Dans cet essai, David Boaz, analyste et directeur du think tank Cato Institute, montre la relation entre concurrence et coopération, qui sont souvent présentées comme exclusives l’une de l’autre (une société serait organisée selon un principe ou l’autre). Au contraire, comme Boaz l’explique, dans les ordres économiques capitalistes les gens se font concurrence afin de coopérer avec les autres.
Concurrence vs coopération
Les défenseurs du processus de marché soulignent souvent les avantages de la concurrence. Le processus concurrentiel permet de constamment tester, expérimenter et adapter, en réponse à des situations changeantes. Il incite en permanence les entreprises à rester sur leurs gardes pour servir les consommateurs. Que cela soit sur le plan analytique ou empirique, nous voyons que les systèmes concurrentiels produisent de meilleurs résultats que les systèmes centralisés ou le monopole. C’est pourquoi, dans les livres, les articles de journaux et les apparitions télévisées, les défenseurs du libre marché soulignent l’importance du marché concurrentiel et s’opposent aux restrictions à la concurrence.
Mais trop de gens écoutent les louanges de la concurrence et entendent ensuite des qualificatifs comme « effrénée », « dommageable », « meurtrière ». Ils se demandent si la coopération ne serait pas meilleure qu’une telle attitude « antagoniste » envers le monde. L’investisseur milliardaire George Soros, par exemple, a pu écrire dans la revue Atlantic Monthly, « Une situation avec trop de concurrence et trop peu de coopération peut causer des injustices intolérables ainsi que de l’instabilité ». Il poursuit en disant que ce qu’il « signifie principalement […] est que la coopération est autant une partie du système que la concurrence, et le slogan de la ‘survie du plus fort’ déforme ce fait ».
Il faut observer que l’expression « survie du plus fort » est rarement utilisée par les défenseurs de la liberté et du libre marché. Elle a été inventée pour décrire le processus d’évolution biologique et se réfère à la survie des caractéristiques qui étaient les mieux adaptées à l’environnement ; elle peut être applicable à la concurrence des entreprises sur le marché, mais elle n’est certainement jamais entendue comme impliquant la survie des individus les plus forts dans un système capitaliste. Ce ne sont pas les défenseurs, mais les ennemis du processus de marché qui utilisent le terme de « survie du plus fort » pour décrire la concurrence économique.
Il faut clairement préciser que ceux qui disent que les êtres humains « sont faits pour la coopération et non la concurrence » échouent à reconnaître que le marché est en réalité de la coopération. En effet, comme cela est discuté ci-après, le marché, ce sont les gens qui se concurrencent pour coopérer.
Individualisme et Communauté
De même, les adversaires du libéralisme classique ont été prompts à accuser les libéraux de favoriser l’individualisme « atomistique », dans lequel chaque personne serait une espèce d’île, sortant de son isolement uniquement pour assouvir son propre profit et sans aucun égard pour les besoins ou les désirs des autres. E. J. Dionne Jr., du Washington Post a écrit que les libéraux modernes croient que « les individus viennent au monde comme des adultes entièrement formés qui doivent être tenus responsables de leurs actions à partir du moment de leur naissance ».
Le chroniqueur Charles Krauthammer , écrivait dans une revue de l’ouvrage Charles Murray What It Means To Be a Libertarian (« Ce que signifie être un libéral ») que jusqu’à ce que Murray n’émerge, la vision libérale était celle d’une « course entre individualistes féroces, chacun vivant dans une cabane de montagne entourée d’une clôture de barbelés avec un panneau ‘Entrée interdite’ ». Que Krauthammer ait pu omettre d’ajouter « chacun armé jusqu’aux dents » reste un mystère !
Bien sûr, personne ne croit réellement en l’espèce « d’individualisme atomistique » que les professeurs et les intellectuels aiment railler. Nous vivons en réalité ensemble et travaillons en groupe. Comment peut-on être un individu « atomistique » dans notre société moderne et complexe ? Voilà qui n’est pas clair. Cela signifie-t-il manger uniquement ce que l’on cultive soi-même ? Ne porter que les vêtements que l’on se confectionne soi-même ? Ne vivre que dans une maison que l’on se construit soi-même ? Ne se limiter qu’aux médicaments naturels que l’on extrait soi-même des plantes ?
Certains critiques du capitalisme ou les défenseurs du « retour à la nature » (comme Unabomber ou Al Gore, s’il croit vraiment ce qu’il écrit dans Urgence planète Terre) pourraient approuver un tel projet. Mais rares sont les libéraux qui souhaitent déménager sur une île déserte et renoncer aux avantages de ce qu’Adam Smith appelait la Grande Société, une société complexe et productive rendue possible par l’interaction sociale. On aurait pu penser, par conséquent, que des journalistes intelligents allaient faire un petit break, relire les lignes qu’ils avaient tapées et se dire : « Je dois avoir déformé cette position. Je devrais retourner lire les écrivains libéraux ».
À notre époque, ce canard sur l’isolation et l’atomisme s’est révélé très dommageable pour les défenseurs du processus de marché. Nous devons dire clairement que nous sommes d’accord avec George Soros sur le fait que « la coopération fait autant partie du système que la concurrence ». En fait, nous considérons que la coopération est tellement essentielle à l’épanouissement humain que nous ne voulons pas seulement discuter d’elle, mais nous voulons créer des institutions sociales qui la rendent possible. Et c’est le but des droits de propriété, du « gouvernement limité », et de l’état de droit.
Dans une société libre, les individus jouissent de leurs droits naturels imprescriptibles et doivent vivre avec l’obligation générale de respecter les droits des autres individus. Nos autres obligations sont celles que nous choisissons d’assumer par contrat. Ce n’est pas seulement une coïncidence si une société fondée sur les droits à la vie, à la liberté et à la propriété, produit aussi la paix sociale et le bien-être matériel.
Comme John Locke, David Hume, et d’autres philosophes libéraux classiques l’ont démontré, nous avons besoin d’un système de droits pour produire de la coopération sociale, sans laquelle les gens ne pourraient pas réaliser grand’chose. Hume écrivait dans son Traité de la nature humaine que la condition humaine se caractérisait essentiellement par (1) notre intérêt personnel, (2) notre générosité nécessairement limitée envers les autres, et (3) la rareté des ressources disponibles pour répondre à nos besoins.
En raison de ces conditions, il nous est nécessaire de coopérer avec les autres et d’avoir des règles de justice, notamment en matière de propriété et d’échange pour définir comment nous pouvons, précisément, coopérer. Ces règles établissent qui a le droit de décider comment utiliser telle propriété particulière. En l’absence de droits de propriété bien définis, nous serions confrontés à un conflit permanent sur cette question. C’est notre accord sur les droits de propriété qui nous permet d’entreprendre les tâches sociales complexes de la coopération et de la coordination, par lesquelles nous atteignons nos buts.
Il serait bien sûr sympathique que l’amour puisse accomplir cette tâche, sans cet accent mis sur l’intérêt personnel et les droits individuels, et de nombreux adversaires du libéralisme ont effectivement offert une vision attrayante de la société fondée sur la bienveillance universelle. Mais comme l’a souligné Adam Smith, « dans une société civilisée, [l’homme] a besoin à tout instant de l’assistance et du concours d’une multitude d’hommes », mais dans toute sa vie il ne pourrait jamais se lier d’amitié qu’avec une petite fraction du nombre de personnes avec qui il a besoin de coopérer.
Si l’on dépendait entièrement de la bienveillance pour générer la coopération, nous ne pourrions tout simplement pas accomplir des tâches complexes. Le recours à l’intérêt personnel d’autres personnes, dans un système de droits de propriété bien définis et de libre échange, est la seule façon d’organiser une société au degré de complexité supérieur à celui d’un petit village.
La société civile
Nous voulons nous associer à d’autres pour atteindre des fins « instrumentales » telles que produire davantage de nourriture, échanger des biens, développer des technologies nouvelles, mais aussi parce que nous nous éprouvons un besoin humain profond de connexité, d’amour, d’amitié et de communauté. Les associations que nous formons avec les autres constituent ce que nous appelons la société civile. Ces associations peuvent prendre une étonnante variété de formes (familles, paroisses, écoles, clubs, sociétés fraternelles, associations de copropriétaires, groupes de quartier, ainsi que les multiples formes qui peuplent la société marchande, comme les partenariats, les sociétés, les syndicats, et associations professionnelles. Toutes ces associations servent les besoins humains de différentes manières. La société civile peut être globalement définie comme l’ensemble des associations naturelles et volontaires dans la société.
Certains analystes font la distinction entre les organisations commerciales et celles à but non lucratif, soutenant que les entreprises font partie du marché, et non de la société civile. Mais je suis la tradition selon laquelle la distinction réelle se situe entre les associations qui ont une origine coercitive (l’État) et celles qui sont naturelles ou volontaires (tout le reste). Qu’une association particulière soit établie pour dégager un profit ou pour atteindre d’autres fins, la caractéristique principale est que notre participation y est volontairement choisie.
Avec toute la confusion contemporaine autour de la société civile et de « l’objectif national », nous devrions nous rappeler l’idée de Friedrich Hayek selon laquelle les associations au sein de la société civile sont créées pour atteindre un but particulier, mais que la société civile dans son ensemble n’a aucun but unique : elle est le résultat non planifié, et émergeant spontanément, de toutes ces associations qui, elles, ont un but.
Le marché en tant que coopération
Le marché est un élément essentiel de la société civile. Le marché découle de deux faits : premièrement, que les êtres humains peuvent accomplir davantage en coopération avec les autres qu’individuellement et, deuxièmement, que nous sommes capables de reconnaître ce premier fait. Si nous étions une espèce pour laquelle la coopération n’est pas davantage productive que le travail isolé, ou si nous étions incapables de discerner les avantages de la coopération, alors nous resterions isolés et « atomistiques ». Mais il y a pire que cela, comme Ludwig von Mises l’a bien expliqué : « Chaque homme aurait été forcé de considérer tous les autres hommes comme ses ennemis ; son avidité pour la satisfaction de ses appétits l’aurait mené à un implacable conflit avec tous ses voisins. »
Sans la possibilité d’un bénéfice mutuel provenant de la coopération et de la division du travail, ni les sentiments de sympathie ou d’amitié, ni l’ordre du marché lui-même ne pourraient émerger.
À travers le système de marché des particuliers et des entreprises sont en concurrence pour mieux coopérer. General Motors et Toyota sont en concurrence pour coopérer avec moi dans la réalisation de mon objectif de transport. AT & T et MCI sont en concurrence pour coopérer avec moi dans la réalisation de mon objectif de communication avec les autres. Et ils se font concurrence de façon si agressive pour mon entreprise que j’ai coopéré avec une autre firme de communication qui me donne une certaine tranquillité d’esprit grâce à un répondeur.
Les détracteurs des marchés se plaignent souvent du fait que le capitalisme encourage et récompense l’intérêt personnel. En fait, les gens poursuivent leur intérêt personnel dans n’importe quel système politique. Les marchés canalisent leur intérêt personnel dans des directions socialement bénéfiques. Dans un marché libre, les gens réalisent leurs objectifs propres en découvrant ce que les autres veulent et en essayant de le leur offrir. Cela peut signifier plusieurs personnes qui travaillent ensemble pour construire un filet de pêche ou une route.
Dans une économie plus complexe, cela signifie la recherche de son profit personnel en offrant des biens ou des services qui satisfont les besoins ou les désirs des autres. Les travailleurs et les entrepreneurs qui satisfont au mieux ces besoins seront récompensés ; et les autres se rendront bientôt compte de leur retard et seront encouragés à copier leurs concurrents qui réussissent ou à essayer une nouvelle approche.
Toutes les organisations économiques différentes que nous voyons sur un marché représentent en réalité des expériences variées pour trouver de meilleurs moyens de coopérer dans le but d’atteindre des objectifs communs. Un système de droits de propriété, l’état de droit et un État limité permettent un potentiel maximum pour que les gens expérimentent de nouvelles formes de coopération. Le développement de la société anonyme a permis que des opérations économiques soient entreprises de manière plus vaste que ce qu’elles ne le seraient avec des individus ou de simples partenariats.
Des organisations telles que les associations de copropriétaires, les fonds mutuels, les compagnies d’assurance, les banques, les coopératives et autres, constituent des tentatives pour résoudre des problèmes économiques particuliers grâce à de nouvelles formes d’association. On s’est rendu compte que certaines de ces formes sont inefficaces ; de nombreux conglomérats industriels dans les années 1960, par exemple, se sont avérés être ingérables et leurs actionnaires ont perdu de l’argent. Le feedback rapide du processus de marché offre des incitations pour que les formes d’organisation qui marchent soient copiées et que celles qui ne marchent pas soient évitées.
La coopération fait autant partie du capitalisme que la concurrence. Les deux sont des éléments essentiels du simple « système de la liberté naturelle », et la plupart d’entre nous consacrons bien davantage de notre temps à coopérer avec des partenaires, des collègues, des fournisseurs et des clients, qu’à nous faire concurrence.
La vie serait en effet désagréable, cruelle et brève si elle était solitaire. Heureusement pour nous tous, dans la société capitaliste, ce n’est pas le cas.
David Boaz
David Boaz est le vice-président exécutif de l’Institut Cato et un conseiller pour Students For Liberty. Il est l’auteur de Libertarianism: A Primer et a édité quinze autres livres, dont The Libertarian Reader: Classic and Contemporary Writings from Lao Tzu to Milton Friedman. Il a écrit pour des journaux comme le New York Times, le Wall Street Journal et le Washington Post. David Boaz est un commentateur régulier à la télévision et à la radio, et blogue sur Cato@Liberty, The Guardian, The Australian, et l’Encyclopedia Britannica.