« Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. » – Denis Diderot, L’Encyclopédie, 1751

Contre tous les pouvoirs

Le mot « libéralisme » est apparu en 1818 sous la plume de Maine de Biran, mais les idées sous-jacentes sont infiniment plus anciennes : souveraineté de l’individu, d’où découle le principe de non-agression, et existence d’un ordre naturel auquel tous doivent se conformer, y compris les puissants.

Par leur nature même, ces idées ne peuvent être mises en application que dans un combat permanent contre tous les pouvoirs. Si l’histoire de la formation des idées est relativement linéaire, celle de leur mise en œuvre est une suite de fragiles compromis temporaires et locaux entre ceux qui font confiance aux individus pour s’organiser en une société harmonieuse et ceux qui croient à la nécessité d’un pouvoir autoritaire. Combat inégal puisque les libéraux s’interdisent d’agir autrement que par le verbe, alors que leurs opposants s’autorisent à recourir à la contrainte. Les idées libérales ont beau fleurir, elles ne sont que rarement et partiellement mises en application, et des périodes de régression succèdent souvent à des épisodes de progrès des libertés.

Nuage

Des idées vieilles comme le monde. Nuage des mots.

L’idée que chaque individu possède des droits antérieurs à la société apparaît avec le Taoïsme de Lao Tseu dès le VIe siècle avant JC. En appliquant le principe du wu-weï ou « non-agir » au pouvoir politique, les philosophes chinois érigent la non-intervention en principe idéal de gouvernement. Vingt-trois siècles plus tard, dans l’Europe du XVIIe siècle, les Physiocrates, qui étaient sinophiles, reprendront ce principe de « laissez-faire » : « Ce que doit faire le politique est donc de s’abandonner au cours de la nature et au cours du commerce… sans prétendre le diriger. » (Turgot).

En interdisant aux pouvoirs d’intervenir dans la sphère de souveraineté des individus, qu’il s’agisse de leur vie privée, de leurs opinions, notamment religieuses, ou dans leurs activités économiques, ces principes fondent la notion de gouvernement limité qui est au cœur du libéralisme classique et avait déjà inspiré la Charte des Libertés de 1150, ou la Magna Carta arrachée en 1215 à Jean sans Terre par les barons anglais.

Ordre spontané

Entre-temps, les Grecs avaient inventé l’idée que les dirigeants ne tiennent leur pouvoir que du libre consentement des citoyens. Puis les Romains inventent le droit écrit qui s’applique uniformément à tous et dans toutes les situations, ce que, au premier siècle avant JC, Cicéron appelle « une seule loi éternelle et invariable, valide pour toutes les nations et en tout temps », et que, au IIe siècle, Marc Aurèle nomme « un État juridique fondé sur l’égalité des droits, donnant à tous un droit égal à la parole, et une royauté qui respecterait avant tout la liberté des sujets. » Mais aussi bien dans la République romaine que dans la Cité grecque, la citoyenneté reste un privilège. Ce sera un des apports du christianisme de dire que tous les êtres humains sont égaux et ont les mêmes droits.

C’est également dans le Taoïsme qu’on trouve la conviction qu’un ordre naturel s’instaure spontanément quand les êtres humains sont laissés libres d’agir : « Le bon ordre apparaît spontanément lorsque les choses sont laissées à elles-mêmes. » (Zhuangzi). En même temps que le principe de laissez-faire, les Physiocrates et leurs successeurs reprendront cette idée d’ordre spontané, déclinée depuis Grotius au XVIe siècle jusqu’à Hayek au XXe.

Alliance des pouvoirs temporel et spirituels

Mais ces principes de liberté ne sont que rarement respectés. Sauf quelques épisodes brefs et localisés, une multitude de seigneurs locaux exercent un pouvoir le plus souvent quasi-absolu, et se battent entre eux pour l’exercer. Ils trouvent un allié dans la religion, qui les aide à faire accepter leur pouvoir en les présentant comme les mandataires de Dieu sur Terre. Malgré l’exhortation de Jésus, « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », l’alliance des pouvoirs temporel et spirituels étouffe pendant longtemps toute tentative d’évoluer vers une organisation libérale, voire de la proposer.

Le libéralisme religieux se fait jour avec la Renaissance et la Réforme. Initialement, il ne conteste pas le pouvoir temporel, mais demande aux rois de ne pas se mêler de religion. Un siècle avant la Révolution Française, John Locke est le premier à proposer une doctrine libérale unifiée, où liberté politique et liberté religieuse sont présentées comme dérivant du même principe philosophique de souveraineté de l’individu sur lui-même, fondant ainsi la monarchie constitutionnelle que vont théoriser les philosophes des Lumières.

L’argent entre les mains du peuple

Il va alors de soi que les actes économiques ne sont qu’un des domaines auxquels doivent être appliqués les mêmes principes libéraux. Jusque-là, des penseurs ont abordé des questions morales isolées comme la légitimité du prêt à intérêt où la question du « juste prix ». Pour Thomas d’Aquin (XIIIe siècle), seul Dieu peut connaître le juste prix des choses, et les humains doivent se contenter du prix qui réalise le meilleur compromis entre les intérêts divergents du vendeur et de l’acheteur, autrement dit le prix de marché. Au XIVe siècle, Oresme condamne les manipulations de la monnaie par l’État. Toutes ces idées sont développées aux XVe et XVIe siècles par les Jésuites de l’École de Salamanque.

Au XVIIe siècle, Vauban supplie Louis XIV de se contenter d’un impôt uniforme de 10% sur tous les revenus, affirmant que « l’argent le mieux employé est celui qui demeure entre les mains du peuple ». Les famines du XVIIIe siècle conduisent d’autres penseurs à conclure avec Boisguilbert, Quesnay, Vincent de Gournay et Turgot, que les mécanismes naturels de fixation des prix créent les incitations à corriger la situation, et que toute intervention du pouvoir pour empêcher la « spéculation » ne peut qu’aggraver le problème.

Appliquer les Lumières

Les grands synthétiseurs du XVIIIe siècle, au premier rang desquels Turgot, Smith et Say, ne feront que rassembler, ordonner et prolonger toutes ces idées, faisant de l’économie une discipline distincte, mais dont l’objectif reste de comprendre l’ordre naturel, pas de le remettre en cause. Leur libéralisme en économie, qui dominera tout le XIXe siècle, est une application du libéralisme philosophique des Lumières. En même temps, leur analyse du fonctionnement de l’ordre naturel confirme la nécessité, prônée par le libéralisme politique, de limiter les pouvoirs de l’État. Ce n’est guère qu’au début du XXe siècle que les économistes poseront l’intervention de l’État en principe et se mettront à son service pour lui en donner les moyens, avec les résultats qu’on constate.

Couverture de Libres !

 

Gérard Dréan, in Libres !, 2012