Murray Newton Rothbard (1926-1995) fut un économiste américain, théoricien de l’école autrichienne d’économie (élève de Ludwig von Mises), du libertarianisme et de l’anarcho-capitalisme, nous ayant laissé une œuvre historique, politique et économique colossale.

Très peu connu chez nous, il est pourtant à l’origine d’une très large part des vrais acquis contemporains en économie (avec Man, Economy and State) et de la philosophie politique libérale moderne, dont Éthique de la liberté, traduit en Français, reste l’ouvrage phare.

Datant de 1973, nous avons choisi un extrait de son For a New Liberty, son manifeste libertarien, pour le saluer et parce qu’il donne le ton et l’esprit que plusieurs de nos auteurs suivent.

Chapitre 10 – Le secteur Public – I : L’État dans les affaires

Les gens ont tendance à tomber dans les habitudes et dans des ornières incontestées, en particulier en matière étatique. Sur le marché, et dans la société en général, nous anticipons et nous faisons rapidement nôtre le changement, les merveilles sans fin et les progrès de notre civilisation. De nouveaux produits, de nouveaux styles de vie, de nouvelles idées se voient souvent adoptés avec enthousiasme. Mais dans le domaine étatique, nous suivons aveuglément le rythme des siècles, heureux de croire que tout ce qui advient ne peut qu’être juste. En particulier, l’État, aux États-Unis et ailleurs, depuis des siècles et vraisemblablement depuis des temps immémoriaux, nous a fourni certains services essentiels et nécessaires, services que presque tous admettent comme importants : la défense (incluant l’armée, la police, le judiciaire et le juridique), la lutte anti-incendie, les rues et les routes, l’eau, les eaux usées et les ordures, la poste, etc.

L’État a tellement été assimilé dans l’esprit des gens à la fourniture de ces services, qu’une critique envers leur financement par l’État semble à beaucoup être une atteinte au service lui-même. Ainsi, si on prétend que l’État ne devrait pas fournir de services juridiques, et que l’entreprise privée peut les fournir au marché bien plus efficacement de même que plus moralement, les gens tendent à croire qu’il y a là un déni de l’importance des tribunaux eux-mêmes.

Le libéral qui souhaite remplacer l’administration par des entreprises privées dans les domaines précédents est ainsi traité comme il le serait si l’administration nous avait, pour diverses raisons, fournis en chaussures depuis toujours, par un monopole financé par l’impôt. Si l’administration, et seulement l’administration, détenait un monopole de la fabrication et de la distribution de chaussures, comment la plupart des gens traiteraient-ils le libéral qui viendrait défendre que l’administration doit se retirer du commerce de la chaussure et l’ouvrir soudain à l’entreprise privée ? Il serait sans aucun doute traité ainsi : les gens crieraient :

« Comment pouvez-vous ? Vous êtes opposé au port de chaussures par le peuple et par les pauvres ! Et qui fournirait les gens en chaussures si l’administration se retire du marché ? Dites nous qui ! Soyez constructif ! Il est facile d’être négatif et de faire le malin sur l’État ; mais dites nous qui fournirait les chaussures ? Quels gens ? Combien de magasins de chaussures seraient ouverts dans chaque ville et bourgade ? Comment seraient capitalisées les fabriques de chaussures ? Combien de marques y aurait-il ? Quelles matières utiliseraient-elles ? Quelle longévité ? Quels seraient les prix convenus pour les chaussures ? Ne faudrait-il pas une réglementation de l’industrie de la chaussure pour assurer que le produit soit sérieux ? Et qui fournirait le pauvre en chaussures ? Et si un pauvre n’avait pas l’argent pour s’acheter une paire ? »

Chaussures

Des chaussures, encore des chaussures !

Mon état pour des chaussures !

Ces questions, aussi ridicules qu’elles paraissent et qu’elles sont s’agissant de chaussures, sont tout aussi absurdes lorsque lancées au libéral qui prônerait le libre marché pour la sécurité incendie, la police, la poste, ou pour toute autre activité étatique. L’idée est qu’un défenseur du libre marché en tout domaine ne peut donner à l’avance une vision constructiviste de ce marché. L’essence et la gloire du libre-échange, tiennent à ce que les entrepreneurs et les entreprises, en concurrence sur le marché, assurent une orchestration, en perpétuelle évolution, des biens et des services efficaces et source de progrès : des produits et des marchés continuellement améliorés, une technologie qui avance, des prix réduits, et répondant à une demande changeante des consommateurs aussi prestement et efficacement que possible.

L’économiste libéral peut tenter de donner quelques orientations quant aux modes d’évolution des marchés là où leur développement n’est ni restreint ni contraint ; mais il ne peut guère que montrer la voie vers la liberté, qu’appeler l’État à sortir du chemin des énergies toujours inventives et productives du peuple telles qu’exprimées dans l’activité du marché volontaire. Personne ne peut prévoir le nombre d’entreprises, la taille de chacune, les politiques tarifaires, etc., de tout marché à terme de toute marchandise ou service. Nous savons juste – grâce à la théorie économique et au recul historique – qu’un tel marché libre sera infiniment plus efficace que le monopole obligatoire de l’administration bureaucratique.

Comment le pauvre paiera-t-il pour la défense, la protection-incendie, la poste, etc. trouve simplement sa réponse dans la question inverse : comment le pauvre paie-t-il tout ce qu’il obtient à ce jour sur le marché ? La différence, c’est qu’on sait que le libre marché privé fournira ces biens et ces services bien moins cher, en plus grande abondance et d’une qualité bien meilleure que le monopole étatique le fait aujourd’hui. Tout le monde dans la société en bénéficierait, et en particulier le pauvre. Et on sait aussi que le fardeau du mammouth fiscal qui finance ces services et autres activités serait ôté des épaules de tous dans la société, y compris des pauvres.

L’État est le problème

Nous avons vu plus haut que les problèmes de notre société universellement reconnus comme urgents prennent tous origine dans l’exercice de l’État. Nous avons vu aussi que les immenses conflits sociaux enracinés dans le système scolaire public disparaîtraient tous dès lors que chaque groupe de parents serait autorisé à financer et à pourvoir à toute instruction qu’il souhaite pour ses enfants. Les graves inefficacités et les conflits intenses sont tous inhérents à l’exercice étatique.

Si l’État, disons, fournit des services via des monopoles (par exemple, l’éducation ou l’approvisionnement en eau), alors toute décision prise par l’État est imposée de manière coercitive à la minorité infortunée – que ce soit une question de politique éducative pour les écoles (intégration ou ségrégation, progressive ou traditionnelle, religieuse ou laïque, etc.) ou même une question d’eau à distribuer (ex. : fluorée ou non fluorée).

MNR

Murray Rothbard, stylisé.

Il doit être clair qu’aucun de ces féroces arguments n’est évoqué là où les divers groupes de consommateurs peuvent acheter les biens et les services qu’ils attendent. Il n’y a pas de bataille entre consommateurs, par exemple, pour décider quels types de journaux imprimer, quelles églises construire, quels livres imprimer, quelles musiques commercialiser, ou quelles voitures fabriquer. Tout ce qui est produit sur le marché reflète la diversité autant que la force de la demande du consommateur.

Sur le libre marché, en somme, le consommateur est roi, et toute entreprise qui souhaite faire du profit et éviter les pertes fait de son mieux pour servir le consommateur aussi efficacement et à un coût aussi faible que possible. Concernant l’exercice étatique, en revanche, tout change. Inhérent à tout exercice étatique, il y a un écart grave et fatal entre le service et son paiement, entre la fourniture d’un service et le paiement pour l’avoir reçu. L’administration ne perçoit pas son revenu telle une entreprise privée, en servant le consommateur au mieux ou grâce à la vente de produits à un prix qui excède leur coût de production.

Non, l’administration acquiert son revenu en assommant d’amendes le contribuable martyrisé. Son fonctionnement devient donc inefficace et les coûts explosent, puisque la bureaucratie étatique n’a pas à s’inquiéter des pertes ni de la banqueroute ; on peut maquiller les pertes par de nouvelles ponctions des bas de laines. De plus, le consommateur, au lieu d’être courtisé et flatté pour ses faveurs, devient pour l’administration une simple irritation, quelqu’un qui « gaspille » les rares ressources étatiques. Dans l’exercice étatique, le consommateur est traité comme un intrus indésirable, une immixtion dans la jouissance paisible de son revenu stable par le bureaucrate.

Acheter moins

Ainsi, si la demande des consommateurs en biens ou services d’une entreprise privée quelconque devait augmenter, ladite entreprise privée serait ravie ; elle se réjouit et accueille la nouvelle affaire et étend vivement ses moyens pour prendre les nouvelles commandes. L’État, en revanche, fait généralement face à cette situation en exhortant ou même en ordonnant aux consommateurs « d’acheter moins », et laisse des pénuries se former, avec la dégradation de la qualité de ses services. Ainsi, l’utilisation croissante des routes publiques dans les villes conduit-elle à l’aggravation de la congestion du trafic et à la continuelle dénonciation, puis menace, des gens qui conduisent leur propre voiture.

La ville de New York, par exemple, menace continuellement d’interdire l’utilisation de véhicules privés dans Manhattan, où la congestion du trafic est la plus gênante. Il n’y a que l’État, bien sûr, pour imaginer matraquer les consommateurs de cette façon ; il n’y a que l’État pour avoir l’audace de « résoudre » les bouchons en obligeant les véhicules privés (ou les camions, les taxis, ou autres) à sortir du trafic. Selon ces principes, bien sûr, la solution « idéale » aux bouchons est simplement d’interdire tous les véhicules !

Mais ce type d’attitude envers le consommateur ne se limite pas au trafic dans les rues. La ville de New York, par exemple, a souffert périodiquement de « pénuries » d’eau. Ici, on a une situation où, depuis des années, la municipalité détient un monopole légal de l’approvisionnement en eau de ses citoyens. Échouant à fournir assez d’eau, et échouant à réévaluer le prix de cette eau de façon à satisfaire le marché, à équilibrer offre et demande (ce que l’entreprise privée fait automatiquement) la réponse de New York aux pénuries d’eau a toujours été d’accuser, non pas sa gestion, mais le consommateur, dont la faute a été d’utiliser « trop » d’eau. L’administration de la ville ne pouvait réagir qu’en interdisant l’arrosage des pelouses, en restreignant l’usage de l’eau, et en exigeant que les gens boivent moins d’eau. Ce faisant, l’État transfère ses propres échecs à l’utilisateur bouc émissaire, ainsi menacé et matraqué au lieu d’être servi correctement et efficacement.

Il y a eu une réaction similaire de l’État au problème de criminalité en constante croissance dans New York. Au lieu de fournir une protection policière efficace, la réaction de la ville fut de forcer les citoyens innocents à rester hors des zones criminogènes. Ainsi, Central Park à Manhattan étant devenu un lieu d’agressions et autres crimes nocturnes notoire, la « solution » de la ville de New York au problème fut d’imposer un couvre-feu, interdisant la fréquentation du parc la nuit. En somme, si un citoyen innocent souhaite passer la nuit à Central Park, c’est lui qu’on arrête pour désobéir au couvre-feu ; il est bien sûr plus facile de l’arrêter que d’éradiquer le crime du parc.

NYPD

NYPD New York Police à Central Park.

Le consommateur est le fautif

En résumé, alors que l’éternel leitmotiv de l’entreprise privée est « le consommateur a toujours raison », la maxime implicite des affaires étatiques veut que le consommateur soit toujours fautif.

Bien sûr, le bureaucrate politique a une réponse type aux plaintes croissantes pour piètre service inefficace : « le contribuable doit nous donner plus d’argent ». Il ne suffit pas que le « secteur public », et ses assimilés fiscaux, n’aient cessé de croître bien plus vite durant ce siècle que le revenu national. Il ne suffit pas que les erreurs et les casse-tête des affaires étatiques se soient multipliés avec le fardeau croissant du budget de l’État. Nous sommes supposés verser encore plus d’argent dans le gouffre étatique !

Le bon contre argument à la demande politique pour plus de recettes fiscales réside en cette question : « Comment se fait-il que l’entreprise privée n’ait pas ces problèmes ? » Comment se fait-il que les fabricants de chaînes Hi-Fi, de photocopieuses, d’ordinateurs, ou quoi que ce soit, n’aient pas de problèmes pour trouver des capitaux pour étendre leur production ? Pourquoi ne publient-ils pas des manifestes dénonçant l’investissement public, lequel ne leur donne pas plus d’argent pour servir les besoins des consommateurs ?

La réponse, c’est que les consommateurs paient les chaînes Hi-Fi, les photocopieuses, les ordinateurs et que les investisseurs, de ce fait, savent qu’ils peuvent tirer profit d’investir dans ces activités. Sur le marché libre, les entreprises qui réussissent en servant les gens trouvent aisé de lever des capitaux pour leur expansion ; ce n’est pas le cas des entreprises inefficaces ou sans succès, qui finissent en faillite.

Mais il n’y a pas de mécanisme de perte et profit au sein de l’État qui attire l’investissement vers les activités efficaces et pénalise et pousse les plus inefficaces ou les plus obsolètes hors du marché. Il n’y a dans les affaires étatiques ni profits ni pertes qui poussent à leur expansion ou à leur contraction. Ainsi, dans la sphère étatique, personne n’investit vraiment et personne ne peut assurer que les affaires valables croîtront et que les moins valables disparaîtront. En revanche, l’État doit lever son « capital » littéralement en le mobilisant via le mécanisme coercitif de taxation.

Comme une entreprise ?

Bien des gens, y compris certains officiels, pensent que ces problèmes pourraient être réglés si seulement « l’État était géré comme une entreprise ». L’État met alors en place un monopole pseudo-entrepreneurial, géré par l’administration, qui est supposé traiter ses affaires comme une entreprise. Cela fut réalisé, par exemple, pour la Poste, désormais les « service postaux » américains, et dans le cas de l’Autorité de transport de New York, en décomposition continue. [1] (1 Pour une critique de US Post et des Services postaux, voir Postal Monopoly par John Haldi, American Enterprise Institute for Public Policy Research, Washington, 1974.)

Les « entreprises » sont invitées à solder leurs déficits chroniques et sont autorisées à émettre des obligations sur le marché obligataire. Il est vrai que les usagers directs retirent ainsi une partie du fardeau infligé à la masse des contribuables, qui inclut les usagers comme les non usagers. Mais il y a des défauts fatals inhérents à toute activité gouvernementale qui ne peuvent être évités par un tel pseudo-entreprenariat.

En premier lieu, un service public est toujours un monopole ou un semi-monopole. Souvent, comme dans le cas du service postal ou des transports en commun, c’est un monopole obligatoire dont toute, ou presque toute, compétition privée est bannie. Le monopole implique que le service public sera bien plus coûteux, bien plus cher et de moindre qualité qu’il ne le serait sur le marché libre. L’entreprise privée réalise un profit en réduisant ses coûts autant qu’elle le peut. L’administration, qui ne peut faire faillite et ne subit en aucun cas des pertes, n’a pas à réduire ses coûts ; protégée de la concurrence comme des pertes, il lui suffit de réduire ses services ou simplement d’élever ses prix.

La seconde erreur fatale, c’est que, même si elle essaie, une entreprise étatique ne peut jamais être gérée comme une entreprise car son capital continue de venir de la confiscation des contribuables. Il n’y a aucun moyen d’éviter cela ; le fait que l’entreprise étatique puisse émettre des obligations sur le marché réside sur le pouvoir ultime de la fiscalité pour les racheter.

Enfin, il y a un autre problème majeur inhérent à toute entreprise étatique. Une des raisons qui font des entreprises privées des modèles d’efficacité tient au marché libre qui établit des prix qui leur permettent de calculer et de réaliser quels sont leurs coûts et ainsi ce qu’elles doivent faire pour faire des profits et éviter les pertes. C’est par ce système de prix, ainsi que par la motivation à accroître les profits et à éviter les pertes, que les biens et les services sont correctement alloués sur le marché, parmi toutes les branches imbriquées et les domaines de production qui composent l’économie industrielle capitaliste moderne.

SNCF

L’entreprise comme un état, ou est-ce l’inverse ?

Merveille du libre marché

C’est le calcul économique qui rend cette merveille possible ; en revanche, la planification centralisée, telle que tentée par le socialisme, est privée de prix précis et par suite ne peut calculer ni coûts ni prix. C’est la principale raison faisant que la planification centralisée socialiste s’est révélée un échec croissant alors que les pays communistes devenaient industrialisés. C’est parce que la planification centralisée ne peut pas déterminer les prix et les coûts avec précision que les pays communistes de l’Europe de l’Est se sont rapidement écartés de la planification socialiste vers une économie de libre marché.

Dès lors, si la planification centralisée enfonce l’économie dans un chaos calculatoire sans espoir et vers des affectations et une production irrationnelles, la progression des activités gouvernementales introduit inexorablement de plus grandes zones de tel chaos dans l’économie et rend le calcul des coûts et l’affectation rationnelle des ressources productives de plus en plus difficile. Alors que les affaires étatiques grossissent et que l’économie de marché s’atrophie, le chaos calculatoire devient de plus en plus perturbateur et l’économie de plus en plus ingérable.

Le programme libéral ultime peut être alors résumé en une phrase : l’abolition du secteur public, la conversion de toutes les affaires et les services assurés par l’État vers des activités assurées volontairement par des entreprises privées. Tournons-nous maintenant des considérations générales sur le contraste entre affaires étatiques et sphère privée vers les secteurs majeurs d’activités de l’État et comment ils pourraient être assurés par le marché libre.

 

Murray Rothbard