Oublier l’autre histoire
Depuis quelques années déjà, l’injonction « devoir de mémoire » pousse comme une mauvaise herbe dans notre champ intellectuel. Elle est connotée très précisément. Il s’agit de l’obligation de se souvenir de certains faits, présentés dans une certaine lumière, seulement de ceux-là, et d’oublier tous les autres. C’est l’instauration d’une histoire officielle avec ses menteurs et ses censeurs.
De libres esprits ne s’accommoderont jamais d’une histoire officielle. Le seul devoir d’un chercheur est envers la vérité. En histoire comme ailleurs, la vérité s’approche au cours d’une enquête, qui passe par la confrontation des documents, des expériences et des témoignages. Si dès le départ certains de ceux-ci sont déclarés irrecevables, sans possibilité d’examen, le résultat ne sera pas un travail d’historien mais d’apologiste.
La victimolâtrie
L’histoire officielle est celle des vainqueurs. Nous apprenons la vie des peuples soumis dans les récits de leur conquérant. Vercingétorix est un personnage de Jules César. La nouveauté de notre époque, cependant, est dans l’émergence d’un nouveau type de vainqueurs, les victimes. Ces conquérants-là n’alignent ni légions, ni canons. Ils ne se battent ni sur mer, ni sur terre, mais dans les esprits. Ils n’ont qu’une seule arme qu’ils prennent à leur adversaire et retournent contre lui, la mauvaise conscience. Le premier des deux qui se fait appeler « victime » a gagné.
J’écris ces lignes le 21 février, alors que la souveraine britannique inaugure la célébration de son jubilé par une visite à la Jamaïque, première d’une série dans les pays du Commonwealth. Les Jamaïcains sont bien décidés à devenir des victimes. Ils l’ont déclaré tout de go à la reine. Avec des arguments sérieux. Pensez, chaque Jamaïcain a un arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand parent qui était esclave. En bonnes victimes politiquement correctes qui se respectent, le gouvernement et le chef des Rastafaris ont exigé des Britanniques une large réparation, payée cash.
Ces descendants d’esclaves ne réclament pas des compensations aux descendants des rois noirs qui vendaient leurs sujets, ni à ceux des trafiquants arabes qui les achetaient. Il n’y a rien à gagner de ce côté-là.
Un juge du Far West demandait à un célèbre bandit pourquoi il s’obstinait à braquer des banques. « Parce c’est là qu’il y a de l’argent », répondit l’autre.
Des ouvrages par montagnes ont été écrits sur la philosophie de la justice sociale, chrétienne, marxiste, tiers-mondiste, mais un seul argument cohérent en ressort : la justification de prendre de l’argent aux riches, c’est parce qu’ils en ont. La belle philosophie n’est qu’un anesthésiant : pour qu’ils souffrent moins d’être volés, on leur fait honte d’être riches.
Les repentances sélectives
La semaine dernière, j’étais de passage à Genève. Il y a quatre ans, la ville bruissait du débat sur les « fonds juifs ». Du Néguev jusqu’en Californie, on organisait la fabrication d’une mauvaise conscience chez l’ennemi. Les banques suisses, accusait-on, recelaient l’argent des victimes de l’Holocauste. Le crime absolu. Le gouvernement américain s’est ému.
D’abord, on a condamné. Les banques suisses ont payé 1,5 milliards de dollars à une organisation juive. Puis, on a mené l’enquête. C’est dans cet ordre-là que procède ce type de justice. La commission d’enquête, composée de 17 membres à l’intégrité reconnue, a conclu en octobre dernier, après 4 ans d’investigations, qu’il existait à peu près 200 comptes, pour un total de 5 millions de dollars, qu’on pouvait attribuer à des victimes de l’Holocauste. L’organisation juive n’a pas rendu la différence.
Dans le livre Guinness des records, les Suisses seraient les champions absolus de la mauvaise conscience. Mais tout l’Occident les émule. C’est à qui se frappera le plus fort la poitrine. Chirac, le Pape, Schröder, tous entonnent la complainte de la repentance.
« Ah ! je me repens, Seigneur, si vous saviez comme je me repens, » gémit la Vieille des Mouches, « et ma fille aussi se repent, et mon gendre sacrifie une vache tous les ans, et mon petit-fils qui va sur ses sept ans, nous l’avons élevé dans la repentance… ».
Mais cette expiation est sélective. Dans le tri de nos crimes, toutes les victimes ne pèsent pas le même poids. Le devoir de mémoire est encore celui des vainqueurs, et s’accompagne pour les vaincus d’une interdiction de se souvenir.
Aucun film ne montrera jamais (ou pas avant très longtemps) la terreur des enfants allemands sous nos bombardements au phosphore, leur faim, l’attente d’un père encore prisonnier dix ans après l’armistice. Nous n’entendrons jamais le récit des millions de Prussiens, Poméraniens, Silésiens, déportés dans des conditions horrifiantes, et les pillages et les viols systématiques pendant l’avance de l’Armée Rouge.
Les Soviétiques plaisantaient sur la « règle des trois vagues » : La première, encore sous le feu de la Wehrmacht, n’avait que le temps d’empocher les objets précieux, les montres et les bijoux ; la deuxième, plus à l’aise, organisait le viol et le pillage systématiques ; et ceux arrivés en dernier, ne trouvant plus rien, passaient leur dépit à saccager et brûler.
Soljenitsyne, qui était là, a osé se souvenir : « La petite fille est sur le matelas/Morte. Combien lui sont passés dessus ?/Un peloton, une compagnie peut-être ? ». Mais Soljenitsyne était du camp des vainqueurs. Les victimes durent se taire, ou ricaner discrètement devant le Mémorial de l’Armée Rouge à Berlin, qu’elles appelaient entre elles le « Tombeau du Violeur Inconnu ».
Le droit à son passé
Le discours officiel des vainqueurs attribue deux qualités aux vaincus. Soit ils sont valeureux, comme les Belges pour César, ce qui rehausse le mérite du vainqueur de les avoir défaits. Soit ils sont des monstres, et cette monstruosité est nécessaire pour légitimer la violence extrême que nous leur avons fait subir. S’ils cessaient d’être monstrueux, si nous pouvions voir en eux des victimes, c’est nous qui ne serions plus humains.
C’est pourquoi les Allemands, les Japonais, les Irakiens, les Serbes… ne doivent absolument pas avoir d’histoire. Ceux qui en appellent si éloquemment au devoir de mémoire ne montrent tant d’insistance que pour priver les vaincus de la leur.
Parler de « devoir de mémoire » n’a alors aucun sens, comme le note Godard dans Éloge de l’amour. Ou n’est qu’un slogan de propagande.
Nous avons tous en revanche un droit à notre passé. Tous, cela veut dire que personne ne saurait être interdit de mémoire. Ni les héros de la Wehrmacht (il y en eut, comme dans toutes les armées), ni les victimes de ses tortionnaires. Ni nos magnifiques constructeurs de voies ferrées dans la brousse, nos planteurs, médecins, éducateurs, missionnaires et autres colonisateurs, ni les indigènes qu’ils employaient, travailleurs battus et sans paye, et domestiques sans dignité.
Tous ont le droit sacré de recueillir dans l’Histoire les événements qui peuvent les aider à comprendre le présent et à le vivre mieux. Il ne sert à rien de maquiller le passé, de le mythifier, seule une approche de la vérité peut nous être utile.
Dans les mondes de l’historien, il est bien assez de territoires que nous pouvons faire nôtres, sans censure ni obédience, où chaque communauté peut trouver la source de son identité et l’inspiration de son avenir.
Christian Michel
21 février 2002