Suite économique de ce texte, publié en 1998. Vingt ans après, pas sûr qu’il ait pris tant de rides…

Dans l’article précédent, l’auteur rappelle la réaction de l’Occident à l’immigration en provenance de l’Est.

Sortie de Guerres

Dans toute l’Europe occidentale, l’entre-deux-guerres fut marqué par la stagnation économique provoquée par l’expansion de la monnaie et du crédit, la désintégration monétaire (la destruction de l’étalon-or au début des années 1930), le protectionnisme accru, la cartellisation des entreprises, la réglementation du travail, les investissements sociaux et la croissance du secteur public. [1] La Seconde Guerre mondiale accéléra encore cette tendance, entraînant une destruction à grande échelle et des millions de morts, et laissant l’Europe occidentale gravement appauvrie.

stagnation

Un exemple : défilé, grève contre la faim dans le Nord, 1933.

L’Italie était pour l’essentiel encore un pays du tiers monde, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à peine touchée par la révolution industrielle, et terriblement pauvre. Alors que sa population avait légèrement augmenté dans la période d’entre deux guerres mondiales, les conditions économiques désespérées de l’Italie avaient produit un flux constant d’émigration outre-mer (surtout vers les Amériques). En 1946, son PNB était de 40% inférieur à celui de 1938 et il était retourné à son niveau d’avant la Première Guerre mondiale. Les salaires en termes constants avaient chuté à environ 30% de leur valeur de 1913.

Bien que plus industrialisée et plus riche que l’Italie, la France restait une société rurale. Pendant un demi-siècle, sa population a stagné en nombre et, au cours des années 1930, elle a même légèrement diminué, réduisant l’ampleur de la division du travail. La moitié de la population vivait dans de petites communes rurales et près d’un tiers de la population active travaillait dans l’agriculture, principalement dans de petites fermes à chevaux et charrettes. En 1946, le PNB de la France était tombé à la moitié de son niveau d’avant 1938.

L’Allemagne, la plus industrialisée des trois grands continentaux avant la Première Guerre mondiale, renforça sa position pendant l’entre-deux-guerres. Pourtant, l’Allemagne fut dévastée par l’hyperinflation au début des années 1920 et par la Grande Dépression ([NdT : en 1929 et après]). Durant toute cette période et jusqu’à la seconde moitié des années 1930, lorsque le problème fut bureaucratiquement résolu par la mise en place d’une économie dirigée, l’Allemagne souffrit d’un grave problème de chômage (atteignant plus de 40% en 1932). Sa population stagna et, jusqu’en 1938, les revenus réels n’avaient pas encore atteint leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale. En 1946, au milieu d’une destruction physique massive (25% des logements avaient été détruits) et avec un quart de la population active employée à la production agricole, le PNB était tombé à moins d’un tiers de son niveau de 1938. Plus de la moitié de la population était sous-alimentée et l’Allemagne était retournée à une économie de troc.

Rétablissement

Le rétablissement rapide de l’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale et, après trois décennies de stagnation, son retour aux conditions de croissance économique dynamique d’avant la Première Guerre mondiale (augmentation des populations combinée à celle du revenu par habitant) furent le résultat d’un retournement déterminant des politiques économiques. L’entre-deux-guerres, façonné par les idées socialistes, fascistes et corporatistes internationales et nationales, vit une expansion constante de la mainmise gouvernementale sur l’économie – une nationalisation sourde mais croissante des droits de propriété privée. Mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest vaincues, et avec la fondation de la Vème République en France, les idées d’avant la Première Guerre mondiale sur la monnaie saine (le standard or), l’intégration monétaire, le libre commerce, la déréglementation, la liberté contractuelle et la croissance du secteur privé (pas du secteur public) retrouvèrent temporairement une influence dominante sur le sens de la politique économique, et des étapes significatives vers la dénationalisation, c’est-à-dire la re-privatisation, furent franchies.

Rueff

Jacques Rueff avec Ludwig von Mises.

En Italie, ce retour aux politiques économiques libérales fut initié par Luigi Einaudi (1874-1961), qui était gouverneur de la Banque d’Italie (1945), vice-premier ministre et ministre du budget (1947) et premier président de la nouvelle République d’Italie (1948-1955) ; en Allemagne, par Ludwig Erhard (1897-1977), directeur économique des zones occupées américaines et britanniques (1948), ministre de l’économie de la nouvelle République fédérale d’Allemagne (1949-1963) et chancelier (1963-1966) ; et en France par Jacques Rueff (1896-1978), président de la Commission économique, et conseiller économique en chef du président Charles de Gaulle. Chacun était un économiste professionnel qui avait reçu sa formation durant l’ère économique pré-keynésienne. Chacun fut directement ou indirectement influencé par l’école d’économie viennoise (dite autrichienne) (et surtout par Ludwig von Mises). Comme virulents critiques des doctrines de l’inflationnisme et de l’investissement socialisé, même après l’avènement de la nouvelle ère économique, ils réduisirent ou stoppèrent l’inflation, réduisirent ou éliminèrent les contrôles de devises existants et créèrent la lire, le deutsche mark et le franc comme monnaies saines. Ils levèrent ou assouplirent les droits de douane et les quotas pour ouvrir leurs pays à la concurrence mondiale et éliminèrent ou réduisirent les contrôles des prix, éliminèrent ou baissèrent les barrières à la libre entrée et réduisirent les taxes et les dépenses publiques pour promouvoir la production, la concurrence et la croissance du secteur privé.

Etat-providence

Alors que ces politiques créaient un miracle économique dans l’Europe occidentale d’après-guerre et transformaient l’Italie, la France et l’Allemagne en sociétés modernes et industrialisées, avec des forces de travail en expansion et des revenus par habitant en constante augmentation, [2] les idées libérales qui les avaient inspirées ne restèrent pas en vogue bien longtemps. Après la réduction réussie de la taille des bureaucraties d’Europe occidentale, l’inclination naturelle de tous les gouvernements et de leurs élus envers des recettes fiscales plus élevées, des dépenses plus élevées et un contrôle économique accru s’est immédiatement réveillée et, entre les milieux des années 1960 et 1970, la direction de la politique économique changea une fois encore. Contraints par des élections démocratiques et multipartites, les gouvernements d’Europe de l’Ouest s’engagèrent dans une politique de hausse des taxes et de création de monnaie fiduciaire, pour renforcer une législation favorable aux groupes d’intérêts ; et l’Europe occidentale renoua donc avec les politiques d’augmentation (plutôt que de diminution) de l’ingérence publique dans la propriété privée, les droits de propriété privée et l’échange sur le marché libre, qui l’avaient si gravement dévastée entre les deux guerres. [3]

Inflation

Historique comparatif de l’inflation en France et aux États-Unis entre 1900 et 1970.

En échange du vote socialo-égalitaire, les gouvernements augmentèrent régulièrement les dépenses pour leurs programmes de protection sociale et de protection du travail. En échange du vote conservateur, les réglementations commerciales et les lois sur la protection des entreprises proliférèrent. Parallèlement à ces mesures, à partir du traité de Rome de 1957, la politique d’intégration économique de l’Europe occidentale et la création de la Communauté européenne (CE) furent utilisées par les États membres (initialement six et à ce jour [NdT 1998] douze pays) pour coordonner et harmoniser la structure de leur fiscalité, réglementation et protection sociale à un niveau toujours plus élevé, afin d’éliminer toute raison économique aux mouvements de population et de capitaux intra-Europe occidentale (tout en levant toutes les restrictions physiques à ces mouvements, tels que les contrôles aux frontières).

Stagnation

En conséquence, dans les années 1980, les dépenses publiques totales avaient généralement augmenté jusqu’à atteindre quelques 50% du PNB (contre environ 30%), plutôt que de baisser comme au début de la Seconde Guerre mondiale. Facilité par l’abolition des derniers vestiges du standard-or en 1971, les taux d’inflation de l’Europe de l’Ouest au cours des années 1970 et 1980 furent généralement plus du double de ceux des années 1950 et 1960. Cela n’ayant pas été prévu, la hausse du taux d’inflation engendra quelques phases de prospérité illusoire. Pourtant, ces booms, fondés sur le papier-monnaie, aboutirent inévitablement à des récessions ou crises de rééquilibrage. Une fois les taux d’inflation anticipés, ils produisirent une simple stagflation. Les taux de croissance annuels tombèrent d’une moyenne d’environ 5% sur les années 1950 et 1960 à environ la moitié durant les années 1970, quand les années 80 furent marquées par une stagnation ou par des taux de croissance négatifs. Les taux de chômage, qui étaient soit extrêmement bas, soit en baisse pendant les années 1950 et 1960, augmentèrent régulièrement dans les années 1970 et atteignirent un plateau apparemment plus stable, autour en moyenne de 10% pendant les années 80.

Chômage

Les chiffres de quarante ans de chômage en Europe, selon l’OCDE.

Au lieu d’augmenter comme auparavant, l’emploi total stagna ou même diminua. Les migrations intra-occidentales (généralement du Sud vers le Nord) qui avaient continuellement augmenté au cours des deux décennies précédentes, se sont arrêtées dans les années 1970 ; et pendant les années 1980, le nombre de Gastarbeiter [NdT : travailleurs étrangers] sud-européens diminua. Simultanément, le taux social de préférence temporelle (le degré de préférence de la société pour une consommation immédiate au lieu d’une consommation future et de l’épargne) a considérablement augmenté. Malgré des niveaux de vie initialement bas (mais des revenus en hausse), les taux d’épargne en Europe occidentale, et en particulier en Italie, en Allemagne et en France, étaient exceptionnellement élevés (atteignant ou dépassant 20% du revenu personnel disponible, seulement derrière le Japon). De 1970 à 1990, bien que les niveaux de vie aient été beaucoup plus élevés (mais avec des revenus réels stagnant), les taux d’épargne dans toute l’Europe occidentale (à l’exception de la Suisse) connurent une baisse significative.

À suivre…

 

Hans-Hermann Hoppe

[1] En 1938, dans tous les principaux pays (Allemagne, Royaume-Uni, France et Italie) les dépenses publiques en pourcentage du PNB avaient plus que doublé face à leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale (d’environ 15% à quelques 30% à 40%).

[2] Au début des années 1970s, l’emploi agricole avait décliné à 15% en Italie, 13% en France, et à 7% en Allemagne de l’Ouest ; et le revenu par habitant, jusqu’à fin des années 1960s, croissait de quelques 5% par an en moyenne. 

[3] En Italie, les dépenses publiques totales en pourcentage du PNB étaient de 35% en 1938 et d’environ 40% en 1947. De là, elles diminuèrent continuellement jusqu’à la fin des années 1950, pour tomber en dessous de 30%. Elles recommencèrent ensuite à augmenter pour atteindre leur niveau d’avant guerre à la fin des années 1960 et dépasser les 50% au milieu des années 1970. En Allemagne, elles se situaient à près de 40% en 1938 et à moins de 30% en 1950. Au milieu des années 1960, elles avaient retrouvé leur niveau d’avant guerre et, à la fin des années 70, elles avaient atteint 50%. En France, elles étaient de 30% en 1938, de 38% en 1947 et de plus de 40% en 1956. Elles ont ensuite légèrement diminué, ne dépassant pas le niveau de 1956 jusqu’à la fin des années 1970 et atteignant 50% au début des années 1980. On pourrait comparer cela au Royaume-Uni, l’une des économies d’après-guerre les moins prospères d’Europe occidentale : 29% en 1938, 36% en 1948, un creux à 32% en 1955, puis une augmentation continue, atteignant 40% au milieu des années 1960, et 50% une décennie plus tard. D’autre part, la Suisse, pays le plus prospère d’Europe, enregistra 24% en 1938, 25% en 1948, 20% en 1950, un point bas à 17% en 1956, 20% de nouveau au milieu des années 1960 et au milieu des années 1970, elle retrouva son niveau d’avant-guerre.