Être de droite
On m’accusait encore récemment d’être de droite ce qui, vous en conviendrez, est à la fois très drôle et très con parce que, tout d’abord, il n’y a rien que je méprise plus que la droite si ce n’est la gauche et ensuite, parce qu’il me semble parfaitement débile (oui : débile !) d’accuser qui que ce soit dans le domaine des opinions.
Déjà le choix du verbe est significatif : on accuse d’un délit ou d’un crime, pas d’une opinion politique à moins de soutenir qu’il est des choix qui sont légaux et d’autres qui sont illégaux. Je sais bien que dans certains pays il est illégal d’être d’extrême droite, mais je n’y prêterai attention que le jour où il en sera de même pour l’extrême-gauche. Et encore : ce jour-là je m’exprimerai contre l’interdiction tant il est vrai que les opinions, même les plus crasses, ne se combattent pas par des lois mais par l’argumentation.
Bref, accuser quelqu’un d’un choix politique est absurde et pour tout dire totalitaire. C’est paradoxal, vous ne trouvez pas ? Imposer la tolérance par la loi pour s’assurer ensuite que l’individu a fait le « bon » choix ? Ensuite, à supposer que j’accepte le verbe, pourquoi le fait d’être de droite serait-il condamnable ? Je le répète : je ne suis pas de droite, pas plus que je ne suis de gauche ou d’ailleurs, tout simplement parce que ça ne m’intéresse pas.
Mais il me semble légitime, pour le coup, de s’intéresser à ce qui offre une légitimité à celui ou celle qui s’arroge le droit d’accuser.
camp du bien ?
La question n’est donc pas « de la gauche ou de la droite : quel est le camp du bien ?, » ça on en parlera un autre jour, vous verrez : ce sera drôle ! mais de quel processus mental est issue la légitimité de celui (ou de celle, je ne suis pas sexiste) qui porte jugement. La question est : « de ton opinion ou de la mienne, laquelle est licite ? » et son corollaire : « qu’est-ce qui confère une légitimité à une opinion plutôt qu’à une autre ? »
Autant vous le dire maintenant : je ne crois pas que cette légitimité existe. Je crois même qu’envisager qu’elle puisse exister est un symptôme très précis d’un esprit totalitaire, sectaire et suprématiste – en tous cas un esprit borné qui aime aussi borner le monde et les individus, quitte à se berner. Ceci dit, ne criez pas trop vite « victoire« , amis libéraux ou libertariens car bien souvent vous êtes les mêmes ou en tout cas vous vous en rapprochez quand vos diatribes véhémentes s’apparentent plus à l’anathème qu’à la libre expression de vos choix philosophiques.
En ce sens, il est important de comprendre qu’il est parfaitement possible de vomir le gauchiste sans pour autant l’accuser en se limitant à la déconstruction de cette doctrine qui serait simplement risible si elle n’avait pas envoyé ad patres plus de 100 millions d’individus. Par ailleurs, il est tout à fait fondamental de démonter le corporatisme et le capitalisme de connivence, historiquement de droite, sans pour autant l’accuser non plus puisqu’il y a largement assez de place pour tous les naïfs sur le spectre politique classique.
Non, il faut démonter les fondements, ce qui peut être douloureux, mais en aucun cas accuser. Aucune opinion ne mérite cela, au contraire des actes mais vous admettrez que ce n’est pas le sujet.
relation de domination
Il est bien sûr dérisoire de prétendre annihiler ces raccourcis qui affectent la vie intellectuelle et sous le régime desquels nous autres libéraux-libertariens nous trouvons invariablement. Et il serait malhonnête de vouloir réduire l’accusation à un mouvement d’humeur d’esprits structuralistes offensant notre « moi« , bien que je compatisse infiniment à l’observation des frustrations du pékin moyen qui n’a plus que l’accusation comme seul exutoire.
Non, il faut poser ici que c’est un héritage humaniste qui a largement configuré les grandes catégories des normes sociales parmi lesquelles la légitimité tient la place centrale. Vous doutez ? Tenez, je vous donne un exemple : « mais enfin Maurice (le prénom a été changé) : tu ne peux pas penser ça. » Le cher Maurice ne peut pas, le cher Maurice est passible d’accusation s’il devait persister, le cher Maurice est un être abject et ne me dites pas que vous n’avez jamais été dans le rôle du cher Maurice, même si vous vous prénommez Priscilla : je ne vous croirais pas.
Par un effet d’amalgame assez prévisible, c’est une relation de domination qui a pris le relais de l’argumentation et il n’y a pas lieu d’être surpris que la légitimité de l’accusation (et donc aussi de l’accusateur) naisse d’une violence symbolique à l’extrême-opposé d’un accord raisonné des consciences, sinon des valeurs, des individus concernés. En d’autres termes l’accusateur rend en son propre nom des jugements de légitimité dont les prémisses ont l’avantage de concentrer n’importe quelle valeur pour autant qu’elle satisfasse l’ego de l’individu en question.
soumettre les individus
Alors bien évidemment, de nombreux auteurs se sont acharnés à définir le concept de légitimité, mais ils se sont en général limités à l’évidence : la légitimité du pouvoir. Ce n’est pas mon propos aujourd’hui, même si on pourrait sans nul doute établir un lien entre « légitimité d’une idée » et « légitimité d’un pouvoir » puisque ce dernier est issu d’une idée. À ce sujet, vous me ferez le plaisir de lire Weber et Habermas, un peu de Bourdieu et beaucoup de Boltanski et après vous vous débrouillez. Le seul lien que je retiendrai ici sera celui qui découle de la sociologie de l’autorité, c’est-à-dire quand la légitimité est englobée dans une dimension politique ou encore quand la légitimité de l’idée est concordante avec la légitimité politique.
Tenez, je vous donne un exemple : « mais enfin Maurice, tu ne peux pas critiquer le réchauffement climatique, c’est un fait unanimement accepté, les gouvernements y consacrent des efforts gigantesques ! » On voit bien que la légitimité s’inscrit dans un espace formel (au sens de « formalisé« , par des lois ou par des normes sociales) hors duquel l’idée exprimée n’aurait aucun sens. C’est donc cet espace qui apporte la légitimité de l’idée même de l’interdiction d’opinion.
Attention, je rappelle aux plus distraits d’entre vous (ou aux plus rabiques et sectaires, ce qui peut revenir au même) qu’il n’est pas question ici de débattre de la valeur ou de la pertinence de l’idée ou de l’opinion dont il est question : le réchauffement climatique est, dans ce contexte, totalement accessoire et pour tout vous dire : je m’en balec ! Là où je songe sérieusement à laisser mes gonades en paix c’est quand il s’agit de qualifier de salopard totalitaire l’individu qui s’arroge le droit de d’interdire à mon ami Maurice d’exprimer une opinion de par le simple fait que la sienne n’est pas légitime.
En d’autres termes, celui ou celle qui interdit légitimement entend soumettre les individus d’un groupe social défini (commune, ville, nation, État, club échangiste : peu importe) aux normes propres à ce groupe, bref à contrôler les opinions, les croyances, les comportements de ceux qui appartiennent à cette communauté sans pour autant que ces individus aient exprimé l’acceptation de ces normes.
ni légitime ni illégitime
Alors bien sûr, vous me direz que chacun peut, en général, juger qu’une idée est bonne ou mauvaise mais je vous claquerais alors volontiers le museau en rétorquant qu’il s’agit d’un jugement relatif car fondé sur ses propres affects (et là si vous ne comprenez pas, vous me ferez le plaisir de relire Freud ou si vous êtes, comme je le pressens des flemmards, vous irez sur Wikipédia). Il n’y a en réalité dans l’expression d’une idée légitime aucune autonomie mentale, rien, nada, zobi ! Car la légitimité de l’idée prend ses racines dans nos objets de désirs ou de phobies, donc entièrement dans l’orbite de notre vie affective à partir desquelles se forment nos principes de valorisation.
La légitimité d’une idée est donc la manifestation de ce qui est favorable ou opposé à la conservation de notre être et tout qui aurait l’outrecuidance d’émettre une opinion critique à l’égard de cette idée est ipso facto passible d’accusation, car il s’attaque à l’être qu’il a en face de lui. Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que la légitimité d’une idée n’existe, pour la simple raison qu’elle est impossible dans la mesure où les concepts sont issus de deux classes différentes que l’on accole arbitrairement. Tout comme Comte-Sponville disait que le capitalisme n’était ni moral ni amoral parce que ces concepts appartiennent à des classes différentes, j’affirme qu’une idée ne peut pas être légitime ou illégitime parce qu’il s’agit de concepts de classes différentes.
Tenez, je vais vous donner un exemple : « mais Maurice, elle chante trop bien cette tomate, elle a un groove alphabétique ! » Absurde, non ? Alors pourquoi admettre qu’il en soit autrement pour les idées ? Serait-ce à force de dénigrer, avilir, mépriser la mécanique psychique humaine ? Je veux bien admettre que Freud soit emmerdant, que Lacan vous gonfle et que tous ceux qui les ont suivis sont abscons mais il ne faut tout de même pas sombrer dans le déni de réalité : nous, humains, avons une psyché, c’est-à-dire une somme impressionnante des manifestations conscientes et inconscientes de notre personnalité et notre intellect. Ce n’est pas rien !
plus humain que l’accusateur
Parce que quand un quidam accuse votre serviteur d’être de droite, il y a très au-delà de la bêtise ainsi exprimée une accusation qui se fonde sur l’illégitimité d’être droite dans la mesure où l’accusateur assouvit ainsi son désir d’être bon, d’apparaître dans le vrai et le juste ce qui n’est possible que dans le champ politique de gauche, puisqu’il faut bien rester sur le spectre. Le quidam accuse parce que l’autre perdrait son identité s’il se contentait de constater dans l’optique de débattre objectivement, ce qui lui est impossible – on ne se suicide que rarement.
C’est pourquoi il est vain de s’épuiser à expliquer que l’on n’est ni de gauche ni de droite, ni homophobe ni homophile, ni Jacob ni Delafon parce qu’il faudrait, en amont, évacuer le critère de la légitimité, mais c’est probablement trop demander. Ce qu’il y a de fondamentalement ignoble dans ce fait d’accuser, c’est le rapport devenu institutionnel (je rappelle que le CSA a récemment été saisi à la suite d’une banale diatribe de l’ineffable Jean-Claude Van Damme : entre le licite et l’illicite, entre l’idée reçue et l’opinion inadmissible. Ce rapport implique dans tous les cas de renoncer à vivre ex suo ingenio ou sui juris (pour ceux qui préfèreraient Spinoza). Sauf bien sûr à avoir le cuir fort épais et, en dernière analyse, être beaucoup plus humain que l’accusateur qui, lui, se contente d’être humaniste.
Car voyez-vous, autant votre serviteur est une bonne pâte et passe généralement pour un individu affable, gentil et généreux, autant son affect de colère contre toute institutionnalisation de la légitimité est intense et suffisamment partagé par ses frères et sœurs en libéralisme pour affirmer haut-et-fort qu’il n’est ni de droite ni de gauche, non pas parce que ce n’est pas le cas, mais parce que si ça l’était ce n’est pas de cette accusation dont il conviendrait de se laver, mais bien des raisons qui autoriseraient un quidam à porter l’accusation.
Nord
PS : On me reproche parfois la longueur de mes phrases. Je voudrais mettre les choses au point, histoire de ne laisser subsister aucun doute à ce sujet : vos critiques, je m’en balec !