Le libéralisme en 21 questions

Nous commençons avec cet article la reprise apériodique du superbe ouvrage pédagogique et de synthèse de Thierry Falissard, « Faut-il avoir peur de la Liberté ? », proposant un tour d’horizon du libéralisme authentique en 21 questions progressives.

L’ouvrage, très bon marché, est chaudement recommandé à tout esprit libre avide de découvrir rapidement l’essentiel des concepts, idées, principes de la liberté et de disposer d’une liste riche de références de lectures, pour approfondir.

Il est disponible en vente ici.  Nous en profitons pour remercier l’auteur pour son autorisation, et pour son travail.

La question suivante se trouve ici.


Avant-propos

Le libéralisme est-il une menace planétaire au même titre que le seraient le réchauffement climatique, le terrorisme islamiste ou la prolifération nucléaire ? Est-il dépourvu de toute éthique au point d’abandonner chacun d’entre nous au jeu aveugle des forces du marché ? Ne laisse-t-il pas chaque personne livrée à elle-même en détruisant tout lien collectif ? Faut-il intervenir vigoureusement pour en limiter les dérives ?

La sagesse populaire dit que « la peur n’évite pas le danger », aussi il serait utile d’analyser ce « danger », en allant jusqu’à sa racine. C’est ce que ce compendium tente de faire, à partir d’un exposé concis du « noyau dur » du libéralisme et des conséquences qui en résultent. Le lecteur jugera de lui-même si cette peur, en définitive, est réellement justifiée.

Car il est facile de mettre en accusation le libéralisme en lançant une contre-vérité, un slogan aguicheur, qui fera appel aux sentiments plus qu’à la raison. Il faut cependant du temps et une méthodologie adaptée pour répondre, en développant un raisonnement qui se tienne, à un discours réducteur qui voit le libéralisme là où il n’est pas, ou le refuse là où il apporterait la solution.

Ce parcours offrira une vue très synthétique de la pensée libérale dans plusieurs de ses aspects, y compris (et surtout) les plus contestés. L’auteur cherche à illustrer que la préoccupation du libéralisme est avant tout d’ordre éthique, et non seulement économique comme beaucoup le pensent. Il espère que le lecteur en appréciera le caractère essentiel, en même temps que l’aspect révolutionnaire, souvent méconnu.

Thierry Falissard


1 – Y a-t-il une pensée unique libérale ?

La pensée libérale est multiforme tout en ayant sa propre cohérence. Développée et affinée au cours du temps par les philosophes, puis appliquée à des degrés divers en politique, en droit et en économie, elle a souvent conduit l’histoire des peuples, inspiré plusieurs révolutions, façonné l’économie moderne. Elle influence encore les politiques actuelles, dans tous les pays, avec plus ou moins de bonheur selon le degré de son application.

Idées.

Les idées libérales.

Forme pure

En même temps, dans sa forme la plus pure, elle a un aspect souvent qualifié d’utopique dont il faut tenir compte au même titre que ses formes plus classiques.

On pourrait appeler cette utopie le « libéralisme absolu » : nous le désignerons plus simplement comme « anarchisme libéral ». Il s’agit de l’idée selon laquelle les personnes sont capables de s’organiser en société par une coopération spontanée, sans coercition extérieure, sans ordre venu d’en haut, sans directive ni structure politique fixe, sans monopole de droit, sans hiérarchie imposée (ce qui ne veut pas dire que tout soit permis dans une telle société).

La société civile [1] triomphe : l’État à proprement parler n’existe plus, ses fonctions sont « atomisées », harmonieusement réparties dans le corps social en autant de spécialités, de professions, de tâches, qui concourent toutes à l’ordre social, illustrant le slogan paradoxal : « l’anarchie, c’est l’ordre ». [2]

La conception anarchiste a été développée au XXe siècle par des théoriciens tels que Murray Rothbard. [3]

C’est en quelque sorte l’horizon indépassable du libéralisme, un idéal peut-être impossible à atteindre, celui d’une société de rapports volontaires, la coercition n’étant justifiée qu’en réaction à la violation du droit.

Elle trouve son origine au XIXe siècle avec Max Stirner [4], Lysander Spooner [5], Gustave de Molinari [6]. Dans ses derniers écrits Proudhon [7] en est assez proche.

Contrainte étatique

Une conception plus commune et plus répandue du libéralisme admet dans une certaine mesure la contrainte étatique, mais assigne un rôle très précis à l’État. En tant que monopole de la sécurité, l’État, qui agit selon la loi du plus fort avec les moyens légaux de répression ou de protection qui sont les siens, limite son champ d’action à la sécurité des personnes. Il s’agit des fonctions dites régaliennes [8] : police, justice, défense du territoire, diplomatie. Tout débordement hors de ce cadre de l’État minimal (État veilleur de nuit ou État gendarme) est illégitime. Ses partisans furent aux États-Unis des politiciens comme Thomas Jefferson [9] ou au XXe siècle des philosophes comme Robert Nozick [10] ou Ayn Rand. [11] En France, Frédéric Bastiat [12], qui affirmait que la loi ne doit être que l’expression du droit de légitime défense, fut le meilleur représentant de ce courant.

Ces courants sont les héritiers du libéralisme classique, courant politique et économique qui remonte au XVIIe siècle, qui recherche comment l’État peut garantir le droit en intervenant le moins et le mieux possible dans la vie des citoyens.

Subsidiarité

Subsidiarité & Contrainte étatique.

Les autres conceptions du libéralisme sont davantage pragmatiques et moins faciles à caractériser idéologiquement.

Utilitarisme & Co.

L’utilitarisme [13], à la suite de Jeremy Bentham [14] et John Stuart Mill [15], essaie de valider sans a priori les principes libéraux en fonction de leurs conséquences sur le bien-être des gens. Son apport est important, sans être déterminant.

Les politiciens dits « libéraux », quant à eux, avancent des propositions destinées à une société particulière, sans pour autant chercher une cohérence d’ensemble, car des éléments non libéraux, opportunistes, conservateurs ou nationalistes, explicables historiquement ou socialement, y sont mêlés. Le spectre politique libéral s’étend depuis le libéralisme conservateur d’une Margaret Thatcher jusqu’à l’ordolibéralisme allemand [16] et son souci d’une économie sociale de marché.

Enfin, certains hommes politiques, de droite comme de gauche, récupèrent de façon ponctuelle certains thèmes libéraux (surtout en économie), tout en gardant une conception très étatiste du pouvoir. On peut citer le néo-conservatisme [17] américain, le blairisme [18], la social-démocratie attachée à l’État-providence [19] mais consciente de l’importance de l’économie de marché, voire le communisme chinois, étonnamment devenu « économie de marché socialiste », adepte du libre-échange libéral dans un cadre politique non libéral.

Pas « liberal »

Notons que le terme américain de liberal est un faux ami qui n’a plus de rapport avec le libéralisme : il désigne les sociaux-démocrates (en ce sens, Keynes s’affichait liberal). C’est le terme de libertarian [20] qui désigne les libéraux aux États-Unis. Pour compliquer encore la terminologie, le terme français maintenant répandu de libertarien [21] a un sens plus restreint : il désigne, parmi les libéraux, les anarchistes ainsi que les partisans de l’État minimal.

S’il n’y a pas une pensée unique libérale, mais de nombreuses écoles de pensée, il y a tout de même un socle commun : pour toutes ces écoles, à différents degrés, le concept de liberté est central, le consentement de l’individu est une exigence morale [22], et tout pouvoir de quelque espèce qu’il soit qui s’impose sans ce consentement est suspect, si ce n’est illégitime.

Ceci nous conduit naturellement à examiner le concept de liberté dans le cadre du libéralisme.

À suivre…

 

Thierry Falissard

[1] Ce terme (attribué à Hegel) désigne le corps social, autonome par rapport à l’État.

[2] « Oui, l’anarchie c’est l’ordre ; car, le gouvernement c’est la guerre civile » (Anselme Bellegarrigue, « L’Anarchie, journal de l’ordre », n°1, 1850).

[3] Économiste américain, théoricien de l’anarcho-capitalisme (1926-1995).

[4] Max Stirner (1806-1856), anarchiste allemand, est l’auteur de « l’Unique et sa propriété » (1844).

[5] Anarchiste américain (1808-1887).

[6] Gustave de Molinari (1819-1912), économiste belge, premier auteur anarcho-capitaliste.

[7] Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), anarchiste français.

[8] À l’origine, les fonctions du roi, du pouvoir souverain (nous en excluons le pouvoir de battre monnaie).

[9] Troisième président des États-Unis, auteur de la déclaration d’indépendance (1743-1826).

[10] Philosophe américain (1938-2002).

[11] Philosophe et romancière américaine d’origine russe (1905-1982).

[12] Économiste et homme politique français (1801-1850). Voir bastiat.org.

[13] L’utilitarisme adopte comme principe éthique l’utilité sociale, et cherche « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

[14] Philosophe britannique (1748-1832).

[15] Philosophe et économiste britannique (1806-1873).

[16] Courant de pensée allemand du XXe siècle qui voit l’État comme un ordonnateur qui assure la concurrence et l’efficacité économique.

[17] Courant politique américain de la fin du XXe siècle, qui mêle libéralisme économique et interventionnisme étatique.

[18] Social-libéralisme de Tony Blair, qui cherche à concilier la prospérité économique et la « justice sociale ».

[19] Conception selon laquelle l’État doit intervenir fortement dans le champ économique et social.

[20] Terme utilisé par l’économiste américain Leonard Read (1898-1983), pour éviter la confusion avec les conservateurs et les « liberals » keynésiens.

[21] Terme introduit par l’économiste français Henri Lepage (né en 1941).

[22] « La liberté est l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment » (Emmanuel Kant, « Vers la paix perpétuelle », 1795).