Série Mai 68
Manif ? Suivez la Grande URSS
Une fois n’est pas coutume, je vous propose aujourd’hui un billet quasi-académique. Il s’inscrit très naturellement dans la série sur Mai 68 que Vu d’Ailleurs publie régulièrement en cette année du Cinquantenaire, mais vous m’accorderez, pour une fois, la coquetterie de m’adresser à vous autrement que sur le ton de la polémique.
C’est devenu un lieu commun que d’affirmer que la gauche mondiale était aux ordres de Moscou : financée, téléguidée, contrôlée depuis les bureaux des stratèges de l’URSS qui favorisaient bien logiquement le développement d’une force politique jeune, influençable, dépendante. Le phénomène de Mai 68 est bien entendu d’abord franco-français, bien qu’il ait fait des émules, nul doute là-dessus. Mais il importe de bien comprendre que ce qui se passa en mai-juin de cette année s’inscrivait dans un cadre plus large, mondial même, à une époque où il était encore permis de penser que le monde communiste avait un avenir.
Car Mai 68 est de nature fondamentalement révolutionnaire et internationaliste, n’en déplaise à Raymond Aron, dont je m’éloignerai pour une fois, car le grand homme n’y voyait qu’un désordre réduit à un grand monôme étudiant, « […] un psychodrame joué sur scène là où la seule vraie pièce avait déjà été représentée au répertoire », selon ses propres termes cités par la Revue des deux Mondes.
C’est Georges Pompidou qui vit clair, lorsqu’il fit une déclaration en ce sens devant l’Assemblée nationale le 14 mai : « Il y avait encore, et ceci est plus grave, des individus déterminés munis de moyens financiers importants, d’un matériel adapté au combat de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle vise non seulement à semer la subversion dans les pays occidentaux, mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême-Orient. » Peu importe finalement que le mouvement fut spontané ou non, il est clair qu’il ne « roule » pas seul et certainement pas uniquement pour son propre compte.
Quant à la radicalité ouvrière, elle doit être évaluée à l’aune des grèves chez Peugeot à Sochaux et Citroën à Javel, où une majorité de travailleurs n’a pas participé au mouvement, ce que Bourdieu a expliqué par ce néologisme très juste : une moindre « usinisation » (Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 253). C’est, en d’autres termes, le degré d’appropriation de l’usine par les ouvriers mais aussi en retour le degré auquel l’usine se les approprie.
En définitive, la gauche prolétarienne dont se réclament les étudiants à la suite de Bruno Lévy fait long feu. Les meneurs sont reçus à Cuba et à Pékin, mais les ouvriers ne leur ouvrent ni les grilles des usines ni les portes de leurs cœurs.
L’Internationale Manip
Mais le grand observateur de la Chine, Alain Peyrefitte, précise dans « C’était de Gaulle » qu’il avait « la certitude de versements faits aux groupuscules révolutionnaires de Paris par l’ambassade de Chine à Berne, par la CIA et par Cuba, sans compter quelques soupçons motivés du côté d’Israël et de la Bulgarie ». Et Michel Debré écrit, dans ses Mémoires publiées en 1993, que « Sur cette ébullition a coulé l’argent de l’étranger, notamment chinois, destiné avant tout à faire pièce aux mouvements soutenus par les Russes ».
Bref, Mai 68 est peut-être très français, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit dans une dynamique géopolitique plus large qui oppose le monde libre au monde communiste.
Les étudiants ne s’en cachent d’ailleurs pas, ou à tout le moins ne se privent pas de brandir les images et les slogans internationalistes du moment sur fond de décolonisation et de guerre du Vietnam. Les noms de Mao, de Ho Chi Minh, sont scandés dans les manifestations et dans les amphithéâtres à Berlin-ouest sous l’influence de Rudi Dutschke et des futurs fondateurs de la Rote Armee Fraktion qui sont présents, comme Ulrike Meinhof. Les cibles sont parfois des entreprises américaines, comme le siège d’American Express.
Mais en 1968, c’est Pékin et non Moscou qui recueille les sympathies estudiantines, alors qu’à cette époque les deux géants communistes sont en froid. Pékin ne voit pas d’un très bon œil les négociations entre américains et vietnamiens qui s’ouvrent à Paris le 13 mai 1968. C’est le 3 mai 1968, alors que le nord-Vietnam se déclare faveur des négociations parisiennes, qu’éclate la première grande bataille avec les forces de l’ordre dans le quartier latin.
Wash in Town
On peut sans doute affirmer que Mai 68 était effectivement une révolution culturelle plutôt réussie, en ce sens qu’elle a secoué l’ordre républicain de droite (mais sans se rendre compte, comme je le montrais dans un précédent billet, qu’en réalité cet ordre a accepté de changer … pour s’assurer que rien ne change).
Mais les étudiants n’ont rien compris de la dramatique de leurs références et de leurs engagements politiques : brandissant le Petit livre rouge, ils avaient pour modèles les pires criminels de l’histoire. Totalement dépendants du soutien idéologique et financier du bloc communiste, ils n’ont pas vu que leur modèle idéal de société était celui de la terreur et, incidemment, de la faillite économique du Maoïsme (le Grand bond en avant et la Révolution culturelle avaient déjà eu lieu – les étudiants n’en tirèrent aucune conclusion, ni objective, ni raisonnable).
En toute logique, Washington analyse avec intérêt les mémos envoyés par son ambassade parisienne et je conseille à ce sujet la lecture de l’excellent « Mai 68 et la réconciliation franco-américaine » de Jean Philippe Baulon (PUF, 2005). Nous savons depuis que les Américains étaient très au courant de tout ou presque grâce à leurs espions ou à des informateurs comme Charles Hernu, qui, à la fin des années 60, rédige des notes sensibles à destination de la CIA. Le livre révèle comment le gouvernement américain a encouragé les opposants à de Gaulle, s’est réjoui de sa déstabilisation en mai 1968 et avait même préparé un plan secret d’intervention militaire en France au cas il serait assassiné !
En d’autres termes, les services américains s’attendaient à l’arrivée au pouvoir de la gauche et ils s’en accommoderaient finalement plutôt bien – lisez à ce sujet les opinions qu’exprimait Nicholas Katzenbach, Attorney General (Garde des sceaux) du président Lyndon Johnson de l’époque, vous verrez que tout est rigoureusement véridique !
Et là aussi les étudiants vont se faire manipuler, parce qu’à partir de leur expérience des mouvements étudiants américains, Washington pourra noyauter – sans pour autant piloter – les divers groupuscules afin de définir une nouvelle politique vis-à-vis de la France (et plus largement de l’Europe en devenir, mais ça c’est une autre histoire). Autrement dit, les écervelés rouges du Quartier latin travaillaient pour l’Oncle Sam … étonnant, non ?
À ce propos, on sourit encore plus (même si je doute qu’il fut réellement au courant) à l’immense Pierre Desproges s’adressant à Daniel Cohn-Bendit, accusé au Tribunal des flagrants délires le 14 septembre 1982, en ces termes peu élogieux : « Pauvre Cohn » (il fallait comprendre : « pauvre conne », bien entendu).
Un Mythe errant, sur le Marchais
Immense manipulation, donc, d’un phénomène essentiellement français dont les protagonistes soupçonnent à peine qu’il soit réellement international, eux qui ne se voient que comme internationalistes.
Mais on aurait tort de supposer que tout ceci représente un cas isolé, une péripétie, une récupération d’un événement local à des fins plus manichéennes de géopolitique globale. Mai 68 a fourni à tous les protagonistes le moyen de bouger des pions et de revoir des stratégies, voire même de définir des doctrines en matière de relations internationales.
Bien sûr, le modèle de la révolution a pu séduire : rejet du passé, de l’ordre bourgeois, de l’opulence matérielle, des professeurs et de la transmission intellectuelle. Et bien sûr il faut objectivement reconnaître que Mai 68 a permis à la société française d’évoluer. Mais il n’en demeure pas moins que les dégâts furent considérables.
Que l’on songe à l’enseignement, auquel le marxisme culturel a infligé tant de dommages que nous en payons encore les conséquences aujourd’hui. La gauche marxiste elle-même n’en n’est pas sortie indemne, même s’il a fallu des années pour qu’enfin elle soit réduite à l’état de relique par François Mitterrand. Et les héritiers autoproclamés de Mai 68 sont tous plus ou moins putatifs, certainement autoproclamés et sans aucun doute fumeux.
Que l’on songe qu’Alain Soral lui-même revendique l’héritage en question : c’est son droit, notez bien, mais enfin comment peut-il alors brocarder le féminisme et l’acceptation sociétale des homosexuels qui sont, eux, à l’origine de normes sociales actuelles directement issues des revendications des années 1960-70 ? Et que dire de la « France Insoumise » … totalement soumise à la doctrine d’un Chef-haillons et hermétique à tout ce qui dépasse de leur grille de lecture ?
Enfin, peut-on garder son sérieux en écoutant les élucubrations du Nouveau Parti Anticapitaliste, qui sont à peine de mauvaises resucées des discours du PCF ou de la CGT d’antan ?
Croisée des chemins
Alors je vous le dis mesdames, mesdemoiselles, messieurs, sous les pavés ce n’était pas la plage mais les roubles et les dollars ; c’était peut-être un combat mais ce n’était pas réellement le vôtre, même si vous avez bien rigolé.
Vous avez peut-être eu des raisons de vous révolter, mais vous n’aviez pas raison sur tout. Peut-être que c’est l’ironie suprême qui a finalement eu le dernier mot, à Berlin justement où la rue Rudi-Dutschke croise aujourd’hui la rue Axel-Springer…
(NB. Axel Springer, magnat de la presse allemande et européenne, patron du Bild et de l’entreprise Springer Verlag. À la fin des années 1960, Axel Springer est pris à partie par les mouvements étudiants de gauche à propos des prises de positions de ses journaux, Bild notamment, contre le mouvement de protestation…)
Nord