Suite politique, et début de prospective, de ce texte, publié en 1998. Vingt ans après, pas sûr qu’il ait pris tant de rides…

Dans l’article précédent, l’auteur montrait comment le libéralisme avait, tout au long du siècle dernier, peu à peu fait place à la social-démocratie, y compris à l’Est.

Vers l’État-providence

Les régimes d’Europe de l’Est, en particulier ceux d’Allemagne de l’Est, de Pologne, de la République tchèque, la Slovaquie, de Hongrie et ceux des pays baltes, sont en bonne voie vers l’État-providence occidental. Bien que les problèmes de transition liés à la baisse de la production et au chômage de masse aient partout pris des proportions dramatiques, et que le transfert de l’État-providence d’Ouest en Est ait imposé un fardeau supplémentaire aux économies occidentales déjà stagnantes, la probabilité que les gouvernements des deux bords atteignent leurs objectifs doit être évaluée comme haute.

En raison de la privatisation partielle et de l’élimination de la plupart des contrôles de prix, la performance économique de l’Europe de l’Est va finir par s’améliorer au-delà de son apparence désespérée. Cette reprise, à son tour, doit également apporter sa contrepartie à l’Occident sous la forme d’une intégration économique accrue : un élargissement des marchés, une systématisation et une intensification de la division du travail, et donc un volume croissant d’un commerce international mutuellement bénéfique.

Néanmoins, deux problèmes fondamentaux demeurent. Premièrement, même si la stratégie de réforme vers l’État-providence actuellement poursuivie est menée avec succès, elle ne peut répondre à la demande populaire d’amélioration économique rapide et régulière. En raison de l’approche graduelle et de l’ampleur limitée de la privatisation, le processus de redressement à l’Est sera beaucoup plus lent et plus douloureux qu’il pourrait l’être.

motivation

L’Union européenne, quelle solidité réelle ?

En outre, vu que la taille moyenne des gouvernements dans l’Europe unie émergente sera plus grande que c’est le cas actuellement dans la seule Europe occidentale, les économies occidentales ne seront que provisoirement stimulées et la reprise économique et l’expansionnisme seront bientôt remplacés par la stagnation en Occident et – à un niveau toujours inférieur – à l’Est.

Ensuite, tout le processus de réforme pourrait encore dérailler, [NdT Rappel, nous sommes en 1998] et la « ruse de la raison » pourrait bien produire une renaissance du libéralisme classique. Car, comme conséquence involontaire de l’arrêt de l’immigration occidentale et de la réforme vers l’État-providence choisie par les gouvernements de l’Est, la probabilité de sécession s’est accrue. Si la migration est empêchée et s’il y a peu ou pas d’espoir de réformes nationales conduisant à des améliorations rapides, ou si ces réformes et améliorations économiques sont trop éloignées des attentes populaires, la seule autre échappatoire à la privation économique serait la sécession.

Sécession ?

En effet, avec l’effondrement du communisme et le début de la transformation vers l’État-providence de l’Europe de l’Est, tous les mouvements sécessionnistes de l’Europe de l’Est vinrent sur le devant de la scène. La Yougoslavie s’est déjà désintégrée en une mosaïque de diverses composantes nationales. L’Union Soviétique n’existe plus. La demande d’indépendance nationale, même pour une indépendance vis-à-vis des nations nouvellement indépendantes, gagne partout en popularité. Pour la première fois depuis de nombreux siècles d’histoire de l’Europe, la tendance apparemment irréversible vers de plus grands territoires et un plus petit nombre de gouvernements indépendants semble être sur au stade d’un renversement systématique.

Yougoslavie

« L’existence même de la Yougoslavie (« pays des Slaves du Sud », en serbo-croate) entre 1945 et 1992, est un mystère pour nous. »

Ancienne Europe

Certes, sur le flanc sud-est de l’Europe, il y eut la désintégration progressive de l’Empire Ottoman, depuis le sommet de sa puissance au XVIe siècle, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale et l’établissement de la Turquie moderne. En Europe centrale, l’Empire des Habsbourg fut progressivement démantelé, de son expansion la plus grande, sous Charles V au XVIe siècle, jusqu’à sa disparition en 1918 avec la fondation de l’Autriche moderne. Pourtant la tendance dominante en Europe a été dans la direction opposée. Jusqu’à très récemment, l’Europe comptait une trentaine de pays. Pourtant, au début de ce millénaire, elle se composait de plusieurs centaines, voire de milliers de territoires indépendants. Et pendant longtemps entre les deux, un des thèmes dominants de l’Europe fut celui de l’expansion territoriale et de la concentration accrue des gouvernements.

1500

Carte de la zone qui correspond à l’Allemagne et la Suisse actuelles, vers l’an 1500.

Par exemple, d’innombrables petits territoires et gouvernements indépendants furent éliminés avant l’émergence de la France dans sa taille et sa forme modernes à la fin du XVIe siècle, et en Angleterre pendant la seconde moitié du XVIIe siècle. Les développements en Russie furent semblables, où l’extension actuelle fut atteinte seulement pendant la première moitié du XIXe siècle. En Italie et en Allemagne, où l’anarchie politique des pouvoirs décentralisés était particulièrement prononcée, le processus de centralisation prit fin il n’y a qu’un peu plus de cent ans. [1]

Mouvements sécessionnistes

Il est donc naturel que les mouvements sécessionnistes en Europe de l’Est et le renversement de la tendance à la centralisation apparaissent comme des menaces mortelles pour tous les gouvernements centraux. Mais ce n’est qu’un autre témoignage de l’éclipse du libéralisme classique. Et en même temps il atteste du fait que l’histoire est typiquement écrite par ses vainqueurs, et de leurs pouvoirs de contrôle idéologique envers le mouvement sécessionniste, perçu comme atavique par de grandes parties du grand public et l’écrasante majorité des intellectuels de l’Ouest et de l’Est ; et où même parmi les partisans des mouvements, beaucoup n’acceptent l’idée que par opportunisme, comme politiquement inévitable, plutôt que par principe. La sécession n’est-elle pas contraire à l’intégration économique ? La consolidation territoriale créée par la concentration du pouvoir gouvernemental n’a-t-elle pas été une cause décisive de la montée de l’Occident capitaliste en général et de la révolution industrielle en particulier ? Et la sécession n’est-elle pas un recul par rapport à l’objectif du progrès économique ?

Régions

L’Europe de demain ?

Comme le reconnaît le libéralisme classique, du point de vue de la théorie économique, chacune des ces questions doit être catégoriquement démentie. En particulier, l’interprétation de l’histoire telle qu’impliquée par la deuxième question (consolidation territoriale) doit être rejetée comme une auto-propagande pro-étatique, incompatible à la fois avec la théorie et l’histoire. La sécession, c’est-à-dire la désintégration politique, est toujours compatible avec l’intégration économique. Cependant, l’expansion territoriale d’un pouvoir gouvernemental – l’intégration politique – peut ou pas favoriser le développement économique. De plus, dans les circonstances données, la sécession doit être considérée comme le seul moyen de faire progresser l’intégration économique et la prospérité bien au-delà des maigres résultats qu’on peut attendre du train de réforme en cours.

À suivre…

 

Hans-Hermann Hoppe

[1] Par exemple, l’Allemagne, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, comprenait 234 pays indépendants, 51 villes libres et environ 1.500 manoirs chevaliers indépendants. Au début du XIXe siècle, le nombre de territoires indépendants était tombé à moins de 50.