Au Non du Père

Il faut trois conditions pour que les divers rôles de l’État puissent être tenus efficacement :

  1. Il faut un impact effectif (il ne peut être absent, ou dévalorisé ou nié).
  2. Il faut que ce soit une figure transcendante (il doit incarner une différence avec le peuple ; il offre une possibilité identificatoire immédiate et distincte).
  3. Il faut qu’il ait « un coup d’avance » (car il s’adresse au peuple en tant qu’avant-garde séparée par la barrière de la vision politique, dans un rapport de filiation).

    Freud

    Un ‘r’ d’élection œdipienne ?

Le rôle de l’État est donc aussi logiquement un rôle interdicteur, car il vient contrer, limiter, canaliser, les tendances spontanées et les pulsions des individus. Ce rôle est une garantie de la pérennité de l’État qui postule que les individus entre eux ne peuvent pas jouer un rôle maternant et un rôle interdicteur simultanément. Il y une répartition des rôles et c’est en se référant au père psychanalytique et en s’appuyant sur lui qu’il y parvient.

Et lorsque l’individu devient capable de concevoir des règles et des limites, c’est à la représentation du père qu’il les lie et cette soumission ne s’impose pas par la raison, mais par le mouvement affectif venu du référent paternel concret et de son représentant physique ; ce père est l’État, le représentant physique est le gouvernement.

Nous assistons depuis quelques décennies à la déliquescence de ce référent et à la perte d’influence, de crédibilité et d’efficacité du représentant physique.

Une société empire ?

Nous autres, libertariens, n’avons que peu d’égards pour l’État et le gouvernement et nous devrions simplement nous réjouir de cette déliquescence. Ce faisant nous commettrions une erreur fondamentale, car nous présupposerions que l’ensemble des individus est suffisamment mûr pour se passer du Père.

Or je pense qu’il n’en n’est rien pour l’instant, car le passif est bien trop important pour être balayé sans risque de créer une société encore pire que celle que nous réprouvons déjà. Car si l’État est en crise et en carence, il faut se souvenir qu’en psychanalyse les carences paternelles ont toujours des effets dans la formation de la personnalité. Et pas seulement dans le fait de l’individu, mais bien de la société toute entière par rapport à la fonction paternelle.

Ce que nous observons est une incapacité de l’individu à s’adapter à la réalité, alors que le référent ne donne plus des grilles de lectures parfaites et indiscutables. La société évolue vers une organisation psychotique caractérisée par l’apparition de modèles et de normes fantasmagoriques qu’on substitue à la raison.

En psychanalyse, on parlerait de « ratage œdipien » faute d’un renoncement suffisant et d’une sublimation (dépasser l’état plutôt que prier pour son retour, en force si possible) qui entraîne des comportements et des normes sociales névrotiques, avec incertitudes de genre et régressions morales.

L’ordre du désordre

Or j’affirme que c’est précisément parce que l’État a failli que nous pouvons raisonnablement proposer aujourd’hui une approche différente, affranchie de la tutelle paternelle et reposant toute entière sur les capacités humaines de raison et d’intelligence. Car si des règles sont sans doute nécessaires pour les hommes vivants en société, il n’est absolument pas prouvé que l’État doive détenir le monopole de ces règles et encore moins le monopole de la coercition – le pseudo Contrat social est mort !

Pour Claude Lévi-Strauss, il existe chez l’homme un mode de pensée capable de classifier et d’ordonner, qui porte sur les données empiriques (in. « La pensée sauvage », titre paradoxal car cette dernière s’avère être, au contraire, civilisatrice). Cette pensée produit des différenciations et des oppositions qui permettent d’ordonner le monde, nature et société confondues, et qui se façonne en s’accommodant à la réalité. C’est tout le contraire de l’action de l’État collectiviste et constructiviste qui prétend nous calquer son modèle unifié !

Il s’ensuit un certain nombre de règles pratiques : on ne traite pas les individus de la même manière, ni les humains et les animaux, ni les humains et les choses, etc. Ces règles peuvent rester informulées et se manifester sous forme d’intuitions sur « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas », de convenances et de rites, etc. Mais c’est principalement sous forme de contrats qu’il se produit un ordonnancement social et individuel, l’un et l’autre étant inséparables.

C’est une manifestation tout à fait concrète de l’ordre spontané et il est évident que nous n’avons besoin ni de l’État ni de ses gouvernements pour assurer la pérennité de sociétés d’individus plus ou moins liés entre eux, et où les seules contraintes seraient celles librement et volontairement acceptées, définies et énoncées dans autant de contrats fondés sur les droits naturels.

Un progrès gauche ?

Il faut bien entendu envisager la subsistance d’un noyau commun à chacun des individus s’associant dans des sociétés post-étatiques, la loi normative issue du droit positif disparaissant mécaniquement au profit de la loi interprétative ou jurisprudentielle.

Si ce noyau commun émane du sommet de la pyramide sociale, nous retrouvons le schéma étatique – c’est la garantie de l’échec.

S’il émane au contraire d’un ordre spontané, qui peut naturellement être différent selon les sociétés ou groupes sociaux formant une société, nous envisageons enfin un schéma libéral voire libertarien, affranchi du référent sans pour autant s’écrouler faute d’autorité paternelle immuable.

On me rétorquera que la post-modernité soixante-huitarde était déjà férue de libération et a cru pouvoir contester la loi commune, ce qui a engendré les effets déstabilisants déjà évoqués et encore observables de nos jours. Mais c’est parce que ce mouvement n’a pas pensé correctement les véritables enjeux : il a opposé progrès (de gauche) et tradition (de droite), ce qui est à la fois incorrect et insuffisant. Et, en dernière analyse, tout à fait aberrant car ils ne firent que substituer une tyrannie nouvelle à une tyrannie ancienne.

Liberté par principe

Ce qu’il eût fallu penser à l’époque et qu’il faut impérativement penser aujourd’hui, c’est l’équilibre entre la loi (ou les valeurs) commune et la liberté de l’homme, spontanément désordonnée et sans limite. Si l’État disparaît, le père meurt, le référent s’évanouit et sa représentation physique doit exister sous une autre forme. Forme qui est alors donnée par des agents dont la raison d’être, la mission et le domaine de compétences et d’action sont strictement définis contractuellement sur la base de la loi commune émanant du droit naturel.

Cet ordre spontané, qui peut être considéré comme la résultante d’une loi commune à l’humanité tout entière, est fondamentalement construit par les hommes libres et non pas imposé par des hommes de l’État. Cet ordre s’appuie sur l’expérience humaine et sur les désirs innombrables d’une multitude d’individus qui doivent pourvoir coexister et interagir sans autre contrainte que celle librement consentie, dans le respect le plus profond de la propriété privée et du principe de non-agression.

La foule d’interactions amène à forger un ordre social spontané, sans loi commune qui ne vient d’une autorité transcendante. Elle a pour origine la capacité humaine à ordonner la réalité, elle a pour raison la liberté par principe et elle a pour objectif inaliénable de garantir à chacun son indépendance d’un père référentiel.

C’est l’expérience individuelle accumulée qui vient renseigner sur ce qui doit être mis en ordre, c’est-à-dire ce qu’il convient de proscrire et prescrire, pour vivre humainement. Pour ce faire, nous n’avons pas besoin de père, nous avons besoin de raison.

 

Nord