant cinq mois. Une autre, d’une douzaine d’années postérieure, prévoit pour une campagne de quatre mois en Flandre dix mille cavaliers et quarante mille gens de pied.

Mais il faut, pour en réunir les moyens, que le roi se rende successivement dans tous les principaux centres du royaume, et, assemblant le peuple « grand, moyen et menu », lui expose ses besoins et requière son aide. [6]

De telles démarches, de telles demandes, seront continuellement répétées au cours de la guerre de Cent Ans, qu’on doit se représenter comme une succession de brèves campagnes qu’il faut successivement financer. Même processus dans l’autre camp, [7] où le roi, qui a relativement plus de pouvoir, tire des ressources plus grandes et plus régulières d’un pays combien moins riche et moins peuplé. [8]

Des contributions, comme celles nécessitées pour la rançon du roi Jean, devront être continuées plusieurs années, mais on ne se résoudra point à les regarder comme permanentes, et le peuple se révoltera contre elles presque simultanément en France et en Angleterre.

C’est au terme de la guerre seulement que l’accoutumance au sacrifice permettra d’établir un impôt permanent – la taille – soutenant une armée permanente – les compagnies d’ordonnance.

Voilà un pas prodigieux accompli par le Pouvoir : au lieu de mendier un concours dans des circonstances exceptionnelles, il a désormais une dotation permanente. Il va mettre toute son application à l’accroître.

Étendue du pouvoir, étendue de la guerre

Comment accroître cette dotation? Comment augmenter la part de la richesse nationale qui passe dans les mains du Pouvoir et devient ainsi puissance ?

Jusqu’à la fin, la monarchie n’osera point requérir les hommes, imposer l’obligation militaire. C’est par l’argent qu’elle aura des soldats.

Or les tâches civiles, qu’elle remplira d’ailleurs si bien, justifient l’acquisition d’une puissance législative, inexistante au Moyen Âge, mais qui va se développer. Et la puissance législative implique le droit d’imposer. L’évolution en ce sens sera longue.

La grande crise du XVIIe siècle, marquée par les révolutions d’Angleterre, de Naples – bien oubliée mais combien significative ! – et la Fronde enfin, correspond à l’effort des trois grandes monarchies occidentales pour accroître les impôts, [9] et à la réaction violente des peuples.

Quand le Pouvoir enfin a doublé le cap, on en voit les résultats : deux cent mille hommes s’entre-tuent à Malplaquet au lieu de cinquante mille à Marignan.

À la place de douze mille gens d’armes de Charles VII, Louis XVI a cent quatre-vingt mille soldats. Le roi de Prusse cent quatre-vingt-quinze mille, l’Empereur deux cent quarante mille.

Montesquieu s’est alarmé de ce progrès : [10] « Et bientôt, prévoyait-il, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares ! » Il ajoutait d’ailleurs avec une prescience admirable : « Il ne faut pour cela que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l’Europe et les porter au même excès que l’on a fait les troupes réglées. » [11]

Mais cela, la monarchie ne le pouvait pas : Louvois avait créé des régiments territoriaux dont les localités devaient fournir les effectifs, en principe destinés uniquement au service sur place et que le ministre tâchait de traiter ensuite comme les dépôts des corps actifs : il rencontrait à cet égard la plus vive résistance. En Prusse (règlement de 1733) on devait mieux réussir. Mais de même et plus encore que l’alourdissement de l’impôt, ce commencement d’obligations militaires exaspérait les populations et constituait un grief capital contre le Pouvoir.

Il serait absurde de ramener l’œuvre de la monarchie à l’accroissement des armées. On sait assez quel ordre elle a mis dans le pays, quelle protection elle a donnée aux faibles contre les forts, combien elle a transformé la vie de la communauté, tout ce que lui doivent l’agriculture, le commerce et l’industrie.

Mais précisément, pour se rendre capable de tous ces bienfaits, il lui a fallu constituer un appareil gouvernemental fait d’organes concrets – une administration – et de droits – une puissance législative – qu’on peut se représenter comme une chambre des machines d’où l’on meut les sujets à l’aide de leviers toujours plus puissants.

Et, de ce fait, à l’aide de ces leviers, au moyen de cette « chambre des machines », le Pouvoir est devenu capable, dans la guerre ou en vue de la guerre, d’exiger de la nation ce qu’un monarque médiéval n’aurait pas même rêvé.

L’étendue du Pouvoir (ou la capacité de diriger plus complètement les activités nationales) a donc causé l’étendue de la guerre.

bataille

La bataille de Malplaquet.

Les hommes saisis par la guerre

Monarchie absolue, guerres dynastiques, sacrifices imposés aux peuples, ce sont notions qu’on nous apprit à conjuguer. Et assez légitimement. Car s’il s’en faut que les rois aient toujours été ambitieux, il pouvait s’en trouver un qui le fût, et alors son grand pouvoir lui permettait d’imposer de lourdes charges.

C’est précisément de ces charges que le peuple a cru se débarrasser, en renversant le Pouvoir royal. Ce qui lui était odieux, c’était le poids des impôts et par-dessus tout l’obligation de fournir quelques conscrits.

Combien donc n’est-il pas frappant de voir ces charges s’aggraver dans le régime moderne, de voir surtout la conscription mise en œuvre, non par la Monarchie absolue, mais comme le résultat de sa chute !

Sous les menaces et les souffrances de l’invasion, observe Taine, le peuple a consenti à la conscription :

Il la croyait accidentelle et temporaire. Après la victoire et la paix, son gouvernement continue à la réclamer : elle devient permanente et définitive; après les traités de Lunéville et d’Amiens, Napoléon la maintient en France; après les traités de Paris et de Vienne, le gouvernement prussien la maintient en Prusse.

De guerre en guerre, l’institution s’est aggravée : comme une contagion elle s’est propagée d’État en État ; à présent elle a gagné toute l’Europe continentale, et elle y règne avec le compagnon naturel qui toujours la précède ou la suit, avec son frère jumeau, avec le suffrage universel, chacun des deux plus ou moins produit au jour et tirant après soi l’autre, plus ou moins incomplet ou déguisé, tous les deux conducteurs ou régulateurs aveugles et formidables de l’histoire future, l’un mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, l’autre mettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat : avec quelles promesses de massacre et de banqueroute pour le XXe siècle, avec quelle exaspération des rancunes et des défiances internationales, avec quelle déperdition du travail humain, par quelle perversion des découvertes productives, par quel recul vers les formes inférieures et malsaines des vieilles sociétés militantes, par quel pas rétrograde vers les instincts égoïstes et brutaux, vers les sentiments, les mœurs et la morale de la cité antique et de la tribu barbare, nous le savons et de reste. [12]

Encore Taine n’avait-il pas tout vu.

Trois millions d’hommes s’étaient trouvés sous les armes en Europe à la fin des guerres napoléoniennes. La guerre de 1914-1918 en a tué ou mutilé cinq fois autant.

Et comment compter maintenant qu’hommes, femmes et enfants, sont engagés dans la lutte, comme on le voyait sur les chariots d’Arioviste ?

Nous finissons par où les sauvages commencent. Nous avons redécouvert l’art perdu d’affamer les non-combattants, de brûler les huttes et d’emmener les vaincus en esclavage. Qu’avons-nous besoin d’invasions barbares ? Nous sommes nos propres Huns.

Survie du pouvoir absolu

Voilà un grand mystère. Les peuples mis à contribution pour la guerre par leurs maîtres, les rois, n’ont pas cessé de s’en plaindre. Enfin ils rejettent ces maîtres et alors se taxent eux-mêmes, non plus seulement d’une partie de leurs revenus mais de leurs vies mêmes !

Quel singulier revirement ! L’expliquerons-nous par la rivalité des nations qui aurait remplacé celle des dynasties ? Dirons-nous que la volonté du peuple est avide d’expansion, ardente à la guerre, que le citoyen veut payer pour la guerre et aller aux armées ? Et qu’enfin nous nous imposons d’enthousiasme des sacrifices bien plus lourds que ceux que nous consentions autrefois de si mauvais gré ?

Ce serait se moquer.

Averti par le percepteur, convoqué par le gendarme, l’homme est loin de reconnaître dans l’avertissement, dans la feuille de route, un effet de sa volonté, de quelque façon qu’on l’exalte et la transfigure. Ce sont au contraire décrets d’un vouloir étranger, d’un maître impersonnel, que le peuple nomme ILS comme autrefois les esprits malins. « ILS nous augmentent nos impôts, ILS nous mobilisent », ainsi parle la sagesse du vulgaire.

Tout se passe pour lui comme si un successeur du roi disparu avait mené à bien l’entreprise interrompue de l’absolutisme.

Si en effet nous avons vu croître et l’armée et l’impôt avec la croissance du Pouvoir monarchique, si le maximum des effectifs et des contributions a correspondu au maximum de l’absolutisme, comment ne dirions-nous pas, en voyant se prolonger la courbe de ces indices irréfutables, en voyant se développer monstrueusement les mêmes effets, que la même cause reste à l’œuvre, et que, sous une autre forme, le Pouvoir a continué et continue sa croissance.

C’est ce qu’a senti Viollet : « L’État moderne n’est autre chose que le roi des derniers siècles qui continue triomphalement son labeur acharné. » [13]

La « chambre des machines » constituée par la monarchie n’a fait que se perfectionner : ses leviers matériels et moraux sont devenus progressivement capables de pénétrer toujours plus avant dans la société et d’y saisir les biens et les hommes d’une prise toujours plus irrésistible.

Le seul changement, c’est que ce Pouvoir accru est devenu un enjeu.

Ce pouvoir, dit Marx, avec son énorme organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme compliqué et artificiel, cet effroyable parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, naquit à l’époque de la monarchie absolue, au déclin d’une féodalité, qu’il aida à renverser. ( … ) Toutes les révolutions n’ont fait que rendre plus parfaite la machine gouvernementale au lieu de la briser. Les partis qui, à tour de rôle, luttèrent pour le Pouvoir, voyaient dans la conquête de cet énorme édifice d’État la proie offerte au vainqueur. [14]

Le Minotaure masqué

Du XIIe au XVIIIe siècle la puissance publique n’a point cessé de s’accroître. Le phénomène était compris de tous les témoins, évoquait des protestations sans cesse renouvelées, des réactions violentes.

Depuis lors, elle a continué de grandir à un rythme accéléré, étendant la guerre à mesure qu’elle s’étendait elle-même. Et nous ne le comprenons plus, nous ne protestons plus, nous ne réagissons plus.

Cette passivité toute nouvelle, le Pouvoir la doit à la brume dont il s’entoure.

Autrefois il était visible, manifesté dans la personne du Roi, qui s’avouait un maître, et à qui l’on connaissait des passions.

À présent, masqué par son anonymat, il prétend n’avoir point d’existence propre, n’être que l’instrument impersonnel et sans passion de la volonté générale.

Par une fiction, d’autres disent une abstraction, on affirme que la volonté générale, qui en réalité émane des individus investis du pouvoir politique, émane d’un être collectif, la Nation, dont les gouvernants ne seraient que les organes. Ceux-ci d’ailleurs se sont de tout temps attachés à faire pénétrer cette idée dans l’esprit des peuples. Ils ont compris qu’il y avait là un moyen efficace de faire accepter leur pouvoir ou leur tyrannie. [15]

Aujourd’hui comme toujours, le Pouvoir est exercé par un ensemble d’hommes qui disposent de la « chambre des machines ». Cet ensemble constitue ce qu’on appelle le Pouvoir, et son rapport avec les hommes est un rapport de commandement.

Ce qu’il y a de changé, c’est qu’on a donné au peuple des moyens commodes de changer les principaux participants au Pouvoir. En un certain sens, le Pouvoir s’en trouve affaibli, puisque entre les volontés qui prétendent à diriger la vie sociale, l’électorat peut, à certaines époques, faire son choix.

Mais, en ouvrant à toutes les ambitions la perspective du Pouvoir, ce régime facilite beaucoup son extension. Car, sous l’Ancien Régime, les esprits capables d’exercer une influence, sachant qu’ils n’auraient jamais part au Pouvoir, étaient prompts à dénoncer son moindre empiétement. Tandis qu’à présent, tous sont prétendants, aucun n’a d’intérêt à diminuer une position à laquelle il espère un jour accéder, à paralyser une machine dont il pense user à son tour. [16]

De là vient qu’on trouve dans les cercles politiques de la Société moderne une vaste complicité en faveur de l’extension du Pouvoir.

militaires

Des militaires pour protéger les civils ?

Les socialistes en offrent l’exemple le plus frappant. La doctrine leur enseigne :

L’État n’est pas autre chose qu’une machine d’oppression d’une classe par une autre et cela tout autant dans une république démocratique que dans une monarchie. À travers les innombrables révolutions dont l’Europe a été le théâtre depuis la chute de la féodalité, se développe, se perfectionne et se renforce cet appareil bureaucratique et militaire [17]… Toutes les révolutions antérieures n’ont fait que perfectionner la machine gouvernementale, alors qu’il faut l’abattre, la briser. [18]

Cependant avec quelle faveur ne voient-ils pas grandir cette « machine d’oppression » qu’ils pensent bien moins à « briser » qu’à mettre entre leurs mains. [19]

Et s’élevant avec raison contre la guerre, ils ne voient même pas que son amplification monstrueuse est liée à l’amplification du Pouvoir.

C’est en vain que Proudhon a toute sa vie dénoncé la diversion de la démocratie vers une simple compétition pour l’Imperium.

Cette compétition a donné ses fruits nécessaires : un Pouvoir à la fois étendu et faible.

Mais il n’est pas naturel au Pouvoir d’être faible. Il se trouve des circonstances qui font désirer au peuple lui-même de trouver à sa tête une volonté vigoureuse. Un homme, une équipe, peuvent alors, s’emparant du Pouvoir, employer ses leviers sans timidité.

Ils manifestent son accablante énormité. On croit qu’ils en sont les auteurs. Mais non ! Seulement les usagers abusifs.

Le Minotaure à visage découvert

La « chambre des machines » était constituée, ils ne font que s’en servir. Le géant était debout, ils ne font que lui prêter une âme terrible.

Les serres et les griffes qu’il fait alors sentir ont poussé durant la saison démocratique. Il mobilise la population, mais c’est en période démocratique qu’a été posé le principe de l’obligation militaire. Il capte les richesses mais doit à la démocratie l’appareil fiscal et inquisitorial dont il use. Le plébiscite ne conférerait aucune légitimité au tyran si la volonté générale n’avait été proclamée source suffisante de l’autorité. L’instrument de consolidation qu’est le parti est issu de la compétition pour le Pouvoir. La mise au pas des esprits dès l’enfance a été préparée par le monopole, plus ou moins complet, de l’enseignement. L’appropriation par l’État des moyens de production est préparée dans l’opinion.

La puissance policière même, qui est l’attribut le plus insupportable de la tyrannie, a grandi à l’ombre de la démocratie. [20] C’est à peine si l’Ancien Régime l’a connue. [21]

La démocratie, telle que nous l’avons pratiquée, centralisatrice, réglementeuse et absolutiste, apparaît donc comme la période d’incubation de la tyrannie.

C’est à la faveur de l’innocence apparente qu’elle a prêtée au Pouvoir qu’il a pris l’amplitude dont un despotisme et une guerre sans précédents en Europe nous ont donné la mesure. Qu’on suppose Hitler succédant immédiatement à Marie-Thérèse, croit-on qu’il aurait pu forger tant d’outils modernes de tyrannie ? Ne fallait-il pas qu’il les trouvât préparés ?

À mesure que nos réflexions prennent cette direction, nous apprécions mieux le problème qui se pose à notre Occident.

Nous ne pouvons plus, hélas ! croire qu’en brisant Hitler et son régime, nous frappons le mal à sa source. Dans le même temps, nous formons des plans pour l’après-guerre qui rendraient l’État responsable de tous les sorts individuels, et qui, nécessairement, mettraient aux mains du Pouvoir des moyens adéquats à l’immensité de sa tâche.

Comment ne pas sentir qu’un État qui lierait à lui les hommes par tous les liens des besoins et des sentiments, serait d’autant plus capable de les vouer un jour aux destins guerriers ? Plus grandes les attributions du Pouvoir, plus grands aussi ses moyens matériels pour la guerre; plus manifestes les services par lui rendus, plus prompte l’obéissance à son appel.

Et qui oserait garantir que cet immense appareil d’État ne retombera jamais aux mains d’un gourmand d’empire ? La volonté de puissance n’est-elle pas dans la nature humaine ; et les insignes vertus de commandement nécessaires au maniement d’une machine de plus en plus lourde n’ont-elles pas souvent pour compagnon l’esprit de conquête ?

camps

Le vrai visage du Minotaure.

Le Minotaure est partout

Or il suffit, nous venons de le voir et l’Histoire entière en témoigne, qu’un seul des États tout-puissants de l’avenir trouve un chef qui convertisse les pouvoirs assumés pour le bien social en moyens de guerre, pour que tous les autres soient forcés à la même conduite. Car, plus complète la prise étatique sur les ressources nationales, plus haute, plus soudaine, plus irrésistible, la vague qui peut déferler d’une communauté armée sur une communauté pacifique.

Nous risquons donc, alors que nous abandonnons plus de nous-mêmes à l’État, quelque rassurant que soit son visage d’aujourd’hui, de nourrir la guerre à venir, de faire qu’elle soit à celle-ci, comme celle-ci aux guerres de la Révolution.

Je ne prétends pas ici m’opposer à la croissance du Pouvoir, au gonflement de l’État. Je sais tout ce que les hommes en attendent et combien leur confiance dans le Pouvoir qui viendra est échauffée de toutes les souffrances infligées par le Pouvoir qui disparaît. Ils désirent passionnément une sécurité sociale. Les dirigeants ou ceux qui aspirent à l’être ne doutent point que la science ne les mette en mesure de former les esprits et les corps, d’adapter chaque individu à un alvéole social fait pour lui, et d’assurer par l’interdépendance des services, le bonheur de tous. C’est une tentative qui ne manque pas de grandeur, c’est le couronnement de l’histoire d’Occident.

Si l’on pense qu’il y a peut-être ici trop de confiance et là trop de présomption, que les applications prématurées d’une science incertaine risquent d’être d’une cruauté presque inconnue des barbares, témoin l’expérience raciste, que les erreurs d’aiguillage d’immenses convois humains seront nécessairement catastrophiques, que la disponibilité des masses enfin et l’autorité des chefs nous promettent des conflits dont celui-ci n’est que le présage, faut-il jouer les Jérémie ?

Je ne l’ai pas cru, et mon dessein se borne à rechercher les causes et le mode de croissance du Pouvoir dans la Société.

 

Bertrand de Jouvenel

[1] « Il faut satisfaire les besoins de la population civile dans une mesure assez large pour que le travail qu’elle fournit dans le secteur de la production de guerre n’ait pas à en souffrir », écrivait la Frankfurter Zeitung du 29 décembre 1942. L’intention du journal était libérale ! Il s’agissait de justifier un quantum d’activités de vie. On ne le pouvait qu’en y montrant la condition indispensable des activités de mort. De même en Angleterre, au cours des débats parlementaires répétés, on a réclamé que l’armée rendît des mineurs en invoquant l’utilité capitale de l’extraction houillère pour la guerre.

[2] La formule est du Président Roosevelt.

[3] Dans mon livre « Après la Défaite » publié en novembre 1940, j’ai fait voir comment une direction unique imprimée à toutes les forces même économiques, même intellectuelles, confère au peuple soumis à pareille discipline un avantage immense sur une nation qui n’est pas également « rassemblée ». Ce monolithisme, en des temps monolithiques, devient, hélas, la condition de résistance militaire d’une société.

[4] On fait grand cas de leur rôle à Bouvines, mais plus souvent il en allait comme à Crécy où Froissart les montre tirant les épées à deux milles de l’ennemi en criant : « À la mort ! à la mort ! » pour ensuite fuir précipitamment à la première vue de l’armée.

[5] Cf. A. Caullery : Histoire du Pouvoir royal d’imposer depuis la Féodalité jusqu’à Charles V, Bruxelles, 1879.

[6] D’après les documents publiés par M. Maurice Jusselin : Bibliothèque de l’École des Chartes, 1912, p. 209.

[7] Baldwin Schuyler Terry: The Financing of the Hundred Years War, 1337-1360. Chicago et Londres, 1914.

[8] Sur la richesse de la France au début de la guerre, Froissart : « Adonc était le royaume de France gras, plains et drus, et les gens riches et possessans de grand avoir, et on i savait parler de nulle guerre. »

[9] Accroissement dans une certaine mesure rendu nécessaire par le renchérissement général consécutif à l’afflux des métaux précieux d’Amérique.

[10] « Une maladie nouvelle s’est répandue en Europe : elle a saisi nos princes et leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements et elle devient nécessairement contagieuse car sitôt qu’un État augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs ; de façon qu’on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir si ses peuples étaient en danger d’être exterminés ; et on nomme paix cet état d’effort de tous contre tous. » Esprit des Lois, livre XIII, chap. XVII.

[11] Op. cit.

[12] H. Taine: Les Origines de la France contemporaine, éd in-16, t. X, p. 120-123.

[13] Paul Viollet : Le Roi et ses ministres pendant les trois derniers siècles de la monarchie, Paris, 1912, p. viii.

[14] Karl Marx: Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte.

[15] L. Duguit : L’État, le Droit objectif et la Loi positive, Paris, 1901, t. 1, p. 320.

[16] Cf. Benjamin Constant : « Les hommes de parti, quelques pures que leurs intentions puissent être, répugnent toujours à limiter la souveraineté. Ils se regardent comme ses héritiers, et ménagent, même dans la main de leurs ennemis, leur propriété future. » Cours de Politique constitutionnelle, éd. Laboulaye, Paris 1872, t. 1, p.10.

[17] Engels, dans sa préface de 1891 à la Guerre civile de Marx.

[18] Lénine: L’État et la Révolution, éd. « Humanité », 1925, p. 44.

[19] « Ils se défient, disait encore Constant, de telle ou telle espèce de gouvernement, de telle ou telle classe de gouvernants : mais permettez-leur d’organiser à leur manière l’autorité, souffrez qu’ils la confient à des mandataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez l’étendre. » Benjamin Constant, op. cit.

[20] Cf. A. Ullmann ; La Police, quatrième pouvoir, Paris, 1935.

[21] Dans une société hiérarchisée en effet le policier craint toujours de s’attaquer à des gens de condition. De là, chez lui, une crainte permanente de se mettre dans un mauvais cas, qui l’humilie et le paralyse. Il faut une société nivelée pour que sa fonction le mette au-dessus de tous, et ce gonflement moral aide au gonflement de l’institution.