Dialogue
Pierre-ou-Paul a écrit :
- Donc on peut affirmer que :
- Personne ne peut se prétendre “victime” du marché.
- Le marché procure d’énormes bienfaits à tous ceux qui y participent.
- Conclusion finale: le marché correspond à l’intérêt général.
Jacques-ou-Jean a répondu :
- On peut dire que le marché est d’intérêt général, je suis d’accord.
- Mais que le marché soit l’intérêt général, je ne suis pas d’accord,
À proprement parler, ce qui est d’intérêt général, et qui constitue en même temps l’intérêt général, n’est pas le marché, mais le droit [de propriété].
Le droit engendre la Justice (la société juste est celle où le droit est partout respecté).
Le marché n’est que le mode d’interaction des individus entre eux et la nature, conformément au droit. (D’autres interactions, conformes au droit, mais extérieures au marché, sont l’amour, l’amitié, la contemplation de la nature, etc.).
Explication
Je suggère cette précision, parce que l’argument que le marché représente l’intérêt général passe mal avec les pauvres, les chômeurs, les faillis, et ceux qui s’épuisent à ne pas le devenir. En réalité, le marché est peuplé de perdants. Pierre et Paul décident de traiter ensemble. Bien sûr, direz-vous, s’ils concluent, c’est qu’ils y trouvent leur compte. Mais moi, qui étais le fournisseur de Paul, je n’y trouve pas le mien. Où est donc mon intérêt au marché ?
Pour l’expliquer, il faut repasser par la case départ de l’argument. Il faut comprendre qu’il n’existe d’humanité qu’en société. Les enfants-loup ne deviennent jamais humains, et Robinson dans son île est un produit de la société anglaise du XVIIe siècle. Or faire partie d’une société consiste à suivre ses règles, bon gré, mal gré, que ce soit celles de ce forum, de l’État français, ou de sa famille.
Appartenir à un groupe, avant la modernité, était un destin. Il n’existait simplement pas une règle commune, surplombant chacun des groupes, à laquelle on eût pu faire appel pour échapper à son sort. Le barbare pour un Athénien, le paria pour un brahmin, la femme pour l’homme, ne relevaient pas du même droit, parce qu’ils ne participaient pas tout à fait de la même humanité. Les Espagnols débarqués derrière Colomb se demandaient si les Indiens avaient une âme.
La prise de conscience d’une humanité commune a permis de lancer des passerelles entre les appartenances sociales. Pouvait-on refuser à un humain ce qu’on permettait à un autre ? Le manant put alors devenir bourgeois, la femme patron, le chrétien apostasier…
Droidloms
L’habitude pluri-millénaire, cependant, de ne penser le droit qu’en termes des intérêts de tel ou tel groupe social n’a pas disparu. L’universalité dans les droits de l’homme de l’ONU, c’est celle de l’homme, pas du droit. Un progrès bienvenu, certes, mais inopérant dans les conflits d’êtres humains, devenus libres d’interagir sur un marché mondial.
Tout le monde est d’accord que les Nambikwaras et les Suisses sont faits de la même humanité, mais ce serait un plaisantin que le Nambikwara qui irait à l’ONU demander son droidlom à des soins médicaux gratuits, un emploi stable et des congés payés.
L’apport historique des libertariens est celle du droit universel. Ils sont les proclamateurs du Droit de l’homme, dégagé des intérêts particuliers. Les libertariens ont une conception du droit assez générique pour s’appliquer à tous les humains, dans toutes circonstances, dans toute la diversité de leurs situations sociales.
Le droit de propriété, car c’est de lui qu’il s’agit, unique droit humain, le Droit, n’altère pas le fait qu’il existera des gagnants et des perdants. Ce fait-là tient à la condition humaine (c’est-à-dire au péché originel pour les chrétiens, magnifique opportunité d’humanisation, puisqu’il crée entre les gagnants et les perdants toute la richesse des relations de tolérance, de générosité, de compassion, etc., puisqu’il déclare que tout homme est pécheur, nul n’est préservé, les riches et les puissants et les donneurs de leçons, comme les autres).
L’existence du Droit interdit seulement de désigner à l’avance qui seront les gagnants et les perdants. Le Droit vérifie que la vie ne triche pas, chacun y aura sa chance. Hayek a très bien reconnu cette fonction du Droit.
Droit au possible
La belle affaire ce serait, si moi, qui suis métèque, n’avais l’autorisation de jouer qu’avec les métèques ! L’universalité du Droit ouvre à tous la cour des grands, ou plus exactement, ne laisse qu’une grande cour. En même temps, cette universalité me permet de choisir, voire d’inventer, le jeu spécifique où je suis capable d’exceller. Si perdants il subsiste, ils ne sont que provisoires. Ils peuvent être perdants dans un jeu, gagnants dans dix autres.
L’universalité du Droit est dans mon intérêt, comme dans l’intérêt de chacun, et constitue donc un intérêt général, un bien commun, parce que cette universalité me garantit que personne ne pourra m’interdire de participer, ni me forcer à participer.
C’est la même règle de droit qui me permet de briguer l’amour de Juliette, transgressant les préjudices, et de choisir le métier que j’aime ; c’est la même conséquence de cette règle que Juliette pourra refuser mon amour, et que je pourrai échouer dans mon métier. C’est la même règle de droit qui permet à mon patron de me virer de chez lui, et à moi de le quitter, comme de virer le squatter ou le cambrioleur de mon appart’.
En croyant que je peux sélectionner à ma convenance les cas d’application du Droit, je rêve de réaliser un fantasme de toute puissance : utiliser mon droit comme une arme contre autrui, sans qu’autrui puisse jamais la retourner contre moi. C’est là que le Droit ne servirait que mes intérêts particuliers. Or s’il incarne l’intérêt général, c’est qu’il est justement la limite imposée aux fantasmes de toute puissance.
Le seul bien commun de l’humanité, c’est le Droit. L’intérêt général est de le respecter.
Christian Michel
27 juillet 2002