Registre de transparence

Il y a à peu près 20.000 lobbyistes à Bruxelles, la majorité étant listée dans le « Registre de transparence » mis en place par l’Union européenne dans un effort louable, comparable à une accréditation. L’inscription au registre n’est pas obligatoire, mais seuls les lobbies qui y figurent peuvent rencontrer les commissaires, les membres de leurs cabinets et les responsables des directions générales (que l’on peut comparer à des ministères).

Votre serviteur fut longtemps lui-aussi un lobbyiste accrédité, un « représentant d’intérêts » dans le jargon européen. Ils représentent tous les intérêts possibles et imaginables : une région, une communauté, une industrie ou un secteur industriel, des groupes sociaux, des amateurs de ceci-cela, des courants politiques et philosophiques… Bref, s’il y a un intérêt à représenter, il y aura toujours un lobby pour le faire.

Certains sont des entreprises très lucratives ; d’autres vivotent ou survivent grâce aux dons ; tous sont les avocats d’une cause dont on peut penser ce qu’on veut, là n’est pas le sujet de ce billet. Les bureaux de représentation d’intérêts sont aussi des employeurs très courus, surtout par les jeunes diplômés qui y trouvent souvent des stages (pas toujours rémunérés) qui leurs permettent de se frotter à la réalité politique de l’Union européenne.

La plupart de ces jeunes ne feront pas carrière dans le lobby, car c’est un univers extrêmement compétitif et sélectif, dans lequel la compétence prime largement sur l’ascendance ou le piston. Enfin, il faut savoir qu’il est courant que d’anciens fonctionnaires européens rejoignent un lobby ou le conseillent après avoir quitté leur poste ou pris leur retraite. Certains même montent leur propre cabinet !

Expertise des lobbies

Un bon lobbyiste rencontre régulièrement vingt à trente personnes par mois ! Si on ne considère que la Commission, le lobbyiste approchera toujours l’échelon de base, fût-ce après avoir établi le contact préliminaire avec un haut-fonctionnaire pour respecter un protocole non-écrit. Car c’est à l’échelon de base que se rédigent les textes législatifs. Le « vrai » travail se fait à ce niveau et le Parlement complétera éventuellement un vide dans un projet de directive, ou corrigera ce qui ne convient pas.

Bien entendu le parlementaire doit également être convaincu et le lobbyiste devra aussi le voir et le revoir. Cependant, pour être écouté, il est indispensable de porter un message avec un contenu technique cohérent et aucun lobbyiste ne « passera » s’il n’apporte pas ce qui fait souvent défaut aux institutions : la compétence technique dans un domaine particulier.

Car, vous l’ignorez sans doute, les vrais experts, ceux qui ont les mains dans le cambouis, sont rares, très rares au sein des institutions européennes. Et rien n’empêche que le fonctionnaire, l’élu ou son assistant rencontre un lobby concurrent ou une ONG résolument opposée par principe aux intérêts que vous défendez : chacun est libre de s’exprimer. Mais quand un lobby arrive en martelant sans possibilité de dialogue (« pas de voiture en ville », « les OGM c’est la mort », etc.) la discussion est bloquée d’entrée de jeu. Il faut être intelligent, constructif, réaliste et surtout – surtout ! – cohérent d’un point de vue technique.

Et c’est là que le tableau devient intéressant : contrairement à l’opinion générale, l’influence des lobbies industriels est sans doute plus faible que celle de la « société civile ». Pour ne prendre qu’un seul exemple à la suite de Daniel Guéguen, lobbyiste de renom et incontournable : « […] ce sont les anti-OGM, les anti-pesticides qui fixent l’agenda, et les lobbies industriels courent derrière. »

Et ce n’est paradoxal qu’au premier abord : bien sûr, les moyens des grandes industries sont très souvent supérieurs à ceux des ONG, mais ces dernières sont dans le « Camp du bien » ou « du côté des anges » (« on the side of the angels » selon l’expression anglaise utilisée dans notre jargon). Ce qui fait que, mécaniquement, il est très difficile pour le législateur européen d’ignorer leur agenda.

Car l’impact de leurs arguments – bons ou mauvais, sincères ou totalement biaisés – porte mieux, atteint plus facilement le citoyen européen. Leur message est simple, il est toujours du genre : « nous devons gagner car sinon vous mourrez dans d’atroces souffrances » (je simplifie et caricature à peine).

Bruxelles contre Bruxelles

Il va de soi que d’un point de vue libéral, c’est le système dans sa globalité qui est à rejeter. Mais nous devons pour l’instant vivre avec. Alors il est important de bien le comprendre – on peut toujours en penser ce qu’on veut, je l’ai déjà dit ! Notre position dans un tel contexte serait d’ailleurs très intéressante et j’envisage déjà comment un lobby libéral pur pourrait se développer à Bruxelles sur la base … d’un refus de « Bruxelles » !

Voilà une cause comme je les aime : perdue d’avance. Mais, plus sérieusement, la critique libertarienne du système en place est celle de la connivence et de l’interdépendance nocive entre les institutions et les représentations d’intérêt, car ils sont condamnés à coexister dans une sorte de symbiose perverse particulièrement délicate.

Le lobby a toujours existé, existe partout et existera tant que des individus seront les représentants physiques d’une fiction qui porte le nom d’Etat ou d’Union européenne ou de Grand commandement des peuples lémuriens, peu importe. Dès qu’il y a pouvoir, il y a lobby. Car il y aura toujours le besoin de défendre des intérêts particuliers auprès de ceux censés porter l’intérêt général. Les pires dictatures connaissant sans aucun doute elles-aussi des lobbies, même si elles ne se parent pas de la vertu démocratique et que leur structure est forcément très différente des nôtres.

Pas de pouvoir, pas de lobbies

Dans une société libre, donc décentralisée, fondée sur le droit naturel et le principe de non-agression, il est fort peu probable qu’un tel système se forme car il n’y aurait aucune institution suprême investie du pouvoir de légiférer sur tout et sur tous. Je ne dis pas que des intérêts n’y seraient pas représentés, mais il est évident qu’à partir du moment où la loi n’émane pas d’un système fondé sur une codécision entre institutions, il n’est plus nécessaire de s’assurer du soutien de tel ou tel fonctionnaire ou élu pour faire passer telle ou telle législation.

En d’autres termes, tant que le droit positif régira la vie des individus dans un système institutionnel, il y aura des représentants d’intérêts plus ou moins légitimes et ceux-ci pourront dans certains cas obtenir que cette législation favorise leur camp plutôt qu’un autre. Il n’y a ici aucun jugement de valeur, juste une constatation. Celle voyant le système actuel fonctionner selon la doctrine du « légal » par opposition au « légitime ».

Leur pouvoir de notre ignorance

Mais nous vivons ici et maintenant dans un système de droit positif encadré par des institutions qui disposent d’une compétence législative et nous nous devons de les connaître ainsi que les mécanismes qui les animent sous peine de connaître de graves désillusions. Il ne suffit pas d’affirmer que le système est mauvais, pourri ou à la solde d’untel ; il faut aussi savoir se servir du système et pour cela la compétence est essentielle. Encore une fois, aucun acteur de la scène de Bruxelles ne prêtera le plus petit crédit à un lobbyiste libertarien si celui-ci se contente de réciter un credo.

On peut naturellement mépriser tout ce petit monde et se gausser de son inefficacité, de sa tyrannie ou que sais-je encore, mais on sera bien avancés ! Les institutions bruxelloises le savent très bien d’ailleurs, et une partie de leur pouvoir réside dans l’ignorance qu’en ont les individus.

J’ai connu ces moments où, souvent au cours d’un cocktail, un responsable européen s’affirme heureux de la confusion entretenue au sujet des pouvoirs de Bruxelles. Peu lui importait les analyses de la presse ou les indignations des individus : si le flou permet la pérennité de son pouvoir, alors il est le bienvenu.

Jouer ou ne pas jouer le jeu

Eh bien j’affirme, moi, faisant écho à Thomas Jefferson, que le prix de la liberté est la vigilance éternelle. Et que la vigilance ne peut être crédible si elle fait l’économie de la connaissance et de la compréhension des systèmes et des mécanismes qui composent les Léviathans qui légifèrent, décident et gouvernent.

Continuer à croire en un univers mené par des lobbies à coups de caisses noires, pots-de-vin et autres corruptions est diaboliquement infantile et garantit la défaite. Que ce soit par lassitude ou par paresse, se convaincre que ce qu’on réprouve est une chose uniforme, simple et facilement appréhendable est suicidaire.

Si plus de 20.000 individus gagnent leur vie à Bruxelles – je vous rassure : les lobbies existent et agissent également à l’échelon national, régional, local même – c’est qu’il y a un marché sur lequel se vendent et s’achètent leurs compétences. Ignorer cela en se drapant obsessionnellement dans les oripeaux de la Liberté est tout simplement jouer le jeu de ceux qu’on dénonce.

 

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