Mon très cher Ami,

Avant toute chose, je dois t’exprimer ma reconnaissance pour m’avoir invité à cette réception qui m’a permis hier soir de rencontrer tous ces gens « qui comptent » dans notre société : politiciens, intellectuels, journalistes, écrivains et aussi quelques personnalités du monde du spectacle qui sont très en vue et très écoutées. Des trendsetters comme on dit en anglais : des définisseurs de tendances ! Je dois avouer que certains ont une tête bien faite, même si la plupart ont une tête bien pleine – et encore : il est des têtes bien pleines, certes, mais de vide ! – et que j’ai pu entretenir quelques conversations très intéressantes et enrichissantes.

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Réceptions et soirées mondaines….

« la société »

Pourtant je t’écris aujourd’hui pour te faire part de ma plus grande inquiétude, et il me plairait d’avoir ton avis sur la question, car il est une constante dans leurs discours qui m’a profondément choqué et je ne suis pas certain que tu l’aies relevée : il s’agit de la négation constante de l’individu ! Que ce soit dans utilisation constante des pronoms impersonnels, dans la référence systématique à « la société » ou le recours à des valeurs « universelles » ; que ce soit lorsqu’ils relataient des expériences ou des moments remarquables, selon eux, de leurs existences, les meilleurs esprits que j’ai rencontrés ce soir-là ont tous (je dis bien : tous !) systématiquement supposé que rien ne découle fondamentalement de la volonté individuelle. « On doit impérativement redéfinir la place de l’art dans la société » ; « Il faut réinventer le vivre-ensemble » ; « Nous n’avons pas à subir les assauts des dominateurs ». Mais bon sang de bois, de qui parlent-ils ? Pourquoi n’assument-ils pas ? Et de quel droit englobent-ils d’autorité toute une population dont ils ne savent rien ?

la « collectivité »

Je veux, cher ami, que tu comprennes à la fois mon désarroi et ma crainte. En effet s’il va de soi que la pauvreté avec laquelle on (justement !) s’exprime de nos jours peut expliquer (mais non excuser !) le recours à des formulations simples et convenues, ainsi qu’à des expressions-tiroirs, je suis proprement effaré par leur conception de l’interaction entre individus… Pour tout te dire, j’ai l’impression que pour ces gens-là l’individu n’existe pas. Ce sont des gens d’influence, tu le sais, ils n’ont donc pas besoin d’être élus pour orienter une collectivité au nom de laquelle les décisions sont prises. Ils parlent de « corps social », d’un « tout qui est formé par l’ensemble des individus », bref ils créent de toutes pièces par leur langage une entité absolument artificielle au sein de laquelle les intérêts privés des individus sont subordonnés à ceux, tout aussi artificiels à mon sens, de la « collectivité ». Eh bien il me semble que le recours systématique aux formulations impersonnelles et l’insistance quasi-obsessionnelle sur l’inclusion et les groupes m’horrifient.

contrat social

Bien sûr nous avons tous été nourris du contrat social de Rousseau (les individus donnent au Souverain tout ce qui lui est nécessaire, y compris leurs biens propres) mais toi et moi nous nous en sommes consciemment éloignés, c’est-à-dire que nous avons rejeté une doctrine qui sacrifie les intérêts des individus au profit « d’intérêts collectifs » construits et qui n’ont d’existence que selon la doxa du moment. Qu’en penses-tu : sommes-nous lucides ou bien dévoyés ? Car enfin il est certain qu’il faille s’opposer à Rousseau, que le collectivisme n’est pas la vraie nature de l’individu puisqu’il faut parfois le contraindre à respecter les normes édictées par « la société » dont les hérauts sont, justement, ces gens que nous avons côtoyé hier soir. Mais ils sont au sommet de la pyramide sociale, eux qui pérorent, et comment pourrais-je imaginer un seul instant qu’ils se comprennent eux aussi dans ce tout qu’ils encensent. Peux-tu croire qu’ils s’englobent dans ces « on » ?

la structure de la pensée

Eh bien moi je ne marche pas, je n’y crois pas, je m’inscris en faux. Suis-je excessif ou peut-être aveuglé par ma philosophie ? Dis-moi cher et compréhensif ami, la négation de l’individu dont ils font preuve par la seule utilisation du langage est-elle voulue ? Ne nous asservissent-ils pas de facto en posant comme prérequis que nous faisons partie d’un tout qui leur convient et dont ils peuvent influencer les normes puisqu’ils sont, volontairement ou non, cités en exemples ? Je crois que le langage est constitutif de la pensée exprimée, c’est l’attribution des qualités et des actions à un sujet qui figure dans le discours comme une personne, donc un individu. Je peux à la rigueur admettre que plusieurs individus s’associent librement mais je ne peux pas admettre que l’on me classe arbitrairement parmi « les » ceci-cela et certainement pas sans mon assentiment. Suis-je trop exigeant ? Car enfin le langage est bien plus qu’un moyen d’expression, n’est-ce pas ? par le truchement de la parole, il véhicule la structure de la pensée que l’on transmet à ses interlocuteurs. Si je dis « Les Français sont des veaux » ce n’est pas très gentil, mais cela signifie qu’automatiquement les individus résidant en France sans être Français ne sont pas des veaux. Sont-ils dès lors aussi automatiquement exclus de la société française ? Non, bien sûr … mais alors pourquoi ne sont-ils pas des veaux (entre nous, puisqu’ils paient des impôts, ce sont très certainement des veaux) ?

Novlangue absurde

Tout ceci n’a aucun sens et pourtant c’est ainsi que l’on s’exprime dans les soirées de gala, dans les réunions politiques, dans les rédactions et dans les salles de spectacle. Sans plus vraiment les écouter, j’observais hier soir ce mode de communication et je ne pouvais envisager que deux grands cas de figure : soit ils agissent de leur propre chef, soit ils sont manipulés ! Mais je ne puis souscrire à aucun des deux cas – en vois-tu un autre (hormis la bêtise crasse bien entendu) ? Et encore ne t’ai-je pas entretenu ici de cette novlangue absurde à laquelle tous ont recours et qu’ils voudraient bien que nous assimilassions rapidement et sans réflexion – j’y reviendrai si tu le désires dans une prochaine lettre. Mais tu seras d’accord avec moi, je pense, pour affirmer qu’il s’agit en fin de compte de l’expression orale d’une structure de pensée collectiviste ? Au-delà d’une médiocrité qui favorise l’entrisme et avec lui le maintien du pouvoir, cette manière d’englober et de catégoriser systématiquement est à mon avis parfaitement constitutif de la psyché collectiviste de ces gens. De plus, je suppute qu’il leur est plus facile de manipuler des individus groupés de facto et maintenus ainsi par des normes (sociales, culturelles, politiques, peu importe) afin de leur vendre une soupe insipide mais contre laquelle il est préférable de ne pas se rebeller. Ne conduit-on pas pareillement les troupeaux vers les pâturages, les granges et, en définitive, les abattoirs ?

« je », vecteur de liberté

Je crois que tu as à présent bien saisi la motivation de ma démarche épistolaire et je te soumets ma conclusion préliminaire : le « je » est vecteur de liberté alors que le « on » est l’antichambre de l’abattoir. Si « on » s’exprime, il ne s’agit ni plus ni moins que l’expression d’une lâcheté qui commande qu’un tiers se charge des sales besognes, par le truchement d’un tiers auquel il serait obligatoire d’abandonner tous les attributs de notre liberté. Or si « je » m’exprime, j’endosse totalement la responsabilité de ma pensée, de mon langage et par conséquent de mes actes. Sciemment ou pas, ces gens voudraient « qu’on » vive selon leurs valeurs, eh bien moi « je » m’y oppose !

Ton avis me sera précieux car je pressens que nous pourrons entretenir une longue correspondance dont il serait, peut-être, intéressant de faire profiter nos cercles d’amis.

Dans l’attente de ta réponse, je te prie de croire, cher ami, à mes sentiments les meilleurs.

 

Nord.