Démocratie : Anciens, Modernes

La démocratie, pour certains, se veut « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Cette vision correspond à ce que l’on appelle la « liberté des anciens ». Comme le rappelle B. Constant [1] à propos de la liberté : Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Dans cette vision des anciens, la démocratie représentative est délibérative et participative. Elle doit simuler la démocratie directe, seule susceptible de réaliser cette conception.

À cette vision d’une démocratie délibérative et/ou participative s’oppose une démocratie des « modernes » ou « libérale » dont l’objet est principalement de limiter le pouvoir absolu du Prince ou de ceux qui détiennent le monopole de la force sur un territoire donné, ou de les empêcher d’utiliser ce monopole à leur propre profit ou de ceux qui les ont portés au pouvoir : groupes de pression ou électeurs. Pour l’une des conceptions la démocratie est une fin en soi, pour l’autre elle est un moyen pour atteindre un but : la préservation des libertés individuelles et des droits de propriété.

Démocratie

Démocratie & Pouvoir : chères élections.

Démocratie et externalités négatives

La démocratie (représentative ou directe) serait importante dès lors que l’on décide de prendre des décisions qui affectent de manière collective une fraction des citoyens. Supposons que les députés au Parlement votent une loi ou un règlement qui impose un coût à un membre (ou au groupe de membres) et qui bénéficie à un autre membre (ou à un groupe de membres) de la collectivité. Par exemple, les députés décident d’étendre l’impôt sur la fortune à une catégorie particulière de patrimoine — les antiquités et les œuvres d’art —, le produit de cet impôt étant destiné à financer les artistes malchanceux à la retraite.

Ceux qui pensent être parmi les bénéficiaires (les artistes malchanceux) anticipent une externalité positive au sens où ils bénéficient d’une action d’autrui sans avoir eu à en supporter les coûts. En revanche, ceux qui pensent être parmi les victimes de cette redistribution (les antiquaires et détenteurs d’œuvres d’art) anticipent une externalité négative. Si les antiquaires et détenteurs d’œuvres d’art ne sont pas représentés ou mal représentés dans ce processus de décision collective, ils vont souffrir de cette externalité négative (fort heureusement pour les antiquaires et les détenteurs d’œuvres d’art, à l’époque où le débat s’est posé, le Premier ministre avait des parents antiquaires).

Plus les individus anticipent un dommage élevé par suite d’une externalité négative, lors de décisions collectives prises à la majorité, plus ils ont intérêt à être représentés dans ce processus de décision. Plus ils seront représentés, moins on observera, suppose-t-on, d’externalités négatives. L’objet même de la démocratie serait donc de minimiser le coût d’opportunité de ces externalités négatives.

Or, on peut contester l’idée que la démocratie réduit les externalités négatives. Si chaque groupe de pression cherche à utiliser la contrainte publique pour satisfaire ses intérêts, préférences ou idéologies au détriment des autres groupes de pression, cela contraint les groupes pénalisés à consacrer des ressources et à voter ou à se faire représenter au Parlement pour contrer les autres. Cette guerre de tous contre tous multiplie les externalités négatives au lieu de les réduire. Or, une conception à l’ancienne de la démocratie (la démocratie participative et/ou délibérative), en étendant la sphère des décisions publiques à un grand nombre de décisions qui pourraient être privées, multiplie encore davantage les sources possibles d’externalités négatives.

Monopole de la force

Rappelons enfin qu’une entité politique n’est pas une copropriété, ni une ville privée ou une principauté privée. C’est un endroit où s’exerce un monopole territorial de la force, dont l’usage est mis dans les mains d’un petit nombre de personnes : monarques et leurs familles, oligarques, dictateurs, bandes de malfaiteurs organisés ou, comme dans notre démocratie, une petite élite composée d’hommes, plutôt âgés, bardés de diplômes et fonctionnaires ou assimilés. [2]

Dans un tel cadre, les externalités négatives peuvent être beaucoup plus graves et illimitées que dans un système de propriété privée, car c’est le propre d’un monopole de la coercition que de pouvoir les rendre illimitées et d’une gravité exceptionnelle si tel est le désir de ceux qui en ont l’usage exclusif, même pour une période déterminée. D’où l’importance de savoir dans quelles mains est mis l’usage de ce monopole.

La question de la légitimité du groupe de personnes (et non de sa représentativité) qui peut mettre en œuvre la contrainte publique devient alors cruciale. On retombe sur la conception moderne de la démocratie comme moyen de limiter le pouvoir absolu des princes ou de ceux qui nous gouvernent et pour empêcher que l’on n’utilise ce processus de décision collective comme un moyen de prédation envers les politiquement faibles.

 

Bertrand Lemennicier, in « La morale face à l’économie »

[1] Constant Benjamin, 1819, La liberté des anciens et des modernes, Discours prononcé à l’Athénée Royal.

[2] Du Cray P.-E. et Lemennicier B. 2005, « Does Non-Representativeness of Our Representatives at The National Assembly Matter? », Annual Meeting of the European Public Choice Society (EPCS), 31 March–3 April 2005, University of Dhuram, St Aidan’s College.